Les aventures hors du commun d’un milliardaire discret devenu un tycoon des télécoms et des médias, désormais contraint de vendre ses pépites BFM TV et RMC à CMA CGM.
Il l’a vu des dizaines de fois. Du film Aviator, réalisé par Martin Scorsese, qui retrace l’épopée du milliardaire américain Howard Hughes, Patrick Drahi a retenu une scène fondatrice de son destin. Quand le petit garçon souffle à sa maman : « Quand je serai grand, je piloterai les avions les plus rapides du monde, je ferai les plus grands films, et je serai l’homme le plus riche au monde. » Une phrase que Drahi nous a récitée au mot près, en 2016, lors d’une interview au Point. Deux ans plus tôt, il était apparu au grand jour : à 50 ans, il raflait, à la stupéfaction générale, l’opérateur SFR, qui devenait la pépite française d’Altice, son groupe international de télécoms, qu’il avait commencé à bâtir, dans l’ombre, au début des années 1990. En 2014, Patrick Drahi avait déjà réalisé le rêve d’enfant qui le hantait : devenir milliardaire. Sans y avoir été un instant prédestiné.
Né au Maroc, surdoué en calcul mental – « J’ai un tableau Excel dans la tête », dit-il souvent, et c’est vrai –, polytechnicien, pur produit de la méritocratie française. Discret par nature, mais capable de bluffer avec une simple paire pour lever des milliards sur son nom, pétri de culot et de charme. Pendant une décennie, Patrick Drahi a fait prospérer sa légende de bâtisseur no limit avec le monde pour terrain de jeu. Il a incarné, comme Bernard Tapie dans les années 1980-1990, une époque de l’argent facile, grâce à une pratique maîtrisée du capitalisme financier : le LBO ou rachat par effet de levier, qui consiste à s’endetter massivement pour racheter une entreprise puis à se servir sur ses profits pour rembourser. Et s’enrichir. Il n’a jamais cessé d’étendre son empire, multipliant les acquisitions dans les télécoms, les médias, la publicité, l’immobilier. En 2019, il devient même l’heureux propriétaire de Sotheby’s, prestigieuse maison de ventes aux enchères d’œuvres d’art.
« Tant que je gagne, je joue »
Mais trois semaines avant les 60 ans de Patrick Drahi, le 13 juillet 2023, le bel édifice s’est soudain gravement fissuré. Quand son associé de toujours, le Portugais Armando Pereira, 71 ans, une des plus grandes fortunes du pays, est arrêté. Soupçonnés d’avoir détourné près de 200 millions d’euros sur des contrats d’achat, Pereira et ses proches sont accusés de corruption, de fraude fiscale et se trouvent sous le coup de neuf autres chefs d’inculpation. Drahi, qui se dit « trompé et trahi », n’est pas personnellement mis en cause, mais l’affaire fragilise ses sociétés, déjà au pied d’un mur de dettes de 50 milliards d’euros. Le 9 mars 2024, l’agence Bloomberg révèle que le parquet national financier (PNF) a ouvert une enquête préliminaire visant sa société Altice pour corruption, blanchiment et recel de ces délits. Six jours plus tard, acculé par ses banquiers, Patrick Drahi est contraint, pour la première fois, de liquider un des joyaux de sa couronne : son pôle médias. BFM TV et RMC sont cédés à l’armateur marseillais Rodolphe Saadé pour 1,55 milliard d’euros.
À force de persévérance, Howard Hughes avait réussi à faire décoller son propre avion, mais il s’était crashé et le milliardaire en était sorti gravement brûlé. « Tant que je gagne, je joue », a l’habitude de dire Patrick Drahi. Au cours de la dernière décennie, nous l’avons rencontré à plusieurs reprises, à Paris, à Tel-Aviv ou à Genève. Il n’a pas donné suite à notre dernière demande d’interview. Voici, en cinq instantanés, entre 2014 et 2024, le récit de dix ans d’aventures hors du commun.
