Samuel Pintel, une dette de mémoire imprescriptible envers ses 44 camarades exterminés

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A Izieu (Ain), ils seront sept survivants ce 6 avril à commémorer le 80e anniversaire de la rafle ordonnée par Klaus Barbie dans cette maison d’enfants. L’un des derniers à en être reparti sain et sauf, Samuel Pintel, 87 ans, a reçu «Libération» chez lui, dans le Val-d’Oise.

Samuel Pintel a déplié une carte IGN, tracé au compas un cercle de 25 kilomètres de rayon autour de Chambéry (Savoie), suivi les cours d’eau, repéré le relief, fouillé dans sa mémoire pour refaire le chemin parcouru quinze années plus tôt avec son copain Marcel. Les deux enfants de 6 ans avaient été installés dans une carriole, tirée par un homme à vélo, qui les avait menés jusqu’à une maison d’enfants dans un petit village. Ils venaient alors d’échapper, le 16 novembre 1943, à la rafle de l’hôtel des Marquisats, un centre d’assignation à résidence établi à Annecy (Haute-Savoie). Comme les autres, Samuel était sur la liste, mais sa mère, Tauba, avait réussi, juste avant de se faire embarquer, à le faire passer pour le fils de la seule résidente non juive.

Retracer son itinéraire

Cette jeune femme, qu’il n’a jamais identifiée, l’avait ensuite mené à Chambéry, au siège de l’Union générale des Israélites de France (Ugif). Là où le cycliste était venu le chercher. Là ,où il retourne à la fin de cet été 1958, se heurtant à des murs. Samuel Pintel, alors âgé de 21 ans, tente de combler les trous de son enfance, de retracer étape par étape son itinéraire d’enfant juif né à Paris de parents polonais à travers la France occupée. La quête de sa vie. Il nous la raconte chez lui dans le Val-d’Oise, un matin de mars à l’occasion de la publication de ses mémoires l’Enfant d’Izieu (éd. Harper Collins).

Ce n’est que près de trente ans plus tard, assis dans son salon devant la télévision, qu’il parviendra à apposer un nom, celui du village d’Izieu, à cette grande bâtisse blanche, dans laquelle il a partagé la vie d’une quarantaine d’enfants de novembre 1943 à la fin du mois de janvier 1944. Des semaines dont il garde de mauvais souvenirs, liés à la tristesse d’un enfant tout juste séparé de sa mère, à la rigueur de l’hiver, aux difficiles interactions avec certains. Un séjour auquel sa voisine de palier à Paris, Jeanne Bosselut, mettra un terme en venant le récupérer pour le garder jusqu’à la fin de la guerre (1).

Ces soirs de mai 1987, il regarde le 20 heures de TF1 et les comptes rendus des audiences du procès de Klaus Barbie. Une image retient son attention. Cet encadrement de porte lui rappelle quelque chose. Le lendemain soir, un plan, plus large, montre une terrasse, une fontaine, un bâtiment annexe. Le puzzle s’assemble. Ce n’était pas à 25, mais à 45 kilomètres de Chambéry qu’il avait séjourné. A Izieu, dans l’Ain.

Il aura fallu attendre quarante ans

Dans cette maison, où le 6 avril 1944, à l’heure du petit déjeuner, 44 enfants juifs ont été raflés, sur ordre du chef de la Gestapo à Lyon, Klaus Barbie. Aucun ne reviendra d’Auschwitz-Birkenau. Avec eux, les sept adultes qui en prenaient soin furent arrêtés – Léon Reifman, en visite, parviendra à s’échapper. Miron Zlatin, Théo Reis et Arnold Hirsch seront fusillés le 31 juillet 1944 à Tallinn en Estonie (Reval en URSS à cette époque). Seule Léa Feldblum, 25 ans, monitrice, qui a dévoilé son identité juive pour rester auprès des enfants, survivra.

Il aura fallu attendre quarante ans pour que, peu à peu, les 44 enfants d’Izieu sortent de l’oubli (2). Serge Klarsfeld y est pour beaucoup. L’historien leur a redonné une place dans l’histoire de la Shoah en retraçant l’itinéraire de chacun d’entre eux, dans les Enfants d’Izieu. Une tragédie juive, publié en 1984. L’avocat a fait de leur assassinat un élément déterminant de la condamnation, le 4 juillet 1987, de Klaus Barbie à la réclusion criminelle à perpétuité pour quatre crimes contre l’humanité.

Lors de leur traque de Barbie menée dans les années 70, Serge et Beate Klarsfeld étaient soutenus par deux mères d’enfants d’Izieu, Fortunée Chouraki-Benguigui, dont le fils Jean-Claude a été exterminé à l’âge de 5 ans, et Ita-Rosa Halaunbrenner, dont les filles Mina et Claudine ont été exterminées à 8 ans et à 4 ans. Leur combat permettra de débusquer le criminel nazi en Bolivie et de le ramener à Lyon pour être jugé. Au procès, le sort de ces enfants sera l’une des pièces maîtresses de l’accusation. Un document issu du service antijuifs de la Gestapo, cité dès 1946 au tribunal de Nuremberg, dont Serge Klarsfeld a retrouvé l’original dans les cartons d’archives du centre de documentation juive contemporaine à Paris. Un télex, tapé en allemand, horodaté du 6 avril 1944 à 20 h 10, rendant compte de la «dissolution de la maison d’enfants juifs», de l’arrestation des enfants et du personnel, et annonçant leur «transport» à Drancy le lendemain. Il est signé «Barbie SS. Obersturmführer». Une preuve majeure, irréfutable et décisive.

