Education : ces parents qui font le choix de l’enseignement privé pour leurs enfants

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La sortie désastreuse d’Amélie Oudéa-Castéra, ex-ministre de l’Education nationale, au sujet de la scolarisation de ses enfants a braqué les projecteurs sur les familles qui optent le privé. « L’Obs » en a rencontré.

« Oudéa dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. » Comme l’éphémère ministre de l’Education nationale Amélie Oudéa-Castéra, Sandra, chargée des ressources humaines dans une entreprise, a fait son choix : elle va « mettre ses enfants dans le privé ».

Cette fille d’immigrés ne vit pas dans une rue huppée du 6e arrondissement parisien, mais dans une banlieue pavillonnaire de l’Essonne. Sa fille de 8 ans, en CE2, et son fils de 10 ans, en CM2, coulent pourtant des jours heureux dans l’école publique du quartier. Mais voilà : la perspective du collège approche et Sandra et son mari préfèrent « prendre les devants en vue de ces années critique » « On sait que les remplacements de professeurs sont bien mieux gérés dans le privé. Et on a beaucoup d’appréhensions, car le collège public se situe près d’un gros immeuble HLM. On redoute les mauvaises fréquentations. »

Les deux écoliers s’apprêtent donc à rejoindre les 17,6 % d’élèves français scolarisés dans des établissements privés sous contrat, dont l’immense majorité (96 %) est catholique. Un effectif relativement stable, mais en légère hausse dans les collèges-lycées – en particulier à Paris (36,2 % des collégiens en 2022, contre 31,3 % en 2001). Les familles qui optent pour ce secteur ne sont pour la plupart ni pratiquantes ni même croyantes.

Pourquoi tournent-elles alors le dos à l’école publique et à son éducation gratuite et ouverte à tous ? Depuis que l’ancienne locataire de la Rue de Grenelle a, le 12 janvier, fait scandale en justifiant l’inscription de ses enfants dans le très conservateur établissement privé parisien Stanislas par l’absentéisme – aussitôt démenti – des enseignants de l’école publique voisine, la lumière s’est braquée sur ces millions de parents.

Avoir des liens privilégiés avec les enseignants

Sur leurs motivations, peu de données officielles existent. Une enquête Ipsos menée en novembre 2023 à la demande de l’Association de Parents d’Elèves de l’Enseignement libre (privé donc) livre quelques pistes. Pour huit parents sur dix qui font le choix du privé, avoir des liens privilégiés avec les enseignants constitue « une motivation importante » au moment de l’inscription. En creux, cela traduit bien souvent une rupture consommée avec le personnel éducatif du public.

Cécile, assistante dans une agence d’architecture et mère célibataire d’une fillette de 8 ans scolarisée à Paris dans le privé depuis le CP, s’était fait désigner parente déléguée alors que sa fille était encore dans le public, en petite section :  Je voulais avoir accès aux informations. Ça ne se passait pas bien, les deux maîtresses de ma fille étaient en formation en alternance, elle les voyait trois semaines l’une, trois semaines l’autre. Les enfants n’arrivaient pas à s’attacher. Quand j’ai soulevé le problème, car je pensais qu’un tel système n’était pas adapté à des tout-petits, la directrice m’a rembarrée. On voyait bien qu’elle n’avait qu’une trouille : que les parents s’impliquent. Dans l’école privée de ma fille, au moins, la direction écoute les parents et cherche toujours des solutions. 

Un témoignage à rebours des observations de Marie Duru-Bellat, sociologue à Sciences-Po et spécialiste des politiques éducatives : « Les enseignants du public se plaignent plutôt du manque d’implication des parents que de l’inverse ! Dans le privé, les parents sont des clients, qui font valoir leurs revendications. » La sociologue remarque par ailleurs qu’avec l’explosion en vingt ans des effectifs au lycée, « les parents pensent que les enfants sont en concurrence dès le plus jeune âge »  On observe un durcissement des familles qui sont de plus en plus tendues sur les enjeux scolaires et développent parfois des comportements de consommateurs hargneux. 