Épisode 1 : un inconnu rachète SFR
Alors que c’est le premier jour du reste de sa vie, alors que n’importe quel entrepreneur normalement constitué serait, au minimum, groggy par l’ampleur de son « coup » gagnant, Patrick Drahi fait paisiblement ses courses au supermarché à Zermatt, station de ski suisse chiquissime. Il y possède un grand chalet d’une dizaine de chambres qui donne sur le mont Cervin. De sa terrasse, on embrasse le panorama alpin dans toute sa majesté. C’est magnifique. La veille, samedi 5 avril 2014, le verdict est tombé à Paris, le conseil de surveillance de Vivendi – dont Vincent Bolloré est le premier actionnaire – vend SFR, numéro 2 français de la téléphonie mobile, à Numericable, filiale d’Altice, pour 13,5 milliards d’euros. Monumental, car Drahi, actionnaire majoritaire dudit câblo-opérateur, l’emporte face à Martin Bouygues, pourtant ultrafavori. Le petit gars sorti de nulle part ratatine l’héritier du BTP, ami de tout le CAC 40… Il a gagné.
Drôle, cash, aux antipodes de la langue de bois
Demain, lundi, retour à Paris. C’est la grande conférence de presse de célébration. Stéphane Fouks, le patron d’Havas, manitou de la communication qui a accompagné Patrick Drahi dans sa campagne pour le rachat, a choisi le lieu. Ce sera le Pavillon Gabriel. Quel symbole idéal. Une belle bâtisse à colonnades, au cœur du Paris du pouvoir, à moins de 100 mètres de l’Élysée. Il a commandé les petits-fours et des affiches aux logos de SFR et de Numericable : « L’avenir commence aujourd’hui. » Pour Drahi, l’examen de passage médiatique est hautement périlleux, car des journalistes, cet inconnu notoire a dû en croiser trois dans sa vie. Fouks a préparé son client. Ping-pong verbal, questions vicieuses : « Comme ça, vous êtes résident suisse ? », « Quid de vos engagements en matière d’emplois pour SFR ? », « Pourquoi votre holding personnelle est-elle immatriculée à Guernesey ? »
Comme prévu, l’événement fait salle comble. Drahi, qui a sauté dans son avion privé pour atterrir au Bourget avant l’heure de pointe, est à l’aise devant le mur de caméras. Drôle, cash, aux antipodes de la langue de bois patronale usuelle. Pas besoin de prompteur, ça coule tout seul. Un storytelling impeccablement ficelé en quelques points. 1. Le petit Patrick, qui naît dans une communauté juive de Casablanca en août 1963. Ses parents sont profs de maths. 2. Patrick qui émigre en France à 15 ans. Un premier de la classe, qui devient polytechnicien. 3. Le Patrick adulte, qui comprend vite que le salariat n’est pas fait pour lui. 4. Le Patrick tout juste papa et entrepreneur, qui hypothèque le pavillon familial à Thiais pour tout miser sur le câble quand plus personne n’y croit… Jusqu’à se construire un empire.
Coup de bluff
Ce qu’il élude dans son exposé-conte de fées, c’est la dette colossale qui sera supportée par Altice, accolée à la puissance de sa détermination. Sa fin justifie tous les moyens… Au détour d’un discours donné en mars 2015, alors qu’il recevait le prestigieux prix Scopus de l’Université hébraïque de Jérusalem, il avait raconté son audace : « Quand je me lance dans le câble, dans le sud de la France, il y a un potentiel énorme : la population arabophone. Je veux inclure les chaînes en arabe dans mon offre, mais on n’avait pas le droit ! Je l’ai fait quand même, mais sans le mettre sur la brochure. Le bouche-à-oreille a fonctionné à merveille… J’appelle ça “passer en souplesse”. »
Il y a cette autre anecdote : pour se développer, Patrick Drahi veut embaucher la crème des professionnels de contenus. Il repère Angélique Benetti, alors au Conseil supérieur de l’audiovisuel. Elle ne répond pas à ses appels. Il insiste : « Venez me voir à mon siège ! Écoutez au moins ce que j’ai à dire… » Il la reçoit dans un immense bureau, avenue Kléber, à un jet de pièce de l’Arc de Triomphe. Elle est séduite. Un peu plus tard, elle comprendra que son nouveau patron avait loué les locaux pour quelques heures, afin de l’impressionner. La conférence de presse s’achève, Drahi a fait le job. Pour un novice, c’est un succès. Stéphane Fouks est aux anges. Patrick Drahi sourit très fort aussi, il a pris goût à la victoire impossible. Désormais, il ne sera plus jamais rassasié.
