L’athlète, qui avait fait courir la France dans les années 1960, est décédé à l’âge de 87 ans. Son échec aux JO de 1964 a, plus que ses titres et records du monde, fait de lui une immense figure populaire.
Jazy. Un nom qu’aurait pu faire danser Claude Nougaro. Michel Jazy, éphèbe au regard clair, aux foulées légères et puissantes était « l’ange de la piste », comme l’a écrit Alain Billouin (Editions Prolongation). Visage diaphane, il a, avec souplesse et efficacité, ensorcelé les pistes et les sous-bois dans les années 1960 et fait rêver la France en tandem avec Jacques Anquetil. Au mitan des années 1950 et 1960, ces deux maîtres du chrono composent avec le stade de Reims, Just Fontaine, Raymond Kopa et les héros de la Coupe du monde 1958, les piliers du sport français. Rien ne lui résiste. Volonté de fer, le Nordiste va faire du demi-fond un vaste terrain de jeu. Du 800 m au 5.000 m, il collectionne, en plus des titres et médailles, 9 records du monde, 17 records d’Europe et 43 records de France.
Couvé par Alain Mimoun
Il découvre les Jeux olympiques en 1956 à Melbourne, couvé par Alain Mimoun. Éliminé dès les séries du 1.500 m, il partage les séances d’entraînement, s’inspire de la rigueur de celui qui allait décrocher l’or sur le marathon. Quatre ans plus tard, Michel Jazy épingle la médaille d’argent sur le 1.500 m des Jeux de Rome (derrière l’Australien Herb Elliott).Le 18 octobre 1964, à Tokyo, l’or olympique ne peut lui filer entre les doigts. Michel Jazy, athlète à maturité, a rendez-vous avec la gloire (« J’aurais alors parié que j’étais champion… »). La France a mis son réveil en pleine nuit pour suivre l’oreille collée à la radio le récit du 5.000 m lancé en plein après-midi au Japon. La nuit du champion français a été agitée. La course trotte déjà, le corps bout, la panique le ronge, l’événement le dévore. « Je me suis levé à 11 heures du soir et je suis allé retrouver mon épouse qui logeait à l’hôtel dans le centre-ville. J’avais 15 kilomètres à faire. J’y suis allé et revenu en courant », a-t-il raconté à L’Equipe. Au réveil, derrière les rideaux, la pluie le fouette, le douche, assombrit son regard, noie son destin.
Le rêve patauge dans un clair-obscur angoissant. La course se déroule pourtant (presque) selon ses plans. Le Français, silhouette étrécie barrée du n°124, visage émacié, a prévu d’attaquer à 250 m de l’arrivée. Avant de se laisser porter par une euphorie de courte durée. À la cloche du dernier tour, il déchire ses plans, cède à l’impatience, accélère, se détache, vole, avant d’être victime d’une brutale panne de carburant à 150 m de la ligne. Les ailes brisées, la splendeur évanouie, il lutte avec la piste, sa foulée s’enfonce, il se tasse, voit la ligne s’éloigner, se refuser. La tête dodeline, illustre la profonde détresse qui le tenaille, le mord, menace de l’ensevelir. Avec le peu de forces dont il dispose, il entretient un instant l’espoir mais voit vite la flamme de ses rêves vaciller, puis s’éteindre. L’Américain Robert Schul (13 min 48 sec 8), puis l’Allemand Harald Norpoth (13 min 49 sec 6) et un autre Américain, William Dellinger (13 min 49 sec 8) le doublent.
Michel Jazy (13 min 49 sec 8), groggy comme un boxeur après une salve de coups, échoue au pied du podium. Le coup est violent, la douleur sourde. La coupure de son rêve nette. Stupeurs et tremblements… Blanc comme un cierge, il peine à rassembler ses esprits. Tellement abasourdi, qu’aucune larme ne vient creuser ce visage de papier mâché. Une détresse saisie par Raymond Depardon. Le cliché montre le champion brisé, le corps plié en deux, le visage caché dans les avants-bras. Philippe Delerm a, dans Le Figaro, évoqué la « beauté triste » de l’instant. Jazy exsangue découvre le parfum âcre de la défaite. « J’étais venu pour être champion olympique ou rien (…) Tu es seul. Seul après la ligne, seul dans ta chambre au village. Je suis resté quatre jours à Tokyo alors que ma femme était déjà partie. Je marchais inlassablement dans le stade d’entraînement… J’avais décidé d’arrêter l’athlétisme. Mais à Orly, cinq mille personnes m’attendaient à l’aéroport. On m’a remis trois sacs postaux. J’ai tout déballé sur mon lit. Dans certaines enveloppes, il y avait de l’argent pour que je m’achète une médaille… », a-t-il glissé à Olivier Margot dans « Le temps des légendes » (JC Lattès). Certains ont insisté sur sa faillite, la France a aimé l’élan partagé, la violence et la force des sentiments mêlés. Cruelle, la défaite pouvait être belle. La délégation tricolore a ramené 15 médailles de Tokyo (dont l’or en équitation pour Pierre Jonquères d’Oriola, l’argent en natation pour Christine Caron) mais la foule n’a d’yeux que pour celui qui s’est contenté de frôler les étoiles.
