Donner la priorité à la guerre ou aux négociations avec le Hamas ? Les proches de la centaine de personnes encore séquestrées dans la bande de Gaza se divisent sur l’attitude à tenir face au gouvernement.
D’un côté, des visages paisibles et forcément immuables, sur des photos prises en des temps plus heureux. Au détour d’une rue, sur un portail ou le long des couloirs de l’aéroport Ben-Gourion, les portraits des otages israéliens retenus à Gaza sourient aux passants : moins nombreux qu’à l’automne 2023, un peu délavés par les intempéries, mais encore visibles, comme si leur absence avait fini par s’incruster dans le paysage israélien.
De l’autre, la mine défaite et les traits tirés de leurs proches, de plus en plus ravagés par l’attente, le chagrin, la fatigue. Quatre mois après l’enlèvement de 250 personnes par le Hamas, le 7 octobre 2023, les familles de 132 d’entre eux demeurent dans l’incertitude quant au sort de leurs enfants, frères, sœurs ou parents dont ils sont toujours sans nouvelles.
Une centaine de prisonniers sont rentrés fin novembre, relâchés dans le cadre d’une trêve négociée avec l’organisation islamiste. Plus récemment, deux hommes ont été retrouvés par l’armée israélienne dans un immeuble de l’enclave palestinienne, le 12 février.
Quoique réduite, la double manifestation qui se forme, certains soirs, devant la Kirya, le siège du commandement militaire à Tel-Aviv, offre une illustration saisissante de ces divergences. Eparpillée sur l’avenue Menahem-Begin, une petite foule tient des pancartes où figure une seule exigence, en grosses lettres : « Un accord pour les otages, maintenant ».
A leurs yeux, le cabinet de guerre doit accélérer les pourparlers avec le Hamas, fût-ce au prix d’une interruption des combats : le retour des kidnappés représente une priorité absolue. Benyamin Nétanyahou, lui, parle de cette cause comme d’une « mission sacrée », mais juge « délirantes » les conditions fixées par l’organisation islamiste, notamment celle portant sur un retrait des troupes israéliennes de Gaza. Pour le premier ministre, les deux libérations du début de la semaine prouvent qu’il faut maintenir à la fois une « forte pression militaire » et de « dures négociations ».
Pas un regard, pas une parole ne sont échangés entre ce premier groupe et celui qui se tient quelques mètres plus loin, sur le trottoir longeant l’avenue. Ceux-là brandissent un panneau montrant un jeune couple, épaule contre épaule. Elle s’appelle Noa Argamani et lui Avinatan Or, 25 et 31 ans, kidnappés le matin du 7 octobre alors qu’ils assistaient au festival Supernova, dans le désert du Neguev. « Ne les séparons pas une deuxième fois, ramenons-les ensemble », dit l’écriteau. Le message paraît fédérateur, mais la famille de Noa n’est pas sur place, et pour cause : elle ne partage en rien les opinions de celle d’Avinatan, pas plus que les participants de la manifestation concurrente.
En réalité, c’est Ditza Or, la mère du jeune homme, qui anime ce rassemblement depuis l’enlèvement de son fils. Coiffée d’un turban qui cache ses cheveux, cette femme vit dans la colonie illégale de Shilo, au nord de Jérusalem. Elle fait partie du Forum Tikva (« espoir » en hébreu), une association de sionistes religieux proches de l’extrême droite qui réunit quatre familles d’otages et revendique le soutien de plusieurs autres, sans qu’il soit possible de vérifier cette affirmation. Quand on lui demande de parler d’Avinatan, deuxième de ses sept enfants, sa figure s’illumine : « C’est un chef-d’œuvre, lance-t-elle, les yeux brillants. Il est beau, intelligent, généreux. »
« Plan divin »
Pas question pour autant de faire passer le sort de son garçon avant la sécurité du pays. L’opération militaire engagée par le gouvernement doit être poursuivie « jusqu’à l’obtention d’un meilleur accord », autrement dit jusqu’à l’éradication du Hamas, « une organisation terroriste qui ne comprend que le langage de la force ». Au risque de voir les otages mourir dans les combats ? « La guerre est un terrain dangereux, répond-elle calmement. C’est un mensonge de dire que tout le monde va revenir, retrouver son joli kibboutz bien arrangé. » Bien sûr, il lui arrive de pleurer, de douter même, mais chez elle, en privé. Le reste du temps, elle s’accroche à l’idée que « tout fait partie d’un plan divin tourné vers le bien, y compris les moments de souffrance ».