Épisode 2 : la méthode Drahi
Quelques mois plus tard, Marwan Lahoud, numéro 2 d’Airbus, arpente au pas de course les allées du Salon aéronautique du Bourget. Direction le stand du constructeur Bombardier pour une visite de courtoisie. Dans la cabine de l’avion d’affaires Global 7500, il tombe nez à nez avec Patrick Drahi, son camarade de promotion à Polytechnique, qui négocie le prix du zinc. Patrick D. : « Hé ! Comment tu vas, Marwan ? » – Marwan L. : « Très bien ! Et toi ? Et la famille ? Et bravo pour SFR ! ! ! Quel coup ! ! ! » Marwan Lahoud lui glisse que, dans sa maison de campagne, « SFR ne passe pas… ». On s’embrasse, on se jure de se rappeler bientôt. Quelques jours plus tard, Lahoud reçoit un appel d’Éric Denoyer, un autre copain de promo, si proche de Drahi qu’il est devenu PDG de SFR. « Salut, Marwan. Patrick m’a raconté… Tu veux qu’on te l’installe où, ton antenne relais ? » Sidéré, mais touché, Lahoud refusera le cadeau à 200 000 euros.
Pour Drahi, c’est très clair. Il est désormais chez lui chez SFR, et il fait exactement ce qu’il veut de son argent. Sa méthode tient en trois mots : « couper les coûts ». Celui qui peut dépenser sans compter pour ses amis se montre d’une intransigeante pingrerie dans le business. Selon lui, SFR dépense comme une « fille à papa trop gâtée ». Papa Drahi va confisquer la Carte bleue.
« On est des gentils. Mais quand on a quelque chose à faire, on le fait. »
Panique dans les couloirs du siège de SFR, à Saint-Denis. La garde rapprochée du patron débarque en mode Attila, aucune dépense superflue ne repoussera. Sa tribu, c’est une dizaine d’hommes qu’il a rencontrés et débauchés chez KPMG, Morgan Stanley… au gré de son ascension. Des hommes qui vont, qui viennent. Les vrais sentiments, chez Patrick Drahi, c’est un domaine exclusivement réservé à la famille. Dans le business, en surface, il est chaleureux, sympa, et ceux qui ont pu se considérer comme des proches se sont laissé attendrir… Avant d’y laisser beaucoup de plumes. En réalité, Drahi n’a aucun affect. Drahi et sa cohorte de grands brûlés. Un soir d’hiver 2016, il congédie Éric Denoyer, son vieux pote de promo, qu’il a bombardé PDG de Numericable, puis PDG de SFR. Sans autre explication que : « Éric, on va s’arrêter là. Tu sais, il n’y a rien de personnel. Mais c’est comme au tennis, de temps en temps, il faut dire : balles neuves ! »
« Je ne suis pas un méchant, nous expliquait Drahi, en 2016. Mes gars sont comme moi car qui se ressemble s’assemble… On est des gentils. Mais on est déterminés et, quand on a quelque chose à faire, on le fait. » De tous les membres du commando, il en est un que l’on remarque à peine : un Portugais au crâne dégarni qui s’exprime en français avec un fort accent. Armando Pereira, qui a débuté dans le génie civil en creusant les chaussées pour dérouler du câble, est l’associé historique de Patrick Drahi, son frère en affaires, ses yeux, ses oreilles et le gardien de son porte-monnaie.
