Procès, Paradise Papers, divorce et remariage… Plus de 86 ans après la mort du compositeur, l’histoire continue de rebondir. Avec en ligne de mire le pactole du « Boléro ».
» Où vont les centaines de millions du “Boléro” « , titrait Le Point le 14 juillet 2000 en consacrant sa une et un dossier à la succession rocambolesque de l’un des compositeurs français les plus connus de la musique classique. Vingt-quatre ans plus tard, alors que le film Boléro d’Anne Fontaine, en salle depuis ce 6 mars, revient sur la création du morceau en 1928 par Maurice Ravel, l’histoire n’est toujours pas finie. On aurait pu penser que l’arrivée du célébrissime crescendo dans le domaine public, le 1er mai 2016, allait clore le feuilleton, il n’en a rien été. Rembobinons.
Maurice Ravel meurt le 28 décembre 1937 à Paris d’une maladie dégénérative. Âgé de 62 ans, il n’a pas d’enfant, c’est donc son frère Édouard qui hérite de tout. En 1954, Édouard et sa femme sont victimes d’un accident de voiture sur la route de Lourdes. Ils font alors appel à un couple pour les aider. Jeanne Taverne, fabricante de boutons, mais aussi vendeuse de serins et de canaris, devient l’infirmière et la masseuse du couple. Son mari, Alexandre, ancien mineur et coiffeur, devient leur chauffeur. À la mort de la femme d’Édouard en 1956, le couple s’installe à demeure dans la maison de Saint-Jean-de-Luz.
Un an plus tard, lors des célébrations du 20e anniversaire de la mort de Maurice Ravel, Édouard manifeste publiquement la volonté de céder 80 % des droits d’auteur à la Ville de Paris pour la création d’un prix Nobel de musique ; une réception en son honneur sera même organisée à l’hôtel de ville après l’annonce.
36 millions de francs de droits pour 10 ans
Mais, de retour à Saint-Jean-de-Luz, volte-face, Édouard fait de Jeanne Taverne sa légataire universelle. Un projet de mariage entre eux – le couple Taverne a fort à-propos divorcé quelques mois avant – est même sur la table. Finalement, Édouard meurt en avril 1960. Sans descendant, c’est donc Jeanne Taverne, remariée rapidement à Alexandre, qui hérite des droits d’auteur et des biens de Maurice Ravel – à l’exception du Belvédère, maison de Montfort-l’Amaury où le compositeur a vécu ses seize dernières années, légué à la Réunion des musées nationaux par Édouard pour en faire un musée, qui peut se visiter encore aujourd’hui.
Entrent alors en scène Marc et Marcelle Perrin, petits-cousins de Maurice, qui intentent un procès aux Taverne pour « captation d’héritage ». Pendant les dix ans que dure la procédure, la Sacem bloque les sommes. En 1970, les plaignants sont définitivement déboutés en cassation. Jeanne étant morte en 1964, c’est Alexandre qui hérite. Pour les dix années gelées, la pelote représente 36 millions de francs.
Le système Jean-Jacques Lemoine
La fin de la procédure marque l’apparition d’un personnage énigmatique, mis en lumière par l’enquête d’Irène Inchauspé en 2000 dans Le Point : Jean-Jacques Lemoine. Ancien directeur juridique de la Sacem, signataire pour l’organisme en 1941 de l’acte de spoliation des droits d’auteur « juifs », il est devenu, en 1969, avocat et conseil d’Alexandre Taverne. Les deux hommes attaquent les éditions Durand, détentrices du catalogue de Maurice Ravel, pour remettre en question le vieux contrat qui accordait 75 % des droits des disques à l’éditeur et 25 % au compositeur. Le procès est remporté par Alexandre Taverne, les droits seront partagés à 50/50.
Jean-Jacques Lemoine va alors mettre en place un système d’optimisation fiscale dans des kyrielles de paradis fiscaux. Un montage révélé par Le Point en 2000 et dont les ramifications n’ont été connues que lors des révélations des Paradise Papers. Entre-temps, Alexandre s’est remarié avec la manucure de sa défunte femme : Georgette. Il décède en 1973, son épouse hérite et, à la mort de celle-ci, en 2012, les droits échouent à sa fille Évelyne Pen de Castel Sogny. C’est donc la fille de la seconde femme du mari de la masseuse du frère de Ravel qui, aujourd’hui encore, est ayant droit de l’œuvre du compositeur.
