80 ans après, la rafle de Bordeaux est toujours dans les esprits

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Ce 10 janvier 2024 marque les 80 ans de la “rafle” de Bordeaux. Après de multiples arrestations dans toute la région, plus de 360 personnes juives ont été envoyées à Drancy pour rejoindre les camps de la mort d’Auschwitz.

Les 10 et 11 janvier 1944, les forces policières françaises et de l’occupation arrêtent plus de 500 personnes. Ces deux jours marqueront l’avant-dernière des neuf grandes rafles qu’a connues l’Aquitaine sous l’Occupation. “Parler de rafle est une commodité langagière. Ce sont de multiples arrestations qui se sont produites partout en Aquitaine”, rappelle Carole Lemée, anthropologue et spécialiste de la Shoah.

À Arcachon, Saint-Jean-de-Luz, Libourne ou encore dans les Landes, les arrestations se multiplient au beau milieu de la soirée, vers 21h, puis le lendemain matin. « C’étaient principalement des familles françaises, implantées depuis longtemps dans le territoire. Les juifs étrangers avaient déjà été déportés dès 1942Ils n’ont pas pu arrêter toutes les personnes qu’ils avaient sur leurs listes”, explique Carole Lemée Carole Lemée anthropologue spécialiste de la Shoah. Un choc pour beaucoup d’entre elles, qui n’imaginaient pas “être touchées un jour par les déportations”. 

Sexe, âge, ancrage des familles sur le territoire, aucune distinction n’était réalisée par les forces de l’ordre. “On avait des personnes de toute condition socio-économique et de tout âge, un bébé de 10 jours, un enfant de 3 mois, mais aussi des personnes âgées de plus de 75 ans”, explique Carole Lemée. Au total, près de 60 enfants ont été déportés à cette période.

Procédures administratives 

Ces arrestations sont organisées par la préfecture de Gironde et son préfet Maurice Sabatier, avec les forces de l’occupation. Maurice Papon est alors secrétaire général de la préfecture. “Ces personnes étaient considérées comme juives parce qu’elles figuraient dans les fichiers des services des questions juives de la préfecture”, souligne Carole Lemée. Dans ce cadre de l’occupation, les services du gouvernement de Vichy doivent accomplir une tâche : constituer un convoi, qui partira de Bordeaux pour Drancy. « Il y a une vraie logique économique. Tout était calculé pour que ces déportations coûtent le moins possible. »

Pour la première fois, les autorités décident d’interner les victimes dans un lieu de culte. “Il a été décidé que la majeure partie des victimes seraient internées dans la grande synagogue de Bordeaux”, indique Carole Lemée, précisant qu’il s’agissait d’une exception historique. “Aucune autre synagogue en France n’a été un lieu d’internement”.

Brouhaha, malnutrition

Sur les rares photos, le bâtiment a ainsi des allures de prison. “Il y avait des barbelés partout, il n’y avait plus de banc”, relate Erick Aouizerate, président du Consistoire de Bordeaux.

Dans l’enceinte, plus de 500 personnes sont assignées à un petit espace. “Ils n’ont pas le droit de bouger de l’endroit qu’on leur a attribué. Seuls les enfants auraient eu le droit à un peu de lait concentré sucré”, détaille l’anthropologue.

Les témoins qu’elle a rencontrés se souviennent de couvertures posées à même le sol, et d’un bruit assourdissant. “Il y avait un brouhaha énorme avec la résonance de la synagogue. Des femmes pleuraient, criaient, les enfants aussi”, relate Carole Lemée. « Certains criaient qu’ils n’étaient pas juifs. »

En dehors de la synagogue, d’autres juifs sont internés à Libourne, de l’autre côté de la Garonne, dans la prison de la commune, en attendant le passage du train, au départ de Bordeaux. Les personnes arrêtées dans le reste de la région seront, pour certaines, acheminées à la synagogue. D’autres seront directement amenées à la gare.

Au grand jour

Pendant deux jours, les forces de l’ordre vérifient les identités des prisonniers, suivant un protocole de discrimination raciale, basée sur une ordonnance éditée en 1940. “Ils ont vérifié si les personnes étaient juives selon les critères de la législation. Ceux issus d’une union mixte, et des conjoints d’aryens ont été ainsi, parfois mais rarement, libérés”, indique Carole Lemée.

Les personnes enceintes ou blessées, considérées comme intransportables, étaient envoyées à l’hôpital-prison. Certaines ont été frappées par les forces de l’ordre. Sur l’ensemble des arrestations, plus de 360 personnes seront finalement déportées au camp de Drancy.