« Soit tu t’écrases, soit tu dégages ! »
Dans la bagarre pour SFR, pour amadouer syndicats et politiques, Drahi a dû s’engager à ne pas licencier un seul des 14 000 salariés du groupe pendant trois ans. Il se rattrapera copieusement après, mais, pour l’instant, c’est un supplice de Tantale qu’il faut endurer… Pereira édicte un nouveau règlement : « À compter de cet instant, je vise personnellement toutes les factures. » À partir de quel montant, Armando ? « 1 euro. »
Lors de ses visites à Saint-Denis, l’homme, qui n’a pourtant ni fonction officielle ni mandat chez SFR, passe la journée dans une salle de réunion à distribuer ses ordres. Pas de SMS, jamais de mails. Il hérite d’un surnom : « Armando-tu-dégages ». En référence à la manière dont il parle aux sous-traitants du groupe de télécoms… Qu’il s’agisse d’une PME ou d’une grande entreprise, pas de jaloux, le discours est identique : « Soit vous baissez vos prix de 40 %, soit nous mettrons un terme à notre collaboration. » Le contrat engage SFR sur plusieurs années ? Et alors : « T’as pas compris, soit tu t’écrases, soit tu dégages ! » En attendant l’acte de soumission, il bloque les commandes. Il peut arriver qu’il n’y ait plus de papier dans les imprimantes, ni dans les toilettes…
Un singulier dossier occupera une partie du temps de cerveau disponible de Patrick Drahi : les distributeurs de boissons chaudes. Au siège de SFR, l’usage en est gratuit. Gratuit ? Il sort un stylo, une feuille, calcule le nombre de cafés avalés par jour et par salarié en moyenne, multiplie par le nombre de jours ouvrés annuels, ajoute le nombre de potages à la tomate et de chocolats, consommés plus occasionnellement. Résultat limpide : mettre un terme à cette folie dépensière ! Ce sujet brûlant fera l’objet de vives discussions avec les syndicats, dont Patrick Drahi sortira perdant…
Épisode 3 : le magnat des médias
Patrick Drahi découvre Tel-Aviv en 2008. Il n’était jamais allé en Israël avant. « Je vois des tours partout, ça ressemble à New York. Et la rue, c’est le souk, cela me rappelle Casablanca. J’adore, je suis comme à la maison », explique-t-il dans son discours pour le prix Scopus. Le PDG d’Altice acquiert un appartement dans la tour ultraluxueuse Meier on Rothschild, avec vue sur la Méditerranée. Il est tellement amoureux d’Israël qu’il y a lancé, en 2013, sa chaîne d’information en continu, i24News, dont les programmes, diffusés en arabe, en français et en anglais, proposent une « alternative à Al Jazeera » pour la couverture de l’actualité au Moyen-Orient. Elle est sa grande fierté : « Montrer le vrai visage d’Israël au monde sans être un instrument de propagande. »
Plaire au président de la République
Son aventure dans les médias français relève d’une tout autre logique. S’il fuit les mondanités, Patrick Drahi a compris que posséder un ou plutôt des médias est un attribut indispensable à tout milliardaire qui se respecte et un levier d’influence non négligeable… Le journal Libération, d’abord. Devant la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias, en février 2022, il raconte : « Lors du rachat de SFR, en 2014, une journaliste de Libération me dit : “Vous allez dépenser 14 milliards pour acheter SFR alors qu’il suffirait de 14 millions pour sauver Libération.” Je calcule vite, vous savez. Je vois que ça fait un pour mille… » Et puis le sauvetage financier de Libération est encouragé par François Hollande. C’est toujours utile de plaire à un président de la République…
Quand, un an plus tard, Drahi rachète L’Express, il découvre que de son petit groupe de presse il peut tirer un précieux avantage fiscal : SFR appliquera, sur les factures de ses abonnés mobiles, le taux de TVA réduit qui s’applique à la presse (2,1 %). Bien plus avantageux que les 20 % de TVA de la téléphonie… Une combine qui vaudra à l’opérateur un redressement fiscal record de 420 millions d’euros.
« Ils n’ont qu’à crever tout seuls avec leur journal »
Lui vient une autre idée, plus ambitieuse… Et pourquoi pas la télé ? Entre Alain Weill, alors PDG de NextRadioTV (BFM et RMC), et Patrick Drahi, tout commence par un article publié sur le site Internet de BFM au sujet d’Altice, dont personne ne se rappelle la teneur. Ce qui est important, c’est qu’il a le malheur de déplaire à son propriétaire, qui coupe illico les budgets pub de Numericable et de SFR sur les chaînes du groupe d’Alain Weill… lequel décroche son téléphone pour tenter d’arranger les choses. Drahi est tout miel : « Mon cher Alain, oublions cette querelle. De toute façon, je ne veux pas être votre client mais votre ami ! » Une entrée en matière téléguidée : l’ogre des télécoms veut la chaîne d’info BFM. Au printemps 2015, Drahi invite Weill sur sa terre d’adoption. Il lui sort le grand jeu : balade dans le vieux Tel-Aviv, virée au marché avec ses étals d’épices colorés, visite des studios ultramodernes d’i24News dans le quartier branché de Jaffa, apéro chez lui au coucher du soleil… Le deal est bouclé quelques mois plus tard ; il devient actionnaire majoritaire de NextRadioTV.
