L’époque est au détournement des mots à des fins partisanes et politiciennes. Mal nommer les choses, c’est hystériser le débat. Par Iannis Roder.
« La perversion de la cité commence par la fraude des mots. » Nous ne sommes pas certains que Platon ait dit cela, mais cette citation colle parfaitement à l’air du temps. La manifestation parisienne du 8 mars dernier à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes a donné lieu à une véritable agression, par des militants d’extrême gauche et propalestiniens, de manifestantes venues dénoncer les crimes et viols commis par le Hamas contre les femmes israéliennes le 7 octobre 2023.
On peut penser ce qu’on veut d’Israël et de sa politique, mais le fascisme ne caractérise aucunement la seule démocratie du Moyen-Orient et le sionisme, c’est-à-dire le droit à l’autodétermination du peuple juif sur la terre d’Israël, n’a rien de terroriste au sens juridique du terme. Mais l’idée qu’Israël serait le dernier avatar du colonialisme européen fait du sionisme, comme au temps de l’Union soviétique (qui avait fait voter, le 10 novembre 1975, la résolution 3379 assimilant le sionisme à un racisme – résolution révoquée le 16 décembre 1991), un racisme à combattre et criminalise le terme.
Dès lors, la substitution du mot sioniste au mot juif, par exemple pour qualifier une jeune femme qui le 12 mars dernier, à l’Institut d’études politiques de Paris, a tenté de pénétrer dans un amphithéâtre où se déroulait une manifestation pro-palestinienne, vise à criminaliser des personnes en détournant le terme de sons sens premier.
Des réseaux sociaux aux salles de cours
L’époque est au dévoiement des mots à des fins partisanes et politiciennes comme ne cessent de le démontrer quelques députés La France insoumise (LFI) devenus experts en la matière. Alors nos élèves, abreuvés de réseaux sociaux, arrivent en classe en reprenant des termes qu’ils entendent et lisent un peu partout.
« Génocide », « apartheid », « nettoyage ethnique », « nazis » sont les principales occurrences actuelles auxquelles le professeur que je suis doit répondre et quand bien même il serait faux de croire que le conflit Israël-Hamas est au cœur des préoccupations de mes élèves, il est néanmoins un sujet incontournable.
Il revient à l’école d’enseigner en se basant sur la science mais aussi sur la raison, ce qui implique d’apprendre aux élèves à mettre à distance les passions. Alors, patiemment et posément, le professeur reprend les termes, les met en perspective, rappelle à quoi ils font référence – il se doit dès lors d’être précis – et, le cas échéant, quels sont les événements historiques qui ont présidé à leur création (le terme génocide est créé en 1944 par le juriste américain Raphaël Lemkin à partir du préfixe grec genos qui signifie tribu ou race et du suffixe latin occidere, qui signifie tuer) ou bien à quelle idéologie (apartheid) ils se rattachent et ce que cela signifie réellement, tout comme il doit montrer la spécificité de chaque événement historique.
Pour le dire autrement, l’école, et c’est bien entendu son rôle, répond aux questions des élèves, mais doit aujourd’hui répondre également au dévoiement du vocabulaire par des militants ou des élus que la précision sémantique importe peu et qui se désintéressent des conséquences de leurs propos.
Le sens des mots
Alors non, le sionisme n’est ni une idéologie terroriste, ni une idéologie raciste, ni cette dérive messianique à l’œuvre en Cisjordanie. C’est une idée née dans l’Europe du XIXe siècle où grandissait, parmi les peuples sans État, l’idée de s’autodéterminer afin que des Polonais président au destin des Polonais, des Tchèques au destin des Tchèques, des Juifs au destin des Juifs. Oui, en Europe centrale et orientale, le vocable juif ne renvoyait pas uniquement, comme c’est le cas en France, à une religion, mais d’abord à une minorité nationale. On était ainsi citoyen polonais de nationalité juive, ukrainienne, polonaise catholique.
L’idée que des juifs doivent gouverner des juifs est logiquement née dans ces contrées européennes où les empires multinationaux étaient la règle. L’accomplissement de cette idée nationale implique donc que le peuple en question soit majoritaire sur sa terre, c’est-à-dire, dans le cas précis du sionisme, que les juifs soient majoritaires en Israël. Voilà ce qu’apprennent les élèves quand le professeur définit le sionisme.
De la même manière, ils apprennent que, selon la convention de l’ONU sur le crime de génocide du 9 décembre 1948, il y a génocide quand il y a « intention de détruire, tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » et l’enseignant de souligner que le terme le plus important est ici « intention », laquelle doit être avérée pour charger un crime d’une dimension génocidaire. Cette « intention » implique une mise en œuvre pensée, c’est-à-dire un plan.
Quant à l’apartheid, les élèves apprennent que ce mot issu de l’afrikaner signifie « séparer » et obéit à une idéologie raciste qui oblige noirs et blancs à habiter dans des villes ou quartiers différents ou de fréquenter des espaces alloués à chaque groupe ethnique tout en discriminant juridiquement les noirs. Tout en comprenant qu’il n’y a pas de hiérarchie dans la souffrance mais que les crimes et actes guerriers ne sont pas tous de même nature, les élèves confrontent ensuite ces termes maintenant définis aux réalités tragiques des événements pour lesquels ils les ont convoqués et apprennent ainsi à mettre en perspective et, il faut l’espérer, à les utiliser à bon escient.
Vers l’ensauvagement du monde
Alors ce que construit l’école, ce militantisme contribue à le détruire, les engagements partisans et passionnels le balaient d’un revers de la main. Si l’école était forte, cela n’aurait guère de conséquences, mais le Premier ministre ne vient-il pas de tirer la sonnette d’alarme face aux contestations des enseignements qui deviennent préoccupantes ? Dans ce temps fait d’hyperconsommation, de zapping permanent et d’image, le long et patient travail des enseignants est contrarié par des prescripteurs d’un prétendu savoir qui viennent concurrencer leur parole et pour peu que des élèves soient sensibles, pour une raison ou une autre, à telle ou telle cause, l’emploi abusif de certains termes, sur les réseaux sociaux ou dans le débat public, leur offre l’opportunité de plonger dans la passion plutôt que de s’attacher à la raison.
Personne ne peut croire que ceux qui manient les mots en les tordant ne savent pas ce qu’ils font car « plus un discours s’adresse aux sens, moins il s’adresse à l’intellect, plus il est populaire », écrivait Victor Klemperer dans LTI, son livre sur l’utilisation de la langue par le IIIe Reich. Mal nommer les choses, c’est hystériser le débat et c’est nous pousser vers l’ensauvagement du monde.
Iannis Roder est directeur de l’Observatoire de l’éducation à la Fondation Jean-Jaurès. Il est également professeur d’histoire-géographie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).