Alors que la panthéonisation des Manouchian approche, l’historien Stéphane Courtois, en exclusivité pour L’Express, dévoile les motifs cachés de la promotion de l’Arménien par le Parti communiste.
Le 18 juin 2023, après la cérémonie annuelle au Mont-Valérien où les nazis fusillèrent plus de mille otages et résistants, le président de la République a annoncé que Missak et Mélinée Manouchian entreraient au Panthéon le 21 février 2024, 80 ans jour pour jour après l’exécution de Missak et de 21 de ses camarades. Qui étaient ces résistants ? Des membres parisiens des Francs-tireurs et partisans de la Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), l’organisation armée clandestine du Parti communiste qui réunissait des communistes étrangers.
Leur histoire était compliquée, étroitement liée à celle du Parti communiste. Dans un premier temps, celui-ci avait obéi aux directives venues de Moscou dans le cadre de l’alliance entre Hitler et Staline amorcée le 23 août 1939. Il se mobilisa contre la Défense nationale, ce qui en septembre entraîna son interdiction par le gouvernement de la IIIe République, et l’ordre fut donné aux Renseignements généraux de la Préfecture de police de réprimer les militants actifs. Puis, de juin à août 1940, la direction communiste engagea une négociation avec les Allemands, à Paris, pour obtenir la reparution légale de L’Humanité. Enfin, à partir de septembre, ceux-ci autorisèrent la police à reprendre sa répression, tandis que la presse communiste clandestine attaquait le régime de Vichy tout en ménageant l’occupant.
Le PCF et la lutte armée
Le 22 juin 1941, l’attaque allemande contre l’URSS modifia la situation de manière radicale et le PCF reçut l’ordre d’engager immédiatement une lutte armée contre les cent mille hommes de l’occupant. Le parti se contenta d’abord d’attentats individuels contre des militaires à Paris et en province, ce qui provoqua en réaction des fusillades d’otage massives. Raison pour laquelle, dès octobre 1941, le général de Gaulle condamna publiquement ce type d’action, dans l’attente d’une situation plus favorable à la Résistance.
En mars 1942, le PCF créa les Francs-tireurs et partisans, divisés en FTP français et FTP étrangers ; ces derniers furent regroupés au sein des FTP-MOI, la Main-d’œuvre immigrée qui réunissait déjà avant la guerre les militants communistes étrangers au sein de « groupes de langue » en fonction de leurs pays d’origine.
Les FTP-MOI furent placés sous une double direction nationale : politique, avec à sa tête Louis Gronowski – juif d’origine polonaise – sous les ordres directs de Jacques Duclos, le chef du PCF clandestin – et militaire, dirigée par Charles Tillon, avec sous ses ordres le responsable de la région parisienne, Joseph Epstein – juif d’origine polonaise – aidé de ses adjoints – Boris Bruhman, dit Holban, juif bessarabien et commissaire militaire, Joseph Davidovitch, juif polonais et commissaire politique, et Mihaly Grünsperger, dit Patriciu, juif de Transylvanie et commissaire technique (armement).
Avec l’intensification par l’occupant, en zone nord, de la persécution des Juifs, la section juive – formée surtout d’originaires de Pologne pratiquant le yiddish – acquit de l’importance et bénéficia d’une presse clandestine spécifique. Assez puissante à Paris en raison même de la présence d’une forte immigration juive dans la capitale, cette section fut chargée d’orienter des militants vers les FTP-MOI. Dès juillet 1942 furent créés quatre détachements : le premier, dit « roumain », comprenait 28 membres dont 15 juifs ; le deuxième, dit « juif », comptait 41 combattants, tous juifs ; le troisième, formé d’Italiens, comprenait un juif ; et le quatrième, dit « détachement des dérailleurs », comptait neuf combattants, tous juifs. S’y ajoutait une équipe spéciale de cinq membres dont deux juifs, un service de renseignements de sept membres dont six juifs, un service technique de quatre dont trois juifs, et un service sanitaire de cinq dont quatre juifs.
Ainsi, il ressort que sur 130 FTP-MOI parisiens immatriculés et identifiés de 1942 à novembre 1943, on compte 81 juifs, soit 62 % de l’effectif – dont 16 femmes. Ils étaient accompagnés de onze Italiens, dix Français, six Arméniens et d’autres nationalités. Ces chiffres indiquent clairement le poids décisif des juifs au sein des FTP-MOI parisiens.