Drahi tentera également de racheter Télé 7 jours. Il fait une offre à Arnaud Lagardère, qui l’accepte puis revient sur sa parole. Patrick Drahi stoppe tout : « Il a fait le malin. Avec moi, ça ne marche pas comme ça, ils n’ont qu’à crever tout seuls avec leur journal », déclarera-t-il en 2016.
Épisode 4 : « The Bad american dream »
On appelle ça pudiquement un « conflit d’agenda »… Mais ça ressemble quand même furieusement à un lapin posé à un président de la République. Le 17 septembre 2015, sur le campus de Polytechnique à Saclay, François Hollande visite un bâtiment au nom de baptême aussi pompeux qu’original, La Fibre entrepreneur-Drahi X Novation Center. Un absent de marque : ledit mécène de ce centre consacré à l’innovation… Car, au même moment, Patrick Drahi est à Wall Street pour signer le rachat de Cablevision, principal opérateur de câble de la région de New York. Un nouveau symbole de sa fulgurante réussite. On le croyait endetté jusqu’au cou ? Drahi le magicien paraphe sans trembler un nouveau chèque de 15,7 milliards de dollars.
Son absence à Saclay dit beaucoup de son état d’esprit. La France, le rachat de SFR, c’est bien beau, mais désormais trop étriqué pour ses ambitions illimitées. Il s’est aussi pris un joli râteau avec Martin Bouygues. En juin 2015, Drahi lui a proposé de lui racheter sa filiale de télécoms pour 10 milliards d’euros, une offre qui, a priori, ne se refuse pas. Mais le PDG du groupe Bouygues s’est drapé dans ses principes : « Je considère qu’une entreprise ce n’est pas une marchandise comme une autre, tout n’est pas à vendre. » Le sous-texte est clair : j’en connais un dénué de ce genre de scrupules…
Patrick Drahi entretient des rapports complexes avec la France. Il lui est reconnaissant de son accueil et de l’éducation qu’il y a reçue, mais il se sent mieux ailleurs. Il redoute également le retour de l’antisémitisme et n’en peut plus de ces politiques qui s’immiscent dans les affaires économiques. Il a longtemps possédé un hôtel particulier à la Muette, dans le 16e arrondissement de Paris, mais a fini par le revendre. Marre.
Douche froide après la consécration
Direction les États-Unis. Le boss d’Altice achète un appartement au 66e étage d’une tour en bordure de Central Park. Ici, on aime les winners et l’argent. Il y devient vite une rock star. Banquiers, analystes financiers, journalistes se bousculent pour voir le phénomène. Les Américains sont sous le charme, aucun Français ne les avait autant subjugués depuis Jean-Marie Messier. Le 22 juin 2017, c’est la consécration. Patrick Drahi trône, avec son équipe et son fils Nathan, sur le balcon du New York Stock Exchange. Il fait retentir la cloche, les applaudissements fusent, l’entité américaine d’Altice est cotée à Wall Street.
Avant la douche froide. Les États-Unis ne seront pas le marché de cocagne espéré. Altice USA n’atteindra jamais la taille critique et souffre de la concurrence des plateformes de streaming comme Netflix. Déficit d’investissements, dégringolade du nombre d’abonnés et du chiffre d’affaires. Mise en Bourse à 34 dollars, l’action stagne autour de 2 dollars aujourd’hui. La méthode Drahi n’est pas exportable outre-Atlantique. À un détail près. Dexter Goei, ancien banquier de Morgan Stanley entré chez Altice en 2009, qui a piloté l’aventure américaine, a toujours écouté les préceptes de Patrick Drahi : on ne repart jamais les mains vides. Il a craqué pour une villa un peu exceptionnelle à Miami : on peut faire accoster un bateau à un ponton situé dans le salon intérieur. Même Drahi n’y avait pas pensé.
