Portrait : Yohji Yamamoto, drapé dans le présent

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Ne parlez pas de son âge au designer japonais culte, dont le radicalisme intact emballe les jeunes.

On pense avoir mal compris. Quand Yohji Yamamoto dit, rigolard sous l’inamovible chapeau en feutre : «I love earthquakes !» – «j’adore les tremblements de terre». Pardon ? «Oui! J’ai dû en vivre quelque chose comme cinq, depuis l’enfance. Je me dis “ah tiens, ça bouge”, et ça me plaît. De toute façon, en tant qu’être humain, il faut vivre avec la nature, l’accepter et l’apprécier. Mais bon, il faut être japonais pour apprécier les tremblements de terre.» Il faut surtout être Yohji Yamamoto, à notre avis.

Lui-même a fait violemment bouger les lignes, quand il a déboulé dans les défilés parisiens, en 1981. «Mendiants»«haillons»«Hiroshima chic», s’est étranglé l’establishment face à sa marée de vêtements noirs, comme in progress ou déjà usés. Avec Rei Kawakubo, la grande prêtresse à la tête de Comme des garçons qui a été un temps sa compagne, Yohji Yamamoto a amorcé la «vague des Japonais» briseuse de l’orthodoxie alors en cours : occidentale, proche du corps, symétrique, très propre sur elle. Et le mouvement a fait école, auprès de la création belge notamment.

Pour tout ça, on a déjà fait son portrait, en 2006. On récidive parce que «Yohji-san» semble indemne, silhouette un brin courbée désormais mais radicalisme intact. Tout s’est accéléré jusqu’au vertige depuis une quinzaine d’années, notamment dans la mode. Les Fashion Weeks sont des avalanches de défilés, zapping forcené qui essore les rétines et les cerveaux. Lui a décidé que non et tient bon. Le rythme de ses shows, lent, hypnotique, en décourage d’ailleurs certains. Et il fait dans la nuance, la variation, plutôt que dans la nouveauté idéale pour susciter des «amaaaazing !». Une silhouette poétisante, déstructurée, asymétrique, mystérieuse et imprévisible, reste son axe. Précisément, on y va, on y tient pour ça : au-delà de la virtuosité, «YY» est synonyme d’une forme de résistance douce, mais inflexible au rouleau compresseur qu’est devenue l’industrie de la mode. Il y participe, mais à sa guise.

Il a d’ailleurs surpris, la veille de l’entretien : présentée dans son discret QG parisien, à deux pas de Beaubourg, sa nouvelle collection homme qui appelle un néodandy bohème plein de panache, n’est pas avare de couleurs outre les noir et blanc maison, on a même eu droit à des salves fleuries. Le défilé avait aussi un côté inhabituellement people avec Zinédine Zidane (accompagné de madame) assis au premier rang, et Wim Wenders et Norman Reedus (The Walking Dead) sur le podium. «Zidane, je l’adore, dit Yamamoto, ceinture noire deuxième dan en karaté qui mène depuis longtemps une collaboration avec Adidas, avec la ligne Y-3. Je l’ai rencontré pour la première fois il y a une quinzaine d’années, pour un show à New York. A la fin, on nous a demandé de tirer au but, dans une cage de foot. Moi je suis petit et pas du tout doué avec le ballon… Il a été si gentil, ça m’a beaucoup touché. C’est un homme d’une grande élégance.»

