Maurice Lévy : « Je suis un croyant qui lutte avec lui-même »

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Le président du conseil de surveillance de Publicis est aussi un juif engagé. Pour la première fois, Maurice Lévy se confie sur cette part de lui-même.

ur le mur d’entrée, côtoyant des clichés souvenirs de rencontres avec Elon Musk et Mark Zuckerberg, une photo de l’hôte des lieux avec le pape François. Sur la table basse de son bureau, une vieille Bible en hébreu aux pages noircies par le feu, sauvée de l’incendie qui avait ravagé cet immeuble, siège historique du groupe Publicis, au sommet duquel on se trouve, en haut des Champs-Élysées, pile en face de l’Arc de Triomphe.

Nous sommes dans l’antre de Maurice Lévy, grand patron français qui a transformé une agence de publicité de taille moyenne en mastodonte mondial de la communication, émargeant au CAC 40, l’indice boursier qui classe les quarante plus puissantes entreprises françaises, et continue à en diriger le conseil de surveillance après en avoir présidé le directoire pendant trente ans. En pull polo violet, Maurice Lévy plie sa longiligne carcasse dans un petit fauteuil. Le large sourire d’accueil soudain s’estompe pour donner place à un visage réfléchi, sans fard.

Pour la première fois, l’homme a accepté de se livrer sur cette part d’intimité qu’il réserve aux plus proches : son rapport au sacré. Les confidences spirituelles d’un croyant juif, né le 18 février 1942, à Oujda, au Maroc.

Le Point : Quelle relation entretenez-vous avec le judaïsme ?

Maurice Lévy : Comme Obélix, je suis tombé dedans quand j’étais petit puisque je suis né juif, et que pour moi cela n’a jamais été un sujet d’interrogation. J’ai été élevé dans le judaïsme par un grand-père maternel qui était à la fois un quasi-spécialiste de Spinoza et en même temps rabbin. Spinoza est l’un des rares juifs à avoir été excommunié, et il prônait une philosophie areligieuse ou contre-religieuse, il y avait donc quelque chose d’assez intéressant chez lui. Ce grand-père a eu une très grande influence sur moi.

Et sa fille, ma mère, était pieuse, pratiquante alors que mon père était plutôt un homme de gauche et non religieux, il prenait même un malin plaisir à taquiner ma mère en faisant des choses qui ne pouvaient que la heurter, comme fumer le samedi, alors que chez les religieux il est interdit d’allumer le feu ce jour-là.

Comment s’est manifestée l’influence de votre grand-père sur vous ?

Je passais tous les étés chez lui, dans le sud de l’Espagne, entre Melilla et Malaga, et il se chargeait de mon éducation. Il cherchait à me donner des leçons de vie, de comportement en s’appuyant sur des textes.

Des leçons de vie de quelle sorte, et à partir de quels textes ?

Essentiellement le Talmud, qu’il passait son temps à étudier et qu’il connaissait par cœur. « Tu ne dois pas faire ceci ni cela », me disait mon grand-père. Des choses aussi basiques et fondamentales que le respect, l’honnêteté, l’intégrité morale, la rigueur, éviter le mensonge, respecter la différence, toutes sortes de comportements qui structurent une éthique de vie. Je vénérais ce grand-père, et j’absorbais toutes les histoires bibliques dont il me parlait, les personnages, depuis Abraham jusqu’à Moïse, en passant par tous les prophètes et les rois, de David, de Salomon et de ceux qui ont suivi. C’est ainsi que mon grand-père m’a expliqué la vie. Et je ne faisais pas la différence entre ce qui relevait de la réalité et ce qui relevait de la légende. Je n’avais pas l’impression que c’était des cours religieux.

Après, comme tous les juifs, j’ai fait ma bar-mitsva en apprenant les textes, comme le font les catholiques au catéchisme, mais c’était une appréhension de la religion plutôt ennuyeuse. Un exercice en quelque sorte contraint, imposé. Heureusement, à la fin, il y a la fête, la récompense. Quand on fait sa bar-mitsva, on lit les rouleaux de la Torah, dos au tabernacle et face à l’assemblée de la synagogue, avec une liturgie chantée, sous le regard des parents, des amis. C’est une épreuve que l’on veut réussir, et on est le héros du moment. On cherche le regard d’admiration ou de contentement de la maman et du papa, des frères et des sœurs, des amis. La religion juive est très familiale, l’ambiance est affectueuse et, malgré les interdits, festive et joyeuse.

