Dépression, anxiété, troubles du sommeil… L’onde de choc des tueries perpétrées par le Hamas se fait sentir dans toutes les catégories de la population israélienne.
Égayée par deux plantes grasses, la pièce est calme, petite mais chaleureuse. Aux murs blancs, flambant neufs, sont accrochées quelques peintures banales. Le long de la fenêtre, un canapé bleu, confortable, juste assez long pour qu’un adulte puisse s’y allonger, à côté d’un bureau en bois. En face, une table blanche, sur laquelle est posée une horloge rose tournée vers une chaise grise. Assis dessus, le Pr Yair Bar-Haim commente le lieu avec satisfaction. Lorsqu’il arrête de parler, on remarque un son constant, semblable au ressac des vagues, qui paraît venir de la salle voisine. «C’est une machine à bruit blanc. Elle empêche d’entendre ce qui se dit à proximité», explique l’expert en psychologie. Grâce à cet outil, à quelques mètres de nous seulement, une personne dévoile à un professionnel, en toute intimité, les sombres démons qui hantent son esprit et l’empêchent de dormir.
Constituée d’une poignée de salles similaires à celle-ci, la clinique dirigée par le Pr Bar-Haim, qui vient tout juste d’ouvrir ses portes, est installée au rez-de-chaussée d’un bâtiment annexe de l’université de Tel-Aviv, dans la banlieue nord de la ville israélienne. Dehors, un espace vert encadré d’arbres permet à quelques étudiants de profiter du beau soleil de janvier. Derrière cette tranquillité apparente, les histoires que ces murs raconteraient, s’ils pouvaient parler, seraient terribles. L’établissement est spécialisé dans l’accueil de personnes souffrant de stress post-traumatique (PTSD). Un trouble de plus en plus répandu en Israël, ébranlé par la sauvagerie de l’attaque terroriste du 7 octobre.
Après ces événements, l’université de Tel-Aviv, qui comptait ouvrir un centre national dédié au stress traumatique et à la résilience d’ici 2025 a accéléré ses plans, sous la pression du professeur, qui s’inquiétait des effets des massacres du Hamas sur la santé mentale de ses concitoyens. «Quand la guerre a éclaté, nous avons estimé que nous aurions à traiter entre 30.000 et 40.000 cas de PTSD en plus. Ce sera un problème majeur d’Israël pendant les trois prochaines décennies, au moins», soupire-t-il. La clinique dédiée spécifiquement à ces problèmes a donc été lancée en quelques semaines seulement, début janvier.
«Nous n’avons jamais vu une telle anxiété»
Fort de trois décennies d’expérience dans ce domaine, Yair Bar-Haim s’est entouré des meilleurs professionnels, capables de traiter des cas particulièrement complexes et rudes. Les patients ont afflué, 259 personnes ayant approché l’établissement en moins de trois semaines: 40% sont d’anciens réservistes qui se sont battus dans la bande de Gaza, 30% sont des personnes évacuées de leur domicile après le 7 octobre mais ayant été exposées aux violences du Hamas, et 5% sont des combattants d’anciennes guerres israéliennes, comme celle contre le Liban, dont les traumatismes ont ressurgi depuis deux mois. Le reste, ce sont des civils ayant par exemple subi un accident de voiture ou une agression sexuelle les ayant marqués.
Si cette clinique est dédiée aux cas extrêmes, l’onde de choc entraînée par l’offensive du Hamas se ressent dans toute la population israélienne. Le 7 octobre, celle-ci, qui s’estimait puissante, s’est découverte fragile, mortelle, même. L’illusion de sa sécurité a volé en éclat. Le sort des otages, dont les visages sont omniprésents – le long des autoroutes, sur les Abribus, à la télévision, sur de gigantesques affiches sur les bâtiments… -, est une source d’inquiétude permanente. La vie des déplacés reste en suspens. Des images choquantes ont circulé sans filtre sur les réseaux sociaux. Et, dans ce petit pays de 9 millions d’habitants, chacun connaît un proche tué, kidnappé, ou qui se bat à Gaza. De quoi faire flancher l’esprit le plus solide, alors même que la nation, échaudée par des mois de contestation contre les réformes portées par Benyamin Netanyahou, était déjà à fleur de peau.
Les signaux se multiplient. Mi-janvier, à l’occasion des 100 jours de la guerre, Eran, un réseau répondant aux appels au secours d’Israéliens en détresse via un chat en ligne, téléphone et WhatsApp, a publié des chiffres préoccupants. Depuis le début du conflit, «nos lignes d’urgence ont reçu plus de 100.000 appels de détresse (une augmentation de 50%). Au cours de la première semaine, nous avons traité plus de 3000 appels par jour», contre 800 en moyenne avant le conflit, selon l’organisation qui existe depuis cinquante-trois ans. «Nous avons déjà eu des guerres, le coronavirus, mais nous n’avons jamais vu une telle anxiété», commente Inbal Amselem, en charge du marketing et de la communication pour Eran. «La tristesse est dans tous les regards», poursuit-elle, alors que les appels de mineurs ont explosé de 125%, dépassant le niveau observé pendant la pandémie.