Pendant les audiences consacrées à la rafle, les voix des témoins résonnent dans la cour d’assises de Lyon. Parmi elles, celle d’une femme de 80 ans. «Barbie a dit qu’il ne s’occupait pas des Juifs, seulement de maquisards et de résistants. Alors, les petits enfants étaient dans quelle catégorie ? C’étaient des innocents. Pour le crime d’Izieu, pour ce Crime, il n’y a ni pardon ni oubli.» Celle qui conclut ainsi sa déposition s’appelle Sabine Zlatin. Résistante, infirmière militaire de la Croix-Rouge, impliquée dans l’œuvre de secours aux enfants (OSE), elle a aidé de nombreux enfants à sortir des camps d’Agde et de Rivesaltes avant d’ouvrir la maison d’Izieu, avec son mari, Miron. Le cycliste qui a acheminé Samuel et Marcel.

Son œuvre mémorielle

Le sous-préfet de Belley, Pierre-Marcel Wiltzer, leur avait proposé cet ancien centre de vacances, situé en zone d’occupation italienne, dans laquelle les Juifs n’étaient pas déportés. C’est ici, avec vue sur la Chartreuse et le Vercors, que la quinzaine d’enfants et le personnel, s’établirent en avril 1943. «Et la vie a commencé à Izieu», a raconté Sabine Zlatin à l’audience, une vie rythmée par les journées de classe, les jeux et les promenades. Des dizaines d’enfants ont été envoyés ici, à mesure que les maisons d’accueil de l’OSE fermaient. A partir de septembre 1943 et de la capitulation italienne, qui fit passer ce territoire sous contrôle allemand, les adultes savaient que le danger se rapprochait. Le 6 avril 1944, Sabine Zlatin n’était pas à Izieu lors de la rafle, mais à Montpellier pour organiser la dispersion des enfants et le départ d’un premier groupe. Ils auraient dû quitter Izieu le 12 avril.

Quelques mois après le procès, Samuel Pintel est reçu, à sa demande, par Sabine Zlatin à son domicile parisien du Quartier latin. Ils ne se souviennent pas l’un de l’autre. «Je suis arrivé avec des questions personnelles égoïstes, voir mon nom sur les listes de présence, pour savoir si j’ai bien existé et retrouver le nom de mon petit copain avec lequel j’étais venu. Madame Zlatin n’avait aucune de mes réponses. Elle m’a parlé de son projet de racheter la maison pour en faire un lieu de mémoire. Je l’ai remerciée, je l’ai embrassée, et lui ai laissé mon numéro.» Elle le rappellera quelques semaines plus tard, ayant retrouvé des lettres où les prénoms des deux enfants étaient mentionnés, puis de plus en plus fréquemment. Jusqu’à ce que Samuel devienne pour elle, écrit-elle dans ses mémoires (3), «un enfant retrouvé et qu’on aime», l’aidant dans son œuvre mémorielle. Lui écrit dans les siennes : «Notre relation avait adopté une tournure presque filiale. Il est vrai […] que, d’une certaine manière, j’avais été, dans mon enfance, l’un de ses petits protégés.»

L’acquisition de la maison d’Izieu était imminente – une souscription nationale avait été lancée en 1990, parrainée par le président François Mitterrand –, quand Sabine Zlatin demande à Simon, le fils de Samuel, de l’aider à faire du tri dans un petit hangar au bas de son immeuble. Samuel Pintel raconte : «Elle dit à Simon : “J’ai entreposé des tas de choses. Allez regardez dans les cartons et les valises.” Ils ont trouvé ce qui constitue aujourd’hui le fonds historique de la maison d’Izieu – des documents, des courriers, des photos, des lettres qu’elle avait récupérés après la rafle.» Ainsi que les listes de présence établie chaque mois par Miron Zlatin pour l’Ugif, qui versait une aide financière pour chaque enfant. La dernière est datée de janvier. Il n’y avait plus personne ensuite à qui les faire parvenir ; le personnel de l’Ugif de Chambéry avait été arrêté le 8 février. Ces listes comportent 105 noms d’enfants, leurs dates d’entrée et de sortie. Samuel Pintel construit un diagramme. «Je m’aperçois que l’un des derniers enfants à être parti sain et sauf, c’est moi. Là encore je m’en tire, je pars le dernier.» Jacques Chirac avait parlé, en 2003, dans son discours sur la rafle du Vél d’Hiv, de la «dette imprescriptible» à l’égard des déportés juifs de France. Samuel Pintel évoque, lui, une dette de mémoire, elle aussi imprescriptible, envers ses 44 camarades exterminés parce que nés juifs.

(1) La famille Bosselut sera nommée Juste parmi les nations en 1997.

(2) Une première «journée du souvenir» avait été organisée le 7 avril 1946 devant la maison.

(3) Mémoires de la «Dame d’Izieu», par Sabine Zlatin (Gallimard, 1993).

par Anne-Sophie Lechevallier