Aujourd’hui, quel croyant êtes-vous ?

Un croyant qui lutte avec lui-même. Je suis quelqu’un qui aime bien la matière, et qui questionne. C’est quoi ce Dieu ? Comment peut-il laisser faire des choses horribles, comme la Shoah ? Pourquoi n’a-t-il pas arrêté le Hamas ? Pourquoi permet-il Poutine ou des dirigeants fous à la tête de pays comme la Corée du Nord, etc. ? Mais après, je me dis : « Dieu ne peut pas tout faire, puisque la perfection n’est pas possible sur la terre, c’est dans le ciel qu’elle existe. » Je suis tiraillé, aux prises avec une forme de dialogue intérieur pascalien.

Je suis profondément attaché à mes racines, à ce que j’ai reçu comme éducation, à ma judéité, à ma famille. La religion n’est pas quelque chose qui détermine mon comportement dans la vie et mes actions en tant qu’entrepreneur, mais, pour mon moi intime, elle est importante. Un de mes enfants, un jour, m’avait posé la question de la foi et je lui avais confié ma difficulté de croire en Dieu, tout en étant pratiquant. Ma réponse l’avait beaucoup perturbé.

Le grand rabbin Joseph Sitruk m’avait dit un jour : « La foi, c’est le doute »…

Je suis à 100 % d’accord avec le grand rabbin Sitruk. Cette dimension de doute m’a toujours habité, à tout point de vue. Rien n’est plus pernicieux et faux que la certitude. Le doute, c’est par essence la voie de l’apprentissage, c’est aussi une très grande qualité, à la condition de ne pas s’y complaire, sinon on est incapable de prendre la moindre décision et on se retrouve dans l’incertitude permanente. Si, au contraire, on est dans une forme de doute permanent, qui permet de se poser les bonnes questions, de ne pas s’arrêter à l’évidence, cela permet d’avancer. L’interrogation est une des qualités de l’éducation juive. Quand on lit les textes, ce que je fais aux grandes fêtes, une relation entre le juif et son Dieu s’instaure. Il l’interroge, le bouscule, et il obéit, il le vénère, il appelle, il craint, il demande sa miséricorde… Ce n’est pas une relation simple.

Dans l’enseignement juif, tout est source d’interrogations. Il n’y a pas de vérité qu’on applique sans s’interroger, de décision qui s’impose. Ensuite, viennent les comportements de vie, les dix commandements, en clair. Puis, la religion pousse à une volonté de dépassement. Dans le judaïsme, il y a toujours un engagement à s’améliorer. Quand on demande pardon à Kippour, on s’amende, pour toutes les fautes qu’on a commises et même celles qu’on n’a pas commises, et on promet de s’améliorer. On est dans une quête permanente du dépassement de soi, dans sa part d’humanité, mais aussi dans sa compréhension de l’autre, du monde.

Vous fréquentez une synagogue ?

Oui, celle de la rue Chasseloup-Laubat, dans le 15e arrondissement de Paris, construite par le grand-père d’Edmond de Rothschild (qui s’appelait lui-même Edmond). Elle est magnifique.

Vous y allez souvent ?

Pas chaque semaine, j’avoue, mais comme la grande majorité des juifs, et même des croyants, de façon générale. Je me rends à la synagogue à intervalles réguliers, pour les grandes fêtes ou les grands événements religieux, évidemment.

Au cours de votre enfance au Maroc, comment se déroulaient les relations entre les différentes communautés religieuses ?