De juillet 1942 à novembre 1943, ces derniers revendiquèrent 225 actions contre l’occupant ou ses collaborateurs. Un bilan à nuancer, certains communiqués ayant une forte tendance à exagérer la portée d’une opération, d’autres à surestimer son impact, et certains même à citer des actions purement imaginaires – comme celle de l’attaque d’un détachement allemand sur les Champs Élysées dont la trace n’a été repérée dans aucun document d’archive. L’action la plus spectaculaire, que l’occupant et la presse collaborationniste furent contraints de rendre publique, fut l’exécution par l’équipe spéciale, le 28 septembre 1943, de Julius Ritter, le colonel SS chargé de superviser l’envoi en Allemagne au travail forcé de centaine de milliers de jeunes Français.
La BS2 contre les FTP-MOI
En raison de l’article 3 de la Convention d’armistice, l’occupant ayant pris le contrôle de l’administration française et en particulier de la police, les Renseignements généraux constituèrent une brigade spéciale, la BS2, chargée de pourchasser les FTP-MOI. Grâce à des méthodes sophistiquées de filature et de surveillance, et au nombre de ses agents, la BS2 réussit fin mars 1943 à arrêter 57 militants des Jeunesses communistes de la section juive – distinctes des FTP-MOI –, dirigées par Henri Krasucki, le futur secrétaire général de la CGT de 1982 à 1992. La plupart furent déportés en camp de concentration.
Grâce à ces premières arrestations et à une tactique sophistiquée de filatures au long cours, la police arrêta début juillet 1943 77 militants de la MOI, dont 25 FTP du deuxième détachement ; cinq d’entre eux furent condamnés à mort par le tribunal militaire allemand et fusillés au Mont-Valérien le 1er et 2 octobre. Boris Holban demanda alors l’arrêt provisoire des actions et la dispersion des combattants non arrêtés, mais la direction refusa et exigea même l’intensification de l’action. En désaccord, Holban fut démis de ses fonctions et remplacé, en juillet, par Missak Manouchian.
Enfin, à la suite de filatures ayant duré cinq mois, la BS2 arrêta le 26 octobre 1943 Joseph Davidovitch, qui livra nombre de renseignements. Puis le 26 novembre, furent arrêtés Joseph Epstein et Missak Manouchian lesquels, eux aussi, donnèrent le même jour nombre de renseignements. La BS2 lança simultanément un vaste coup de filet contre les combattants filés et dont les planques clandestines avaient été repérées, soit au total 73 FTP-MOI, dont 43 juifs – près de 60 %, presque tous étrangers ou apatrides –, onze Italiens, dix Français et trois Arméniens. Livrés à l’occupant, 23 furent condamnés à morts par un tribunal militaire, dont 22 fusillés au Mont-Valérien le 21 février 1944. La dernière, Olga Bancic, mère d’une petite fille, fut guillotinée à Stuttgart le 10 mai 1944. Les autres furent déportés, d’où peu sont revenus.
En décembre 1943, Holban fut replacé à la tête des FTP-MOI parisiens et chargé de liquider le « traitre » Davidovitch, le 28 décembre. Très affaiblis par les arrestations, les FTP-MOI furent alors peu actifs avant de participer aux combats de la Libération et de constituer dans l’armée française un bataillon comprenant cinq compagnies – deux italiennes, deux juives et une mixte. Celui-ci ne fut jamais envoyé au combat et fut démobilisé en juin 1945.
« L’Affiche rouge » : une histoire construite par les nazis
L’histoire des FTP-MOI parisiens a été falsifiée dès l’origine par les nazis qui organisèrent autour de leur procès une vaste opération de propagande préparée par le Comité d’action antibolchevique, dirigé par les ultra-collaborationnistes de Paris. Ils firent placarder dans les principales villes 15 000 exemplaires de la tristement célèbre « Affiche rouge ». Titrée « Des libérateurs ? La libération ! par l’armée du crime », l’affiche présentait sur un fond rouge sang les visages de dix des 22 futurs fusillés, soigneusement sélectionnés. L’un était désigné comme « communiste italien », un autre comme « espagnol rouge », Manouchian comme « arménien chef de bande » et les sept autres comme « juifs ». C’était souligner la présence et la spécificité des juifs parmi les « terroristes ». Mais si l’affiche retenait sept juifs, elle omettait que sur 73 FTP-MOI arrêtés, 43 étaient juifs. Et elle attribuait à Manouchian pas moins de 56 attentats, chiffre dont les archives montrent le caractère fantaisiste, celui-ci n’ayant participé effectivement qu’à une seule action.