Jazy s’est relevé mais la course maudite de Tokyo ne le quittera plus
Les supporters qui ont vibré, tremblé, souffert, ont follement partagé l’émouvant épilogue. Le soutien inattendu réchauffe l’athlète, le remet en selle. Michel Jazy retrouvera ses semelles de vent. En 1965, il signe quatre records du monde et dix d’Europe. Jazy devient une immense figure populaire. Ses courses, ses tentatives de record, sont retransmises en direct à la télévision, viennent couper le journal de 20 heures ou des émissions de variétés, il parvient à voler la vedette à Gilbert Bécaud. Jazy s’est relevé mais la course maudite de Tokyo ne le quittera plus. Il publiera « mes victoires, mes défaites, ma vie ». Avec en couverture, posé au-dessus du survêtement de l’équipe de France, le sourire de celui qui n’a pas fait le tri, à l’image de Charles Aznavour chantant « mes amis, mes amours, mes emmerdes »…
Jazy, la défaite nationale. Partagée avec Raymond Poulidor, puis l’AS Saint-Etienne, les Bleus de Séville et de nombreux autres. Comme Laurent Fignon, battu pour 8 secondes par Greg LeMond lors de la dernière étape du Tour de France 1989, à l’issue d’un contre-la-montre sur les Champs-Elysées. Le coureur de Cyrille Guimard nous avait confié que l’épisode ne l’avait plus quitté : « Lors de l’hiver suivant, je dîne avec Michel Jazy qui me dit : »À partir de maintenant, on ne te parlera plus que de cela. Moi, on ne me parle que des Jeux olympiques de Tokyo. Jamais de mes records ou de mes titres. » Il avait raison. Cela m’a profondément embêté au début, mais cela a fait davantage pour moi d’avoir perdu que d’avoir gagné. »
Il a pris sa retraite le 12 octobre 1966
Michel Jazy savait que toucher le cœur des foules resterait son plus précieux trophée. Il a pris sa retraite le 12 octobre 1966 après un ultime record du monde sur 2.000 m épinglé stade Chéron, à Saint-Maur-des-Fossés, dans le Val-de-Marne : « Un stade spécial, protégé du vent, où on pouvait toucher le public en tendant la main », a-t-il résumé au Parisien. Une sortie de scène partagée quelques jours plus tard avec Jacques Brel. Le temps d’un échange dans sa loge de l’Olympia, le chanteur avait confié : « Courir, c’est de l’envie. Courir, c’est faire un cadeau, c’est un acte d’amour. » Jazy avait, avant d’assister au dernier tour de chant du poète belge, répondu : « La course à pied est la façon que j’ai trouvée de m’exprimer le plus pleinement. Dans un sport collectif, je n’aurai pas pu faire ce que j’ai fait. Je me suis fait à l’idée d’être maintenant séparé de cette foule et des gens qui attendent tant. »
Après une pluie de records et un torrent de larmes olympiques, Michel Jazy pouvait tourner la page. « Rarement athlète n’aura offert un style aussi pur. D’une foulée élégante qui ne cédait rien à l’efficacité, donnant l’impression d’explorer la piste, de la survoler, Michel Jazy a, durant les années 1960, occupé le devant de l’athlétisme mondial accumulant victoires, exploits et performances », écrivait Gérard Du Peloux dans Le Figaro. L’or olympique ne brillerait jamais sur son torse mais le petit-fils et fils de mineur polonais, élevé à Oignies, dans les corons, avait profondément marqué les esprits. Au terme d’un long parcours semé d’embûches pour celui qui était surnommé le « zèbre des corons », souvenir des coups de ceinture donnés sur les cuisses par un instituteur énervé de ne pas voir les leçons entrer.
À dix ans, le petit « Michal » (son prénom en polonais) se faufile dans une course de village pour adultes et termine 28e : « J’ai quitté mes sabots pour aller plus vite, j’ai gagné cinq francs et un tour d’auto-tamponneuses mais je trouvais la course à pied vraiment stupide », a indiqué au Monde celui qui rêvait de devenir joueur de football professionnel. Il obtient son certificat d’études en candidat libre avant de rejoindre Paris où sa mère a refait sa vie. L’athlétisme ne va pas longtemps laisser gambader le phénomène sur les terrains de football… Loin de la désillusion de Tokyo, Michel Jazy a ensuite été un grand frère protecteur de l’événement et de la tension d’une finale olympique quand Guy Drut qui avait habité la même rue que lui à Oignies s’apprêtait à plonger dans la course d’une vie à Montréal, en 1976. Lors des heures qui ont précédé la finale olympique du 110 m haies, Drut avait profité du calme et de l’expérience d’un sage qui n’avait rien oublié de la pataugeoire de Tokyo, des heures sombres et angoissantes précédant l’ambition olympique foudroyée.
À l’ombre d’une carrière naissante, Michel Jazy fut typographe au journal L’Equipe, avant de s’occuper de la communication et relations publiques de Perrier, du Coq Sportif et d’Adidas, puis de devenir président-administrateur du Parc des Princes. Ces dernières années, il profitait de la douceur d’Hossegor et des souvenirs d’une riche carrière : « À l’époque, on gagnait juste des médailles ou des petits cadeaux. J’avais seulement 30 ans lorsque j’ai arrêté pour pouvoir travailler et faire vivre ma famille. Le soir de mes adieux, j’avais au moins 80 transistors à refourguer », avait glissé à Ouest-France celui qui restait hanté par le souvenir de Tokyo. Une nuit de cauchemar en France, avant une journée grise pour un pays inconsolable…
Michel Jazy en dates
- 1936 : Naissance à Oignies (Pas-de-Calais)
- 1960 : Médaillé d’argent sur 1.500 m aux JO de Rome.
- 1964 : Vainqueur du 1er cross du Figaro. Lauréat en 1962, 1963 et 1964.
- 1962 : Champion d’Europe du 1.500 m à Belgrade.
- 1964 : 4e du 5.000 m des JO de Tokyo.
- 1966 : Champion d’Europe du 5.000 m à Budapest.
Par Jean-Julien Ezvan