On gage qu’il validerait même le coup de boule. A 80 ans, Yohji Yamamoto, qui décrit un quotidien hors travail gouverné par son chien (Rin, «ça veut dire courageux»), occupe toujours sans mollir le terrain et le capitanat artistique de la marque qui ne lui appartient plus : en dépôt de bilan en 2009, elle a été relancée avec succès par le fonds d’investissement japonais Integral Corp, enregistre même un retour de hype ces temps-ci, notamment auprès des jeunes. On loue l’évolution de la mode masculine, désormais plus variée, ouverte aux emprunts aux codes féminins ? «Je n’aime pas ce qui se passe actuellement. Pour moi, il faut absolument des épaules larges, des poches placées avec une grande exactitude et un équilibre parfait entre la longueur des vestes et celle des pantalons.» Le corps de l’homme, «tout droit, pas de seins, pas de taille, pas de hanches», l’ennuie. Père de trois enfants (dont Limi Feu, également créatrice de mode) et grand-père, YY est un amoureux notoire et assumé de la gent féminine. Il glissera d’ailleurs à la photographe dont le combo look cuir-voix douce le retourne manifestement comme crêpe, un «You are so sexy» pas trop #MeToo compatible.

La production alentour ? «Je ne regarde jamais ce que font les autres. Ça ne m’intéresse pas du tout, désolé.» Ce qui passionne le maniaque des tissus est la préservation des savoir-faire artisanaux japonais. «Les tisseurs, les filateurs… Les petits ateliers ont beaucoup souffert de la pandémie du Covid, il faut absolument les soutenir.» Ne pas y voir du nationalisme, la mère patrie en prend pour son grade : «J’adore Paris, parce qu’ici, c’est le pays des droits de l’homme, et même si je sais que la situation n’est pas parfaite, au Japon, c’est bien pire. Les politiques sont corrompus, les jeunes se suicident et les vieux sont obligés de travailler pour survivre, cette société est terrible.» Caroline Fabre, conseillère exécutive de la maison, le confirme en forte tête, «perfectionniste, très exigeant avec lui-même et les autres», qui supervise jusqu’à l’architecture des boutiques. Un «posez-le sur la table» pète-sec à la traductrice à propos du cendrier, son ami pour la vie, exsude l’autorité. Un aréopage au garde-à-vous l’accompagne.

Yohji Yamamoto n’aime pas parler de son âge, et encore moins être estampillé dernier des Mohicans. Il glisse, comme un avertissement : «On m’a souvent demandé ce que j’aurais fait si je n’étais pas devenu designer de mode, j’ai toujours répondu : “Je suis dans le présent !”» Dans le même temps, il convoque spontanément le passé. L’enfant de la Seconde Guerre mondiale dit par exemple : «Nous avons tous les deux grandi dans des ruines» pour expliquer son amitié avec Wim Wenders, auteur d’un documentaire sur lui en 1989. La disparition de son père, envoyé au front quand il avait 2 ans, reste une plaie ouverte. «Oui, je suis toujours en colère. Enfant, j’ai harcelé ma mère pour avoir des détails, savoir qui il était.» La petite dame, ancienne couturière, qu’on apercevait régulièrement à ses défilés, est morte l’an dernier. «J’ai été sidéré : les gens, quand ils meurent, deviennent si froids, trop froids…» La flèche, si juste, se plante dans notre plexus.

Lui, vacille quand on évoque feu Azzedine Alaïa : «Oh non, ne me parlez pas de lui, je vais pleurer», dit Yohji Yamamoto en se couvrant les yeux de la main. Un «frère» qui ne parlait que français, langue qui lui échappe, «mais lui, je le comprenais», un généreux qui lui avait spontanément ouvert son tout nouvel espace rue de la Verrerie pour deux défilés, homme «si gentil, si doux». «Ils partageaient le besoin absolu d’un chemin de liberté dans la mode, hors des tendances», dit Caroline Fabre, qui a également œuvré auprès d’Alaïa. On pressent que les deux masters and commanders de poche avaient aussi du tempérament en commun. On sait le vénérable Yohji-san blagueur, fêtard, rock. Joueur de guitare et d’harmonica, il chante sur les bandes-son de ses défilés, on applaudit, il minaude : «Vous croyez que je devrais faire un concert à Paris ?» Donner le tempo, toujours.

1943 Naissance à Tokyo.
1945 Mort de son père.
1971 Création de sa marque.
1977 Première collection.
1981 Premier défilé à Paris.
18 janvier 2024 Défilé homme à Paris.

par Sabrina Champenois