Destinée à un public particulièrement motivé puisqu’elle était vendue 3 francs, la brochure, intitulée L’armée du crime, amalgamait « banditisme », « terrorisme » et « communisme » au sein de ce qu’elle nommait improprement le Mouvement des ouvriers immigrés (MOI). Elle était violemment antisémite et associait de manière systématique l’ »étranger », le « juif » et « le crime ». Ce que soulignait une phrase en gras : « Le crime est juif, et le crime est étranger. Et le crime est au service du judaïsme, de la haine juive, du sadisme juif comme la guerre est au service du judaïsme, du capitalisme et du bolchevisme juif ». C’était un thème récurrent de la propagande nazie depuis le discours du 30 janvier 1939 où Hitler accusait les juifs d’être responsables d’une future guerre mondiale.
Un résistant était visé en particulier : « Regardez les têtes des bandits. Israël y grimace de tous les vices de sa race. Voyez Marcel Rayman, l’arme du crime au poing, regardez la mâchoire large du criminel, son regard pervers où passe en lueurs tout le sadisme de sa race. […] Ne voit-on pas dans ses yeux Ruben couchant avec la concubine de son père Jacob ». Rayman était ainsi chargé parce que c’est lui qui avait exécuté le SS Ritter.
Tout ce discours alors que, depuis l’été 1941, plus d’un million et demi de juifs soviétiques avaient été assassinés lors de la Shoah par balle, et qu’en Pologne des millions de juifs étaient morts de faim dans des ghettos puis gazés dans des centres de mise à mort. Enfin, en France même, des dizaines de juifs avaient été fusillés par l’occupant comme otages, bientôt arrêtés en masse, internés à Drancy, déportés et pour la plupart gazés à partir de l’été 1942. On a du mal à imaginer une propagande plus ignoble et plus mensongère puisqu’elle accusait les juifs d’être collectivement responsables d’une « armée du crime », alors même que les nazis étaient la véritable armée du crime contre les juifs.
Les motivations de la lutte armée
En amalgamant « communistes » et « juifs », les nazis masquaient une autre problématique : celle des motivations de la lutte armée. Pour la direction du PCF, ce combat était la réponse à un ordre impératif de Moscou, transmis fin juin 1941 par radio-émetteur. Jacques Duclos devait marquer sa solidarité absolue avec Staline et l’URSS, quitte à envoyer à Moscou des communiqués de pertes allemandes largement gonflés. L’objectif était de créer un climat d’insécurité contre l’occupant afin de l’empêcher de transférer des troupes sur le front de l’est. Mais au regard des millions d’Allemands tués en URSS puis en Afrique du Nord, l’impact militaire de cette lutte armée fut quasi nul ; ainsi les archives ne relèvent qu’une cinquantaine d’Allemands tués en région parisienne : 18 entre juin 1941 et fin décembre 1942, 18 en 1943, 21 en 1944. De même, les 102 déraillements revendiqués n’ont provoqué la mort que de deux Allemands. Par des actions plus ou moins spectaculaires, le PCF tenta, avec un certain succès, de se montrer plus patriote que les autres mouvements de résistance qualifiés d’ »attentistes », afin de faire oublier sa politique de 1939-1940. Et à l’approche d’un débarquement espéré par la Résistance dès l’été 1943, il cherchait aussi à se positionner en vue de la Libération et de la vacance du pouvoir qui ne manquerait pas de suivre.
