Les actes de haine contre les Juifs ont commencé à se multiplier de manière exponentielle à l’occasion des manifestations contre l’intervention militaire israélienne à Gaza. Mais le conflit au Proche-Orient n’est que le dernier déclencheur historique d’une haine ancestrale.
Pour les citoyens juifs des pays démocratiques, les trois derniers mois de l’année 2023 ont été les plus sombres, les plus difficiles et les plus dangereux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain du 7 octobre, jour du pogrom du Hamas contre les villages juifs du Néguev occidental israélien, les minorités juives vivant entre San Francisco et Sydney, New York et Londres, Paris et Milan, ont été victimes d’agressions physiques, d’outrages publics et de campagnes de haine sur les réseaux sociaux qui ont réveillé les pires fantômes du passé.
Aux États-Unis, le nombre d’actions antijuives enregistrées par l’Anti-Defamation League (ADL) n’a jamais été aussi élevé : 2031 incidents entre le 7 octobre et le 12 décembre – dont 40 agressions physiques, 337 actes de vandalisme, 250 attaques contre des institutions et des synagogues, 400 agressions sur les campus – soit une augmentation de 337 % par rapport à 2022. Selon Jonathan Greenblatt, directeur général de l’ADL, « il s’agit d’une terrifiante succession d’actes antijuifs, submergeant de haine les communautés à travers les États-Unis ».
En Australie, la tendance est similaire : d’après le Conseil exécutif des communautés juives locales, depuis le 7 octobre, les actes antijuifs ont augmenté de 591 %. À Sydney, juste après le 7 octobre, un cortège pro-Hamas a entonné le chant « du gaz pour les Juifs ». Au Royaume-Uni, les événements antijuifs signalés à ce jour s’élèvent à plus de 1500 ; à Berlin, des cocktails Molotov ont été lancés contre des synagogues ; et en France, ce sont 857 attaques antijuives – parmi lesquelles l’apposition d’étoiles de David sur les maisons juives à Paris – qui ont été recensées, des attaques qui ont entraîné une augmentation de 430 % des demandes d’émigration vers Israël.
Tandis qu’à Thessalonique, le musée commémorant la Shoah a été vandalisé, les institutions juives, allant des écoles aux bureaux, en passant par les propriétés et les commerces, de Madrid à Bruxelles, se sentent menacées. Même en Italie, où l’antisémitisme n’est peut-être pas aussi prononcé, des Juifs portant la kippa – la coiffe traditionnelle – ont été victimes d’insultes et d’agressions, que ce soit à Rome, Gênes ou Milan. Viale Padova, à Milan, lors d’une manifestation de milliers de personnes en faveur du Hamas, on a ainsi pu entendre, scandé en arabe : « Ouvrez les frontières, livrez-nous les Juifs ».
Ce sont les plus jeunes qui sont les plus affectés par cette montée de l’antisémitisme, dans des circonstances aussi courantes que des événements sociaux ou des rencontres sportives. À New York, un match de basket-ball entre des équipes d’adolescentes a dégénéré lorsque des insultes graves ont été proférées par certaines filles non juives à l’encontre des filles juives. Au moment de la traditionnelle poignée de main, l’une des filles non juives a ainsi crié à celle qui se trouvait face à elle : « Je soutiens le Hamas, sale juive ! ».
Tout cela a déclenché une onde de choc au sein des familles. Dans les synagogues ou les écoles – d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre -, les discussions sur la question de savoir s’il est approprié ou non de se promener avec une étoile de David autour du cou, une kippa sur la tête ou tout autre signe extérieur indiquant l’identité juive sont nombreuses. Ce n’est certes pas la première fois depuis 1945 que l’antisémitisme refait surface dans des pays démocratiques, mais c’est la première fois qu’il s’accompagne de violences physiques. Voilà la ligne rouge qui a été franchie.
La ligne rouge
Au cours des 80 dernières années, les Juifs américains, européens et australiens ont été habitués à subir des attaques verbales, publiques, de la part de l’extrême droite, de l’extrême gauche, de chrétiens pré-conciliaires, de fondamentalistes islamiques et même de groupes arabes palestiniens armés de – Paris en 1981 à Rome en 1982 -, mais jamais auparavant des passants isolés ne s’en étaient pris à des hommes, des femmes, des personnes âgées et des enfants juifs aussi souvent et dans autant d’endroits, de Chicago à Los Angeles, de Brooklyn à Marseille, de Liverpool à Amsterdam.
Un crachat, une bousculade, un coup de pied, un cocktail Molotov, du verre brisé, un vieil homme jeté à terre. La violence physique à l’encontre des Juifs est de retour parmi nous. Le sort réservé aux affiches montrant des photos d’otages israéliens à Gaza, déchirées, découpées et jetées au sol, tant sur Broadway Avenue, New York, qu’à Londres ou Madrid, en a été le premier symptôme. Puis le reste a suivi.