Le 12 janvier au matin, les prisonniers sortent de la grande synagogue. “Il y avait un certain nombre de personnes venues assister à leur départ ou postées derrière leurs fenêtres, à observer ce qu’il se passait”, explique Carole Lemée.

En plein jour, des centaines de personnes juives montent ainsi, sous les yeux des Bordelais, dans des bus qui les emmènent à la gare. Il s’agit de l’avant-dernier convoi depuis Bordeaux. “Il fallait que les transports se passent du mieux possible, sans entrave. Pour les forces de l’ordre, c’était trop dangereux de les faire marcher jusqu’à la gare, avec le risque d’évasion, voire de blessures”, souligne Carole Lemée.

De cette rafle, peu de personnes ont réussi à y réchapper. Parmi elles, Boris Cyrulnik, qui avait alors six ans, mais aussi Berthe Murate, survivante d’Auschwitz, qui a témoigné au procès de Maurice Papon en 1995. Deux sœurs, Blanche Chauveau et Josette Mélinon ont été sauvées par leur père, qui a fourni des attestations de baptême à quelques minutes du départ du train, et enfin Michel Schouker, libéré par un soldat SS au camp de Drancy. Il avait onze ans.

Deux fois prison

Si la synagogue a fait office de lieu d’internement, cette dernière avait au préalable été pillée, en décembre 1943, par les Allemands. Ils avaient notamment volé des rouleaux de la Torah, mais aussi abîmé le grand chandelier.

Ce dernier, vient d’ailleurs d’être rénové et réinstallé dans la synagogue depuis le 10 décembre dernier. “On peut parler d’un ethnocide dans lequel la culture et le patrimoine sont détruits”, indique Carole Lemée.

Le lieu de prière sera aussi le théâtre d’un deuxième internement, en juillet 1944. Cette fois, des politiques et des résistants y sont enfermés avant, elles aussi, de remonter dans un convoi pour les camps de concentration.

Communauté décimée

Au total, 1 665 juifs ont été déportés dans des convois Bordeaux-Drancy, pendant l’occupation. Seules quelques familles ont survécu, sur l’ensemble des personnes que comptait la communauté. “La communauté juive de Bordeaux était à la fois composée des juifs hispano-portugais historiques, des ashkénazes venus de l’Europe de l’Est qui fuyaient les nazis et enfin les juifs séfarades, venus d’Afrique du Nord”, rapporte Erick Aouizerate.

Dix convois ont été organisés depuis la métropole bordelaise. “La Shoah a amputé une large partie de la communauté juive bordelaise installée depuis plusieurs siècles”, explique Carole Lemée.

En hommage aux victimes de cette rafle et des neuf autres, une “paroi des noms” des victimes de la Shoah a été installé dans la synagogue, réalisé par Carole Lemée, en 2014. Dessus, les noms aux multiples orthographes des victimes, ainsi que leurs différents parcours et leurs âges. “Nous voulions marquer chacune des histoires singulières de cet événement. Tous ne sont pas morts à Auschwitz, ils n’en restent pas moins des victimes de la Shoah”, souligne l’anthropologue.

« On n’est pas à l’abri »

Ce 10 janvier 2024, à 18h, 80 ans après les faits, une commémoration est organisée dans la grande synagogue de Bordeaux qui, depuis, a retrouvé sa spiritualité. Boris Cyrulnik, l’un des derniers rescapés vivant de cet épisode de l’Histoire sera présent. “La cérémonie sera suivie d’une conférence avec Jean-Marie Matisson, l’un des premiers plaignants dans le procès Papon”, liste le président du consistoire de Bordeaux. Il y présentera son livre “Le procès Papon : quand la République juge l’État français”, à 19h30.

Plus tôt dans la journée, Boris Cyrulnik rencontrera une école de Bacalan qui travaille sur un podcast sur le quartier. “Il ira ensuite poser un pavé commémoratif rue de la Rousselle, dans Bordeaux, là où ses parents ont été arrêtés avant lui”, indique Erick Aouizerate.

Une présence et un échange important pour la communauté juive. “Outre l’importance de transmettre la mémoire, il y a un rappel nécessaire au vu de la situation actuelle très particulière”, confie le président du consistoire de Bordeaux. « Il y a à la fois l’exportation d’un conflit qui entraîne des amalgames et un fond antisémite dont la recrudescence des actes connotés ne peuvent qu’attester de sa présence. »

Ces 80 ans se veulent donc comme un rappel. “On n’est pas à l’abri que ce genre d’événement se renouvelle. Ces gens étaient complètement intégrés, ils étaient dans nos écoles, occupaient des emplois similaires aux nôtres. Et ils ont disparu du jour au lendemain”, martèle Erick Aouizerate.

Écrit par Julie Chapman