Pour les anciens des Brigades internationales – 30 sur 130 FTP-MOI –, l’engagement marquait la poursuite de leur combat contre le régime nazi qui avait soutenu Franco et bombardé la petite ville basque de Guernica, provoquant la mort de plusieurs centaines de personnes et incitant Picasso à peindre sa célèbre toile. Mais pour les Juifs – surtout les jeunes qui avaient perdu des membres de leur famille avant, pendant ou après les milliers d’arrestations de la « rafle du Vel-d’hiv » de juillet 1942 –, le combat était existentiel. En effet, si L’Humanité et les organes centraux du PCF, y compris internes, n’évoquèrent jamais la logique d’extermination mise en œuvre par les nazis, les journaux clandestins de la section juive de la MOI en informèrent de manière de plus en plus précise. Ainsi, dès le 24 août 1941, Notre parole relaya l’appel lancé à Moscou par des personnalités juives – dont le célèbre acteur Solomon Mikhoels – qui dénonçaient « une guerre d’extermination totale contre les Juifs ».
Puis le 25 décembre, le journal J’accuse cita la déclaration officielle des Alliés qui, le 17 décembre, avaient dénoncé la politique d’extermination ; il évoqua les assassinats en masse en Pologne, par des fusillades mais aussi des chambres à gaz. En février 1943, J’accuse cita pour la première fois le camp de « rééducation » d’Auschwitz. Son numéro de juin 1943 écrivait : « Par le feu et le fer, les hitlériens achèvent l’extermination totale de 4 millions de Juifs en Pologne ». Notre Voix du 1er août donna pour la première fois un témoignage direct sur « Oschvitz, le camp des Juifs inutiles ».
Pour tous les FTP juifs – polonais, roumains, hongrois et même français –, ces informations signifiaient la disparition de leurs familles et de tout un monde qui avait bercé leur enfance. La lutte armée n’avait plus seulement une signification politique, patriotique, antinazie, prosoviétique, voire communiste, mais une signification existentielle : volonté de survivre, vengeance pour les victimes, dignité retrouvée dans l’affrontement direct et la mise à mort des bourreaux responsables de l’assassinat du peuple juif.
L’effacement de la mémoire des FTP juifs par les communistes
Si cette histoire fut d’emblée falsifiée par les nazis, elle fut ensuite biaisée par la réponse qu’apporta le Parti communiste à la propagande nazie. En effet, L’Humanité clandestine du 1er mars 1944, sous le titre « Ils sont morts pour la France », dénonça « le procès de 24 travailleurs immigrés qui avaient pris place dans les groupes armés de la Résistance. Ces hommes, venus en France comme immigrés économiques, ont combattu le Boche qui opprime leur patrie comme il opprime la France ». C’était à la fois minorer le fait que le noyau dur de ces FTP-MOI était constitué de communistes confirmés, privilégier la dimension patriotique d’un combat fondamentalement communiste, et surtout passer sous silence la présence massive de juifs parmi les combattants et leurs motivations spécifiques.
Dès le 3 mars apparut dans L’Humanité, entre guillemets, l’expression « parti des fusillés », appelée à un grand avenir puisque, dès la Libération, le PCF évoqua le « parti des 100 000 fusillés », ramenés bientôt à 75 000. Un chiffre qui figura dans tous les ouvrages du PCF, y compris d’historiens universitaires. Il est vrai qu’en novembre 1947, Maurice Thorez, le secrétaire général du PC depuis 1931, se distingua dans ce domaine, lui qui avait déserté son régiment début octobre 1939 et, passé clandestinement en URSS, y avait passé toute la guerre jusqu’à son retour en France en novembre 1944 ; en effet, lors d’un entretien avec Staline au Kremlin en 1947, il n’hésita pas à parler des « 350 000 communistes français fusillés » – soit la totalité des adhérents en 1937 ! Jusqu’à ce qu’en 1995 Serge Klarsfeld et Léon Tsevery établissent la liste authentique des fusillés du Mont-Valérien, passée soudain de « plus de 4 500 résistants » à 1 007, dont 174 juifs parmi lesquels au moins 130 résistants. Puis en 2015, une équipe d’universitaires a publié un Dictionnaire biographique des fusillés de 1940-1944, qui établit un chiffre d’environ 4 500 fusillés pour toute la France, dont la moitié de communistes.
Le PCF a construit une mémoire collective qui a peu à peu effacé la participation des juifs à l’action des FTP-MOI parisiens. Cet effacement se mesure à la lecture de plusieurs ouvrages consacrés par le PCF aux lettres de fusillés. Le premier, publié en 1946 par les éditions des FTP, présentait sept lettres des Vingt-trois : un Arménien, un Italien, un Espagnol, deux Français – Manouchian, Fontano, Alfonso, Cloarec et Rouxel – et 2 juifs – Goldberg, Zalkinov. Une manière déjà de minimiser la présence juive au sein des FTP-MOI parisiens.