Réparation des âmes brisées
Dépression, anxiété, troubles du sommeil… «Nous avons clairement une urgence, en Israël, une sorte d’épidémie de problèmes de santé mentale», confirme le Pr Hagai Levine, président de l’association des médecins de santé publique du pays. L’expert alerte sur un risque majeur «pour toute la population. (…) Beaucoup de gens connaissent quelqu’un qui a été assassiné, kidnappé. C’est très rude», ajoute-t-il. Même constat du côté de l’Association israélienne de psychologie. Désormais, les habitants du pays rechignent à répondre positivement à la question «Comment allez-vous?»: «Aussi bien que possible», lâcheront-ils tout au plus, cite, en guise d’exemple, la Dr Sharona Maital, membre de la direction de l’organisation. La psychologue cite également une étude de l’Association israélienne de pédiatrie montrant que plus de 8 enfants sur 10 sont confrontés à un plus haut niveau d’anxiété depuis le 7 octobre. Chez les adultes, de même, la prévalence des PTSD a bondi.
«Lorsqu’on sort entre amis à Tel-Aviv, on ne parle pas de la guerre parce qu’on a tous quelqu’un qui est mobilisé: un frère, un petit copain, une amie. Si on le mentionne, quelqu’un risque de se mettre à pleurer. Alors, on évite le sujet», raconte une étudiante. «Pendant les premières semaines, je passais mes journées à regarder la télévision, confie Leah, une Française de 22 ans. Maintenant, je suis plus optimiste. Mais on pense beaucoup aux réservistes.»
Fragilisée, la société israélienne a toutefois déployé des trésors d’énergie pour épauler ses membres en difficulté. La plupart des citoyens s’en tireront sans dommage, avec le temps, souligne la Pr Ruth Pat-Horencyzk, spécialisée dans les chocs traumatiques à l’université hébraïque de Jérusalem. «La majorité va rebondir, c’est ce qu’on appelle la magie ordinaire. Ils en sortiront grandis, apprécieront davantage la vie», avance-t-elle. L’entraide et la solidarité vantées par les Israéliens pourront faciliter ce processus naturel, de même que d’autres initiatives, comme les lignes d’urgence, des thérapies en ligne ou la clinique de Yair Bar-Haim, qui espère accompagner «3000 patients atteints de PTSD dans les deux prochaines années».
Pour les cas difficiles, «nous allons devoir travailler en cercles», note le Pr Levine. Les otages, leurs proches et les victimes directes du 7 octobre sont la priorité absolue, avant les communautés et le grand public. Professeur à l’université hébraïque de Jérusalem et psychanalyste à Ramat-Hasharon, Ofrit Shapira-Berman a vu leurs stigmates de près. Cette professionnelle consacre dix heures de bénévolat par semaine aux survivants. L’un d’entre eux, une jeune femme, a 20 ans. Elle a perdu, le 7 octobre, sa famille. Réfugiée dans un abri de son kibboutz, elle était au téléphone avec son frère lorsque celui-ci a été trouvé par les terroristes. «Elle a entendu sa famille crier, puis plus rien. Maintenant, elle n’a plus personne», relate la professeur. Une autre, traitée à l’hôpital, a reçu une balle dans la jambe avant d’être prise en otage. Sa remise sur pied prendra six mois. La réparation des âmes brisées risque d’être plus longue encore: «Ils me disent qu’ils ont perdu foi en l’humanité», murmure la quinquagénaire. Comment les blâmer?
De son côté, la population générale aura plus de mal à obtenir un rendez-vous pour apaiser ses inquiétudes, préviennent les professionnels. «Je n’ai plus d’heures libres» réservées aux victimes, constate Ofrit Shapira-Berman. «Le système de santé était déjà bouché avant la guerre», abonde Yair Bar-Haim, citant des temps d’attente de «neuf mois» pour être suivi dans le public, et de «six mois» dans le privé. Regrettant le manque de moyens alloués par l’État, Ruth Pat-Horencyzk plaide pour une «réorganisation» du système, et appelle à réfléchir à des moyens de soigner des communautés entières, par exemple en formant les professeurs ou les policiers à gérer des traumatismes de base. En attendant, le budget révisé voté récemment par la Knesset ne rassure pas les experts, pour qui les autorités n’ont pas pris la mesure du problème. Or une société traumatisée aura plus de difficultés à construire un chemin vers la paix. Un constat qui vaut évidemment aussi pour les Palestiniens: «La guerre actuelle à Gaza a créé une crise de santé mentale d’une ampleur sans précédent», alertait, fin novembre, Médecins du monde. Un message toujours d’actualité aujourd’hui.