Ces dernières années, la problématique du harcèlement scolaire, qui toucherait désormais un élève sur cinq, a fait monter d’un cran l’angoisse comme les attentes de certains parents. Corinne, urbaniste qui vit dans une petite commune en Bretagne, a découvert un an après les faits que son fils, scolarisé dans le public, avait été harcelé en classe de CM1 : « Il m’a raconté ce qui lui était arrivé. L’enfant harceleur agissait à la récré, à la cantine, quand le contrôle des enseignants ne s’exerçait pas. Mon fils subissait des moqueries, se faisait baisser le pantalon… On a alors compris pourquoi il faisait de l’eczéma, avait des tics, se grattait, reniflait en permanence. Lorsque j’ai essayé d’en parler avec la maîtresse, elle ne voyait pas le problème. »

Corinne a décidé d’inscrire son fils dans le privé pour la rentrée en 6e : « Au bout d’un mois, il n’avait plus d’eczéma, plus de tics. Là-bas, on a été bien accueillis. Dans le privé, les adultes sont disponibles sur les temps informels, organisent des jeux… S’il y a des harceleurs, ils ont moins de possibilités d’agir. Le privé coche tout ce que j’attendais du public. »

D’autres parents sautent carrément le pas en prévention, à l’image de Pierre. Ce directeur de cabinet dans une collectivité territoriale en banlieue parisienne craint que son fils aîné, qui vient d’être diagnostiqué autiste Asperger, soit victime de harcèlement au collège : « Sur cette période charnière, on pensait qu’il était important qu’il soit cadré, car il est influençable, c’est pourquoi on l’a mis dans le privé, où il y a aussi plus de rencontres avec les profs. Mais on n’exclut pas de le faire rebasculer dans le public s’il devient mature. »

Le suivi des élèves serait-il vraiment plus rapproché dans le privé ? Julien Grenet, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’Ecole d’Economie de Paris, observe que « les parents exagèrent l’individualisation de l’accueil dans le privé. A Paris, par exemple, il y a trois élèves en plus par classe dans les collèges privés par rapport aux collèges publics. Les parents tombent parfois de leur chaise en le découvrant ».

Traditionnels, managers et intellectuels

Autre motivation souvent avancée : le niveau supposément meilleur du privé. « Ma fille était dans le public jusqu’en CM1, raconte Françoise, assistante sociale dans les Hauts-de-Seine. Elle était très bonne élève, mais avec son père, nous ne voyions venir ni l’apprentissage de l’effort ni la formation à la méthodologie de travail que nous assurions nous-mêmes. Cela commençait à nous placer en porte-à-faux avec les instits qui nous trouvaient trop exigeants. On était persuadés que notre fille travaillait en dessous de son potentiel. Nous l’avons inscrite dans le privé à l’entrée du CM2, ce fut l’année la plus dense de sa vie au niveau scolaire. »

En matière d’apprentissage, rien ne prouve pourtant que le privé fasse mieux que le public. Certes, les résultats scolaires du privé apparaissent meilleurs, avec 98,2 % de réussite au bac en 2022, contre 93,9 % dans les lycées publics (classement « l’Etudiant »). Mais, comme le soulignait la Cour des Comptes dans un rapport [PDF] en juin 2023, ils « sont fortement influencés par les populations accueillies » par le privé, à savoir des enfants issus de familles de plus en plus aisées. Si l’on ne tient pas compte du facteur social, « les travaux de recherche ne permettent pas d’identifier dans le privé sous contrat une plus-value supérieure ou inférieure à celle du public », estiment les magistrats de la rue Cambon.