Début mars 1951 fut publié, toujours sous l’égide des FTP, Pages de gloire des 23 qui citait les 12 juifs, en les renvoyant à leur pays d’origine – Pologne, Roumanie etc. – mais sans spécifier qu’ils étaient avant tout juifs. Quelques mois plus tard était publiée à Moscou en français une brochure intitulée Lettres des communistes fusillés qui citait la plupart des noms de l’ouvrage de 1946, mais les 7 FTP-MOI avaient disparu. En 1970, une nouvelle édition de Lettres de fusillés, préfacée par Jacques Duclos, citait 33 noms, mais aucun des 23 FTP-MOI à l’exception de Manouchian. Et en 1985, le dirigeant communiste Étienne Fajon présenta, dans Ils aimaient la vie, 41 noms dont seulement Manouchian, Fontano et Alfonso parmi les 23 : les combattants juifs avaient définitivement disparu.
Cela s’explique notamment par la politique du mouvement communiste international puisque dès 1947-1948, Staline commença à se débarrasser des cadres communistes actifs dans les différentes résistances européennes, qui avaient échappé au contrôle tatillon du Komintern et du NKVD – en particulier les anciens des Brigades internationales.
Mais surtout, Staline déclencha en URSS une violente campagne antisémite marquée par plusieurs temps forts : l’interdiction de la publication du Livre noir consacré par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman à l’extermination des Juifs d’URSS par les nazis ; puis en 1947-1948, l’assassinat de Solomon Mikhoels et l’exécution de 13 membres du Comité juif antifasciste ; et enfin en 1952-1953 l’ »affaire des blouses blanches » qui annonçait une vaste opération de déportation des juifs en Sibérie. Cette campagne antisémite toucha aussi les « démocraties populaires » et des anciens de la MOI et des FTP-MOI – Artur London en Tchécoslovaquie, Boris Holban en Roumanie. Seule la mort de Staline y mit fin.
N’oublions pas un antisémitisme français porté dès avant 1914 par certains milieux anarcho-syndicalistes qui stigmatisaient les Rothschild auxquels étaient assimilés tous les juifs. À l’image de l’ex-anarchiste Benoît Frachon, codirigeant avec Duclos du PC dans la clandestinité, qui ne cachait pas son hostilité à l’égard des juifs, au point de bloquer l’ascension à la tête de la CGT de Henri Krasucki, celui qui précisément avait orienté ses camarades des Jeunesses communistes vers les FTP début 1943.
Vive l’Arménie soviétique
Au même moment était menée une autre opération de propagande. Ainsi, le 15 mars 1951, Albert Ouzoulias, dirigeant national des FTP, demanda qu’une rue de Paris fût baptisée « Groupe Manouchian », ce qui aboutit le 28 octobre 1954. Dans la foulée, Louis Aragon publia le 5 mars 1955, à la Une de L’Humanité, son poème « Groupe Manouchian », republié en 1956 sous le titre « Strophes pour se souvenir », puis connu sous le titre « L’affiche rouge ». Il fut mis en musique et popularisé par Léo Ferré dès 1961. Ce poème était consacré à Manouchian, avec référence à sa dernière lettre – « Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline » – et à l’Arménie soviétique – « Quand tout sera fini plus tard en Erivan ». Ses camarades fusillés étaient à peine évoqués – « Vingt-trois étrangers et nos frères pourtant », mais pas de juifs.
D’ailleurs, toujours sur ordre de Staline, les partis communistes lancèrent en 1945-1946 une vaste opération de propagande afin d’inciter la diaspora arménienne à rejoindre l’Arménie soviétique. Campagne à laquelle la branche arménienne du PCF, sous la houlette de Mélinée Manouchian, participa activement. En septembre puis en décembre 1947, 7 280 Arméniens de France rejoignirent en bateau l’URSS où ils furent particulièrement mal reçus, les récalcitrants étant envoyés au Goulag. Ce n’est qu’en 1956 que le gouvernement français, alerté, exigea leur rapatriement. La figure emblématique de Manouchian avait servi à les attirer dans ce piège. Partie « construire le socialisme » en Arménie soviétique après-guerre, Mélinée y publia dès 1954 un livre à la gloire de son mari, puis, revenue en France au début des années 1960, des mémoires largement fantaisistes sur la période 1941-1944.