Impossible de savoir exactement ce qu’ont représenté les droits d’auteur de Ravel. L’enquête du Point de 2000 parlait d’un chiffre entre 10 et 15 millions de francs par an. En 2016, Le Figaro évoquait un million d’euros par an. « Les chiffres sont confidentiels, mais le “Boléro” a été un des hits de la musique classique et a donc généré des droits d’auteur conséquents, mais beaucoup moins sur les dernières années », explique au Point David El Sayegh, directeur général adjoint de la Sacem interrogé sur cette succession « inédite pour une œuvre aussi emblématique ». En 2024, l’avocate de la Sacem Me Josée-Anne Bénazéraf chiffre les droits d’auteur à une moyenne de 135 507 euros par an entre 2011 et 2016.
Car près de quatre-vingt-seize ans après la création du Boléro, sa succession agite toujours les murs de la Sacem. De ce point de vue aussi, l’œuvre de Ravel a eu une trajectoire inédite. À la mort du compositeur, la protection de ses droits d’auteur est prévue pour cinquante ans. Une durée à laquelle il faut ajouter la prorogation de la Seconde Guerre mondiale, 8 ans et 120 jours. Puis, le 3 juillet 1985, est promulguée la loi relative aux droits d’auteur qui allonge la durée de protection des œuvres musicales à 70 ans. Son adoption doit beaucoup à la force de persuasion de Jean-Manuel de Scarano. Producteur au début des années 1970 du tube de Santa Esmeralda « Don’t Let Me Be Misunderstood » et propriétaire depuis 1982 du catalogue des éditions… Durand, celles qui partagent les droits des œuvres de Maurice Ravel. L’entrée dans le domaine public du Boléro est donc finalement programmée au 1er mai 2016.
De nouveaux héritiers entrent en scène
Cette entrée se fera bien mais pas sans un (ultime ?) rebondissement. Le 2 mai 2016, Le Figaro annonce que de nouveaux héritiers se sont manifestés pour réclamer la prolongation de la conservation dans le domaine privé. Les descendants d’Alexandre Benois, peintre et décorateur, clament qu’il serait le « cocréateur » du Boléro. Le morceau a en effet été créé sous forme de ballet comme le raconte le film d’Anne Fontaine. « Ils sont venus nous voir deux mois avant que cela arrive, raconte David El Sayegh. Ils prétendaient qu’ils nous avaient écrit dix ans avant, mais nous n’avons jamais trouvé trace de cette lettre. »
La succession Ravel s’associe à la démarche, qui permettrait de réintégrer l’œuvre du compositeur dans le domaine privé jusqu’en 2039, Benois étant décédé en 1960. Il est même question d’associer aussi comme « coauteur » la première chorégraphe du ballet Bronislava Nijinska, morte en 1972, ce qui prolongerait les droits jusqu’en 2051. La Sacem oppose deux fois une fin de non-recevoir.
Mais deux ans plus tard, la société de gestion est assignée devant le tribunal de grande instance de Nanterre par les ayants droit de Benois qui présentent un ensemble de documents historiques pour appuyer leur demande. Une audience s’est finalement tenue le 14 février 2024 pour déterminer si, oui ou non, le Boléro est une œuvre collaborative et si la Sacem était en droit de refuser l’inscription de deux nouveaux bénéficiaires.
« On ne peut pas remettre en cause les droits moraux de deux artistes qui n’ont jamais prétendu qu’ils avaient collaboré sur le Boléro, argue David El Sayegh. Alors que le succès mondial du Boléro a été immédiat, ils auraient eu largement le temps de revendiquer leur part dans cette création. C’est l’appât du gain qui motive cette action en justice, mais c’est aussi insultant pour la mémoire des deux protagonistes et notamment Ravel. » Prochain acte de l’incroyable succession avec le délibéré, le 24 juin.