Ainsi, les survivants de la Shoah se sont retrouvés dans la position délicate de devoir répondre aux interrogations de leurs enfants, petits-enfants et amis, désireux de savoir ce qu’ils devaient penser face à tout cela. Principalement à cause de l’indifférence générale de trop de gens face à la multiplication de tels épisodes. Sami Modiano, survivant d’Auschwitz, a trouvé la force de se rappeler ce que Primo Levi lui avait dit : « Cela peut se reproduire ».
Le court-circuit sur Gaza
Les actes d’intolérance antijuifs ont commencé à se multiplier de manière exponentielle – notamment aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France – à l’occasion des manifestations publiques condamnant l’intervention militaire israélienne dans la bande de Gaza ainsi que le grand nombre de victimes civiles palestiniennes causées par ces opérations. Protester contre les politiques du gouvernement israélien est légitime – de nombreux Israéliens le font aussi -, tout comme il est légitime de s’indigner face à la tragédie des civils palestiniens, qui se trouvent en proie aux attaques militaires israéliennes et au choix du Hamas de ne pas les défendre, en les utilisant comme boucliers humains. Mais cela ne doit en aucun cas conduire à légitimer des actions anti-juives.
On ne défend pas les revendications nationales des Palestiniens en s’attaquant à une hanoukkia allumée sur le campus de Yale ou en agressant un juif orthodoxe qui se promène à Golders Green. L’antisémitisme que ces actions révèlent n’a rien à voir avec la confrontation des positions sur le conflit israélo-arabe, avec la bataille politique pour défendre les droits des Palestiniens, avec la critique légitime de tel ou tel dirigeant israélien, ni avec la controverse sur le leadership de Mahmoud Abbas dans le monde palestinien. Le conflit non résolu au Moyen-Orient est un autre déclencheur historique qui ravive l’antisémitisme, entraînant une augmentation de cette haine dans notre société.
Le poison du mensonge
L’antisémitisme est la plus ancestrale et la plus brutale des haines de l’autre. Comme l’écrivait le sociologue germano-américain Kurt Lewin au début du XXe siècle, l’histoire nous enseigne qu’« il ne dépend pas du comportement des Juifs ». Il trouve plutôt son origine dans de perfides mensonges, qui engendrent des violences et remplissent d’orgueil ceux qui les commettent. George Mosse, lorsque je l’ai rencontré il y a plusieurs années à l’Université de Wisconsin-Madison, a établi un lien entre la diffusion de ces mensonges et la « psychologie de masse » qui s’empare de peuples entiers.
Le plus ancien de ces mensonges est l’accusation de déicide : pendant plus de 1900 ans, l’Église a maintenu cette accusation, causant d’immenses souffrances à des millions de Juifs sur plusieurs continents, mais tout le monde était convaincu que discriminer, ghettoïser, brûler, convertir de force et enlever des Juifs était juste, légitime, parce qu’ils étaient coupables des crimes les plus graves. Des pogroms des croisés aux ghettos de Rome et de Venise, toute violence était légitimée par le mensonge du déicide. Seul Jean XXIII, avec le Concile Vatican II, a eu la force personnelle et l’autorité morale d’effacer cette infamie, qui avait créé tant de douleur.
Le livret des « Protocoles des Sages de Sion », un mensonge pernicieux, a été fabriqué de toutes pièces par la police secrète du tsar à la fin du XIXe siècle. Il visait à canaliser la haine des masses dépossédées vers les « Juifs maîtres du monde », une haine qui menaçait de submerger l’Empire Romanov. Cela a engendré une myriade de pogroms et une cascade de préjugés qui nous sont parvenus jusqu’à aujourd’hui.
Ce qu’a écrit Karl Marx dans La question juive était aussi un mensonge, où il identifie les Juifs à un « peuple-classe », délégitimant leur identité collective et donnant naissance à un antisémitisme que Joseph Staline, une fois l’URSS créée, poussera jusqu’à l’extrême en persécutant et déportant tous les Juifs qui refusaient de renoncer à leur identité pour devenir purement et simplement des « Soviets ».
Plus terrible encore, le mensonge du national-socialisme, selon lequel les Juifs étaient « biologiquement inférieurs » et donc destinés à être exterminés pour nettoyer les nations de leur présence. Il a fait six millions de victimes, dont 1,5 million d’enfants. Aux mains des nazis-fascistes et de leurs nombreux collaborateurs. Au fil du temps, ces mensonges meurtriers – que nous reconnaissons aujourd’hui comme tels – ont été considérés comme absolument vrais, incontestables, par une multitude d’individus, générant d’immenses violences contre lesquelles les victimes n’avaient aucun moyen de défense. Parce qu’il s’agissait de mensonges tellement populaires qu’ils étaient considérés comme incontestables. À tel point que les auteurs de ces violences ont ensuite accusé les Juifs eux-mêmes d’en être à l’origine.
Il ne s’agit pas de dire que les violences antisémites de ces derniers mois peuvent faire craindre d’immenses tragédies, mais de rappeler les terribles dangers que court une société lorsqu’elle commence à considérer comme légitimes et inoffensifs de perfides mensonges à l’encontre des Juifs.