Manouchian fut ainsi propulsé comme figure emblématique du combat des FTP-MOI parisiens, et des étrangers en général dans la résistance communiste, au nom du patriotisme français et sous le slogan « morts pour la France ! ». Dès lors, l’expression « groupe Manouchian » fut labellisée, même si elle était historiquement fallacieuse. Manouchian est devenu une figure-écran qui a facilité l’occultation de la participation et de l’engagement spécifique des juifs dans les rangs de la lutte armée communiste. On a donc assisté à un double mouvement simultané : l’effacement de la mémoire des FTP-MOI parisiens, et en particulier des juifs ; et la promotion de la seule figure de Manouchian.
Cette campagne a pris un tour agressif quand, le 14 juin 1985, Mélinée Manouchian a publiquement accusé Boris Holban d’être le « traître » qui avait donné à la police le « groupe Manouchian ». Une accusation absolument diffamatoire, réitérée en 2009 dans le film L’Armée du crime, où Robert Guédiguian, réalisateur communiste, n’hésite pas à déclarer : « Pour approcher au plus près la vérité profonde de l’engagement des étrangers dans la résistance française, j’ai dû modifier certains faits et bousculer la chronologie. C’était nécessaire pour que cette histoire vraie devienne une légende […] ».
Histoire ou légende : il faut choisir
Or, depuis le célèbre documentaire de Mosco, Des « terroristes » à la retraite qui, en 1985, braqua le projecteur sur les combattants juifs, une série d’ouvrages leur fut consacrée entre 1987 et 1989, et l’ouverture des archives à partir des années 2000 donna lieu à la thèse universitaire de Frank Liaigre sur les FTP, qui dissipa nombre de légendes intéressées.
Bien entendu, le devoir d’honorer la mémoire des victimes juives et de tous les résistants ne se discute pas. Mais face à une mémoire fallacieuse, la vérité historique ne se négocie pas et l’on ne peut que s’inquiéter : la mise au Panthéon du couple Manouchian va-t-elle officialiser l’expulsion définitive des juifs français et étrangers de l’histoire de la Résistance ?
Pour conclure, rappelons ce qu’écrivait Paul Ricœur, un philosophe cher au cœur du président de la République. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, il nous avait pourtant mis en garde : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. »
Ce texte reprend largement la communication que Stéphane Courtois a présentée lors du colloque organisé par Serge Klarsfeld et la municipalité de Vichy le 26 janvier 2024, « Les temps forts de l’année 1944 pour les Juifs ».
Par Stéphane Courtois, historien et directeur de recherche honoraire au CNRS. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés au communisme français et international et au phénomène totalitaire. Il a notamment dirigé le Livre noir du communisme qui a été un événement mondial (26 traductions, plus de 1 million d’exemplaires). Il vient de faire paraître une édition augmentée de Lénine, l’inventeur du totalitarisme (Perrin).
Bonjour. Sans vouloir ici parler pour les disparus : on entrevoit aisément ce que Manouchian (et ceux et celles qui partagèrent sa lutte) auraient pensé du néo-maurrassien Macron. Cet article fait preuve d’anormale prudence -et n’aura pu être compris d’un public d’initiés- là où il se contente de faire allusion à « Paul Ricœur, un philosophe cher au cœur du président de la République »…
ce n’est pas inutile non plus de préciser que Macron, auquel on concèdera de ne négliger aucun détail, s’est ici entouré d’un maître-d’oeuvre connu pour avoir l’échine souple et en la personne de l’historien officiel Peschanski. Déjà il y a de celà plus de… trente ans, alors même que les archives de la seconde guerre mondiale étaient plus que jamais hermétiquement verrouillées grâce à une interprétation très extensive de la loi de 1979 sur les Archives (avec ses clauses de vie privée, de défense nationale et de sûreté de l’Etat…) l’intéressé avait le 30/3/1993 infligé aux malheureux téléspectateurs de FR3 et à une heure de grande écoute ce distingué propos : « La fermeture des archives de la seconde guerre mondiale est un mythe ». Ben voyons…