Au fil des années, la mixité sociale de ces établissements s’est réduite à peau de chagrin : si les élèves venant de milieux très favorisés constituaient 26,4 % des effectifs du privé en 2000, ils comptent pour 40,2 % en 2021. « Depuis le début des années 2000, le fossé social entre le privé et le public s’est considérablement élargi, confirme Julien Grenet. Cela est notamment dû au fait qu’au fil des ans, l’enseignement privé a délaissé les régions rurales et périurbaines pour se concentrer dans les grosses agglomérations, où il est devenu très ségrégatif. »

Emilie Grisez, doctorante en sociologie au Centre de Recherche sur les Inégalités sociales de Sciences-Po et à l’Institut national d’Etudes démographiques qui a mené une étude de terrain de plusieurs mois au sein d’une école privée catholique parisienne (« A l’école primaire catholique », PUF, 2023), distingue ainsi trois profils au sein des parents qu’elle a rencontrés :

« Les “traditionnels”, pour qui le choix du privé relève de l’évidence et qui cherchent une continuité par rapport à l’enseignement qu’ils ont eux-mêmes reçu ; les “managers”, soit des cadres en ascension qui ont étudié l’offre scolaire dans leur quartier et qui cherchent un compromis entre la réussite scolaire et l’épanouissement de leur enfant ; et les “intellectuels”, pour qui le recours au privé est le plus douloureux car ils ont l’impression de faire primer l’individuel sur le collectif, ce qui va à l’encontre de leurs principes. »

Evitement social

Rarement assumé comme tel, l’évitement social se révèle ainsi comme une des raisons conduisant des parents à bifurquer vers le privé. Pauline, conseillère commerciale, a retiré sa fille de l’école publique de son quartier, dans une importante commune de Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France métropolitaine. « En petite section, je me disais que ça allait, ma fille était dans une école classée REP+ [réseau éducation prioritaire] avec dix élèves par classe, mais j’ai vite réalisé qu’elle était en minorité ethnique et religieuse, formule-t-elle. Elle se faisait chahuter parce qu’elle mangeait du porc par exemple. »

Pauline s’agace aussi du « manque d’exigence dans les apprentissages, sans doute parce que les mères ne parlaient pas français et ne demandaient pas de comptes », de l’absence de devoirs en CP et CE1 ou de ces petits déjeuners organisés en maternelle et qui « empiétaient sur le temps scolaire » – un dispositif mis en place pour soutenir les familles les plus fragiles, alors que 13 % des élèves en REP arrivent à l’école le ventre vide. « J’ai arrêté l’expérience sociale, assume Pauline. Ma fille n’a qu’un parcours scolaire, pas deux. On est partis à la fin du CE1 dans le privé à Paris, dans le 19e. »

Dans cet arrondissement comme partout où il est implanté, « le privé attire les populations les plus aisées des quartiers populaires », constate la doctorante Emilie Grisez. Pauline est aujourd’hui satisfaite de l’enseignement reçu par sa fille : « Les maîtresses ont vingt ans d’expérience. Il y a aussi un prof d’anglais et un prof de théâtre qui interviennent. » Mais un ghetto en chasse souvent un autre : « Les enfants de bobos qui y vont sont très sûrs d’eux, très arrogants. Au départ, ma fille a passé deux mois à lire seule sur un banc pendant la récré. Les parents ne me calculent pas trop à la sortie de l’école, j’ai l’impression d’être perçue comme la fille du 93. » Pour la sociologue Marie Duru-Bellat, « s’il y avait eu une vraie politique volontariste de mixité, le problème de la sécession sociale n’existerait pas ».

Plusieurs parents dont les enfants évoluent dans privé font d’ailleurs part de leur attachement… au public. « A l’origine, nous sommes pro-école publique », soutient Sandra. Cathy, qui a pourtant mis sa fille dans le privé dès la petite section parce qu’elle était « une Cocotte-Minute qu’il fallait canaliser », dit « rester profondément attachée à l’école publique » : « Ma grand-mère y était institutrice et m’a beaucoup appris. L’école publique devrait être une véritable priorité nationale, car c’est elle qui construit notre avenir. »

Par Bérénice Rocfort-Giovanni