D’où la nécessité d’identifier aujourd’hui les mensonges à l’origine de la haine antijuive qui meurtrit nos sociétés démocratiques. Je pense, en observant et en écoutant ceux qui professent aujourd’hui cette haine antijuive, que les mensonges les plus dangereux sont essentiellement au nombre de deux. Tous deux ont trait à Israël, confirmant que l’antisionisme est le visage contemporain de l’antisémitisme.
La matrice du Hamas
Le premier mensonge consiste à dire que le Hamas est synonyme de peuple palestinien, et que par conséquent ceux qui se battent pour le Hamas défendent tous les Palestiniens. Autrement dit, le 7 octobre est un pogrom légitime parce que le Hamas se bat pour les droits des Palestiniens. Mais c’est faux, car le Hamas est avant tout une organisation terroriste, fondée en 1988 avec l’intention déclarée de détruire Israël et d’anéantir tous les Juifs en général. En 2007, il a pris le contrôle de Gaza en renversant l’Autorité nationale palestinienne (ANP), qu’il ne reconnaît pas, la considérant comme corrompue parce qu’elle est née en 1993 grâce aux accords de paix d’Oslo avec Israël, signés par le chef de l’OLP, Yasser Arafat, et les dirigeants israéliens Yitzhak Rabin et Shimon Peres.
Le Hamas vise à la fois la destruction d’Israël et l’anéantissement de l’ANP, qui est pourtant la légitime représentante du peuple palestinien, dirigée par Mahmoud Abbas, successeur d’Arafat, et fidèle aux accords de paix d’Oslo avec l’État d’Israël, fondés sur la formule « Deux peuples pour deux États ». Le véritable objectif que s’attribue explicitement et fièrement le Hamas est d’anéantir Israël, l’ANP, les accords de paix d’Oslo, et d’enterrer le tout sous les cadavres des neuf millions d’Israéliens de toutes confessions et de toutes origines. Ainsi que, devrait-on ajouter, sous ceux de son propre peuple palestinien, délibérément utilisé comme bouclier humain, en prévision de la réaction de l’État juif au plus grand pogrom de l’histoire récente.
Le deuxième mensonge est l’assimilation du sionisme au racisme. Il a été créé de toutes pièces par la propagande soviétique en 1967 afin de délégitimer l’existence d’Israël après la guerre des Six Jours, dans le cadre de la guerre froide qui a vu Moscou soutenir les régimes nationalistes arabes pour tenter de s’établir au Moyen-Orient, niant le lien trimillénaire entre la Terre d’Israël et les Juifs qui a contribué à maintenir tout un peuple en vie pendant 20 siècles de diaspora. Le premier à lancer l’attaque fut Nikolaï Fédorenko, chef de la délégation soviétique à l’ONU, qui, le 9 juin 1967, a comparé les opérations militaires israéliennes à l’Allemagne hitlérienne. Sous l’impulsion de l’URSS, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté, le 10 novembre 1975, la résolution 3379 comparant le sionisme au racisme. Mais à la fin de la guerre froide, le 17 décembre 1991, la même Assemblée générale l’a annulée et révoquée à une écrasante majorité.
Si ces deux mensonges génèrent de la violence, c’est parce qu’en légitimant le Hamas et en délégitimant Israël, ils valident le pogrom du 7 octobre 2023, qui a conduit à la mort de quelque 1200 Israéliens et à l’enlèvement de 240 autres – dans les deux cas, essentiellement des civils – en tant que lutte de libération nationale, incitant insidieusement tous ceux qui partagent cette interprétation à reconnaître tout Juif comme un ennemi et à s’en prendre à lui. Telle est la genèse de la violence physique contre les Juifs qui a surpris les pays démocratiques.
La leçon de Wiesel
Un soir de printemps, alors que je discutais de l’antisémitisme avec Elie Wiesel au 92Y Center de Manhattan, peu après le début de la présidence Obama, il m’a dit que le seul antidote possible était « l’éducation des nouvelles générations ». Pour le lauréat du prix Nobel de la paix, survivant d’Auschwitz et auteur de La Nuit, « la bataille contre la haine antijuive doit être menée chaque jour, car les dangers se renouvellent de génération en génération ».
Et chaque génération, a-t-il ajouté, étudie et apprend différemment. Il y a donc là une suggestion à écouter. Surtout si l’on tient compte du fait qu’en Amérique du Nord comme en Europe, la majorité des violences sont le fait de jeunes. La meilleure réponse, telle est la thèse de Wiesel, à ceux qui paradent en proférant des insultes contre les Juifs dans le but de les attaquer, de les éliminer, de les délégitimer, ne peut venir que des bancs des écoles et des universités. « D’où l’importance d’avoir des enseignants capables de mener cette bataille », soulignait Wiesel.
Bonjour, merci pour cette analyse malheureusement reflet de la triste réalité.