Il faut savoir que je suis le premier de la famille à être né au Maroc. Mes parents étaient des réfugiés espagnols, ils s’étaient installés dans le sud de la France, puis, face à la poussée nazie, ils ont traversé la Méditerranée. J’aurais pu naître à Perpignan, mais j’ai vu le jour à Oujda. Parce que le roi du Maroc, Mohammed V, non seulement accueillait les Juifs, mais les protégeait. Mon père n’avait pas beaucoup le choix. Soit il retournait en Espagne, mais il y était condamné à mort par contumace, parce qu’il s’était engagé du côté des républicains. Soit il allait en Algérie, mais, là-bas, le pays se trouvait sous la férule du régime de Vichy, il n’y avait aucune possibilité pour les Juifs. Donc mes parents se sont réfugiés au Maroc.

Dans mon souvenir, mais cela ne vaut que par moi, les trois communautés religieuses vivaient côte à côte et se fréquentaient peu. Il y avait l’école française, l’école marocaine et l’école de l’Alliance israélite universelle. J’allais à l’école française, où nous étions peut-être deux Juifs, et deux Arabes par classe. J’ai découvert alors que j’avais une spécificité parce que l’on me traitait de « sale Juif ».

Quelles sont les personnalités, les penseurs, les philosophes juifs qui ont eu une influence sur vous ?

Il y a mon grand-père, bien entendu, il reste bien là. Shimon Peres. Et Elie Wiesel. Cet homme m’a profondément ému. Je l’ai découvert sur le petit écran en 1967, après la guerre des Six-Jours. La télévision française avait tenté de faire dialoguer des Arabes, essentiellement des Égyptiens – pas de Palestiniens –, et des Israéliens, dont Elie Wiesel. Les Égyptiens avaient exigé que les deux communautés soient placées dans des pièces séparées. Elie Wiesel est intervenu de manière bouleversante. Après avoir été victime de la Shoah, proche de l’extermination, rejeté, que l’on ne puisse pas le reconnaître en tant que personne, l’accepter dans la même salle lui était insupportable. Il demandait de l’humanité, les Égyptiens ont refusé. Et il est parti. Je me suis précipité pour savoir qui était ce personnage, et j’ai lu tout ce qu’il a écrit, sans exception. Depuis La Nuit, bien sûr, jusqu’à son dernier livre sur son petit-fils. Je l’ai rencontré, et le courant est passé. De proche en proche, nous sommes devenus très amis.

Qu’est-ce que vous retenez de lui ?

Ayant vécu la déportation à Auschwitz, il aurait pu avoir du ressentiment, de la haine. Mais quand il s’est rendu compte que les nazis étaient en train de faire de lui un animal, il en parle très bien dans La Nuit quand il évoque son père qui est quasiment mort, qu’il traîne, il a eu un sursaut d’humanité. Et, le restant de sa vie, il a prêché pour la paix, la fraternité, l’amour. Il s’est toujours engagé, il le ferait certainement encore aujourd’hui, pour qu’Israéliens et Palestiniens puissent vivre chacun dans un État sûr et reconnu, côte à côte, d’une manière aussi fraternelle que possible.

Vous avez été marqué aussi par la personnalité du cardinal Jean-Marie Lustiger…

Oui, j’ai eu avec le cardinal une relation très particulière. Il m’a appelé en 1995 pour que nous organisions la communication des JMJ de 1997, qui devaient accueillir Jean-Paul II à Paris. Je lui ai dit : « Vous vous rendez compte que vous faites appel à une agence qui a été fondée par Marcel Bleustein-Blanchet et qui est dirigée par Maurice Lévy. Vous allez pouvoir nous imposer au Vatican ? » Trois agences étaient en concurrence. Et nous avons gagné…

Comment ?

Grâce à un slogan. Qui est toujours d’actualité.

Lequel ?

[Large sourire.] « N’ayez pas peur ! » [C’est le cri lancé par Jean-Paul II au balcon de la Basilique Saint-Pierre de Rome lors de son élection en 1978, NDLR.] On l’a affiché sur l’Arc de Triomphe, puis partout dans Paris.