Cet idéal messianique, Ditza Or le partage avec Zvika Mor dont le fils, Eitan, travaillait pour une société assurant la sécurité du festival Supernova quand il a été kidnappé. Cofondateur du forum Tikva et originaire de la colonie de Kiryat Arba, bastion de partisans du Grand Israël, à l’est d’Hébron, ce père de huit enfants circule dans les rues de Tel-Aviv avec un M16 à l’épaule. Pour lui aussi, le destin de son fils aîné compte moins que celui d’Israël et « des juifs du monde entier. » Il faut, assure-t-il, « voir au-delà de notre génération et de celle de nos enfants ».
Lorsqu’on les interroge sur ces positions radicales, de nombreuses familles préfèrent éluder. « Chacun peut exprimer son opinion, nous sommes en démocratie », répondent-ils en substance. Epuisés par un combat de chaque jour, la plupart semblent avoir décidé de se tenir à l’écart des controverses politiques, au moins publiquement. Leur unique objectif est de revoir leurs enfants.
Lutte interminable
Beaucoup ont dû abandonner leur travail afin de se consacrer à cette lutte interminable, faite d’entretiens avec les autorités, de voyages à l’étranger, de sit-in devant la Knesset, le Parlement israélien, et même, pour quelques-uns, de séjours prolongés sous les tentes installées devant le Musée d’art de Tel-Aviv. Mercredi 14 février, une délégation de 120 personnes, anciens otages et familles de kidnappés, s’est envolée vers les Pays-Bas où elle veut porter plainte contre le Hamas pour « crime contre l’humanité », devant la Cour pénale internationale de La Haye.
Parmi tous ces proches d’otages, les pères et les mères sont les plus affectés. Certains, comme Shai Wenkert, ont obtenu une preuve de vie de leur enfant. Omer, 22 ans, se trouvait dans le même tunnel que cinq des prisonniers libérés fin novembre. Bien que souffrant d’une maladie auto-immune du système digestif, il avait alors « bon moral », selon son père, qui tente de tenir l’équilibre entre deux positions plus ou moins antagonistes : demander la libération des otages sans exclure une reprise de la guerre par la suite. Pour d’autres, en revanche, c’est le silence total. Malki Shem-Tov prend visiblement sur lui pour ne pas s’effondrer en évoquant Omer, son fils de 21 ans dont il ne sait plus rien depuis le 7 octobre à 8 h 30 du matin. Chaque samedi soir, lui et sa femme continuent pourtant de se rendre aux manifestations organisées devant le Musée d’art, afin de demander la libération des captifs.
Quant à Ruby Chen, père d’Itai, un soldat de 19 ans capturé à la frontière de Gaza, lui non plus n’a aucune idée de ce qu’est devenu son fils. Citoyen américain, il s’est rendu deux fois aux Etats-Unis pour rencontrer le président Joe Biden, puis son secrétaire d’Etat, Antony Blinken. Passé l’espoir suscité par ces marques de soutien, il n’a plus qu’une certitude : attendre de voir le Hamas sortir des ruines de Gaza « avec un drapeau blanc » reviendrait à sacrifier tous les otages encore en vie. A chaque rendez-vous avec des responsables gouvernementaux, il vient avec un objet qu’il place devant lui, sur la table : un gros sablier, symbole du temps qui s’écoule, inexorablement.