Épisode 5 : en bon père de famille
Chaque vendredi après-midi, sur le tarmac de l’aéroport de Tel-Aviv, un avion privé attend l’unique passagère de son vol à destination de Genève : la fille de Patrick Drahi. Pour célébrer shabbat avec les siens, il ne lésine pas sur les moyens – la famille, c’est sacré. Il est l’heureux père de quatre enfants : deux filles, Angelina et Graziella, et deux garçons jumeaux, Nathan et David. La maman n’apparaît presque jamais publiquement, mais Drahi, à la manière de l’inspecteur Columbo, en parle tout le temps. Lina, une jolie femme menue et discrète, est syrienne, de religion grecque orthodoxe.
L’homme d’affaires veut mettre les siens à l’abri du besoin. Pour satisfaire son obsession, « le Tableau Excel » est passé maître en optimisation fiscale. Rien n’est impossible, tout est envisageable pour limiter la douloureuse. En août 2022, un groupe de hackeurs russes met en ligne 450 000 documents internes piratés dans les fichiers de l’empire tentaculaire de Patrick Drahi. Des médias s’emparent du butin et révèlent que l’entrepreneur est détenteur de cinq passeports : France, Maroc, Portugal, Israël et… une île des Caraïbes méconnue, Saint-Kitts-et-Nevis, le plus petit pays d’Amérique. Un paradis sur terre qui lui a offert une panoplie d’avantages fiscaux en échange d’investissements sur le territoire, comme l’achat de tests Covid pendant la pandémie ou des travaux pour la piste de l’aéroport.
Une leçon de marchandage
L’idée d’acquitter un « tarif milliardaire » l’indispose. Pour Drahi, la négociation est une seconde nature, qu’il détienne 1 000 euros ou 3 milliards sur son compte en banque. Une scène a marqué les esprits chez SFR. En 2015, en plein comité exécutif de l’entreprise, son téléphone sonne ; c’est sa femme, et rien au monde ne pourrait l’empêcher de décrocher. En pleine séance de shopping, elle a flashé sur une paire de chaussures. « À combien elles sont ? », demande Drahi. « À 200 euros », répond l’épouse, tout en envoyant une photo du modèle en question. « Non, c’est trop cher ! Passe-moi le vendeur. Passe-le-moi, je veux lui parler. » Tout en regardant leurs propres chaussures, atrocement gênés, les membres de la direction de SFR assistent à une leçon de marchandage en direct. Drahi raccroche, satisfait : « Ça valait le coup, j’ai gagné 30 euros ! »
Épilogue
La dernière apparition publique de Patrick Drahi remonte au 28 septembre 2023. Ce jour-là, à Tel-Aviv, il marie sa fille Graziella au fils d’un magnat israélien de la communication. L’événement mondain de la rentrée. On y croise l’establishment israélien, et puis quelques invités français, comme Maurice Lévy, Alain Weill, Yannick Bolloré ou Stéphane Richard. Il y a aussi le président d’Israël, Isaac Herzog, et même le président de Samsung, Lee Jae-yong. Une salle grande comme un Zénith, 1 500 personnes. L’arrestation de son associé Armando Pereira est dans toutes les têtes. Le père de la mariée fait bonne figure, il sait que les invités le scrutent pour déceler une éventuelle lueur de découragement. Une semaine plus tard, c’est la guerre en Israël.
Tout est à vendre ou presque
Depuis des mois, la rumeur enfle : tout est à vendre ou presque. La dette globale de son groupe atteint les 50 milliards. La cession de son pôle médias lui donne un peu d’air, mais cela reste largement insuffisant… Selon plusieurs sources, Patrick Drahi, grand collectionneur d’art orientaliste, voudrait garder à tout prix Sotheby’s pour continuer à rayonner, ainsi que sa participation de 24,5 % dans le puissant opérateur britannique BT. Drahi restera milliardaire, mais son rêve dynastique semble consumé. Patrick « Hugues » Drahi a longtemps pris Vincent Bolloré comme modèle. Il déclarait, en 2016 : « Vincent Bolloré m’a vendu SFR, je le connais bien. C’est mon alter ego. Son groupe a été créé il y a deux cents ans. Il a récupéré l’entreprise familiale, ses enfants travaillent avec lui… Il a un peu d’avance sur moi. »