Et vous êtes devenu proche de Jean-Marie Lustiger…

Au fil du temps, nous avons eu des échanges, et j’ai été fasciné par la pensée à la fois simple et lumineuse du cardinal, qui développait des préceptes très riches à partir de choses simples, à portée de vue, comme le fait le grand rabbin Haïm Korsia. Et puis surtout, chez Lustiger, ce qu’il y avait de fort, c’était la présence. Le regard qui vous fouille l’âme. Et cette voix, cette douceur. Pendant un an, nous nous sommes vus tous les mercredis soir, longuement. Puis, après, nous avons maintenu le contact de manière régulière jusqu’au moment où il m’a entraîné pour l’aider à fonder le collège des Bernardins et la chaîne de télévision KTO.

Vous avez participé à son lancement ?

Oui. Parce que le cardinal me demandait de lui rendre service, pour trouver le financement, l’identité, et même le nom… Je lui ai dit de l’appeler « Cathos ». Et c’est devenu « KTO ».

L’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 vous a-t-elle affermi dans votre judéité ?

Cette tragédie m’a bouleversé. Profondément. Pas tellement par le fait qu’il y a eu une attaque, mais à cause de la barbarie avec laquelle elle a été perpétrée. Cette inhumanité en mouvement. Ces violences gratuites, ces meurtres, ces viols, ces assassinats d’enfants, de bébés même… Je peux comprendre la haine, je peux comprendre le désespoir, je peux comprendre la guerre, malheureusement, cela fait partie de l’histoire de l’humanité, depuis l’origine. Mais dans ce cas, il y a eu une volonté de détruire l’humain. De réduire l’autre à néant. Il ne s’agit pas d’un combat pour la liberté du peuple palestinien, cela se retourne contre lui-même. Et cette barbarie s’est accompagnée d’une extraordinaire vague d’antisémitisme à travers le monde.

Emmanuel Macron a annoncé un projet de loi sur la fin de vie. Quelle est votre position sur le sujet ?

Sur cette question, j’ai un point de vue qui n’est pas apprécié par les religieux. Quand on avance en âge, on rencontre des gens qui souffrent de la maladie, et qui souffrent énormément, et dont l’issue, de toute façon, est fatale. Je pense qu’il faut les laisser partir. Sans que ce soit du suicide assisté, mais un départ digne sous le contrôle des médecins.

Vous avez l’habitude d’être invité au Forum de Davos où se côtoient les plus puissants de la planète. On parle de Dieu à Davos ?

[Sourire.] Oui. Le fondateur de Davos, Klaus Schwab, a introduit dès la fin des années 1980 des débats sur la société spirituelle, avec l’archevêque de Canterbury, des prélats, des rabbins, des mollahs… Le vendredi soir, est organisé un « shabbat dîner » qui réunit des juifs, bien entendu, mais pas seulement. Il y a aussi la possibilité de se recueillir dans une chapelle.

Comment concilier argent, pouvoir et foi religieuse ?

C’est d’abord une affaire de comportement. Dans le travail : ne pas abuser de son pouvoir, gérer les choses de manière intelligente, être respectueux des autres. Ailleurs, vous êtes un membre de la société civile, point barre. La foi demande une autre dimension : savoir faire le bien autour de soi, partager. Ce que vous faites pour les pauvres, les nécessiteux, mais aussi pour l’aide à la recherche, les artistes, les jeunes, etc. Mais on est dans l’ordre du privé.

Vous vous intéressez beaucoup à l’intelligence artificielle. L’IA peut-elle avoir une dimension spirituelle ?

Impossible. Il ne faut pas se tromper, on n’est pas dans l’intelligence, on est dans la réplique de réflexions, de comportements ou de connaissances de l’homme. Pas du tout dans de l’intelligence en soi, de la création. L’intelligence artificielle, en tout cas dans un avenir prévisible, ne pourrait être en mesure de trouver la théorie d’Einstein, ou quoi que ce soit de ce genre. Et si jamais elle devait devenir une forme de spiritualité, elle serait dans la réplique, et ce serait donc du fake.

Avez-vous peur de la mort ?

Non. Nous avons tous un bail précaire et révocable. La seule chose que je souhaite, c’est de ne pas offrir à mes proches le spectacle d’une dégénérescence.

Ce questionnement est récent pour vous ?

Non. Même étant jeune, je pensais que j’allais mourir vite. Pour « faire un beau cadavre », comme le disait James Dean.

Propos recueillis par Jérôme Cordelier

Source lepoint