Il y a quelques années, j’ai reçu un poème envoyé par la mère d’une jeune femme. Ce texte est poignant, je le garde toujours près de moi.
« Pourquoi lire ?
Parce qu’on est vivant
Parce qu’on a peur, pour avoir peur
On lit pour se trouver et pour se perdre… »
Son poème me touche, indéfiniment. Je viens d’une famille d’universitaires. Chez moi, les livres sont partout. Les murs, les tables, les placards en sont recouverts. Comme chez mes parents, où l’on trouve des montagnes de livres, de l’appartement jusqu’à la cave.
Enfants, nous vivions dans un appartement tapissé de livres. Notre occupation favorite était la lecture. Après les repas, chacun disparaissait dans sa chambre pour se plonger dans l’œuvre qu’il avait commencée. De temps en temps, il fallait bien sortir. Travailler, aller à l’école, faire des courses, se ravitailler, voir des amis. Quand nous partions en vacances, nous chargions la voiture de valises innombrables et très lourdes, et transportions notre fardeau vers les lieux de nos villégiatures. Nous promenions nos livres à la plage, dans les villes, dans les appartements que mes parents louaient, en Espagne, au Maroc où ils sont nés, ou jusqu’en Amérique où vivait une partie de la famille.
Les livres, chez nous, voyagent avec nous. Jusqu’à aujourd’hui, ils circulent. Tous les jours, ma mère va en commander ou en acheter chez son libraire qu’elle adore, Samuel. Elle nous parle de lui, de ses conseils et de ses idées. Souvent elle m’apporte des livres. Moi aussi. Désormais, je n’offre plus que des livres. Des livres et des fleurs. What else ?
C’est ainsi, en tombant sur les livres de la bibliothèque de mon père, que j’ai découvert les manuscrits de la mer Morte, sujet de mon premier roman Qumran. Lors de mes années d’études, à la bibliothèque, j’allais lire et emprunter les ouvrages que je convoitais, dans cette ambiance rassérénante. Tout le monde travaille, avec concentration, à livre ouvert. Un temple du savoir, habité de mathématiciens, physiciens, biologistes, linguistes, philosophes, historiens, littéraires, médecins, juristes. Tous réunis pour étudier, la tête penchée sur la table, illuminée par les lampes de notaire vertes. Une expérience unique où l’on peut partager un rapport vrai avec la culture, aux antipodes de toute pédanterie, dans une recherche de la vérité. De l’esprit libre, critique, autonome et la volonté de réussir ses examens, ses concours, ses épreuves. Pour moi, l’objet est sacré. J’aime découvrir son univers, me plonger dans le monde d’un auteur. D’un autre. Presque une anagramme.
Un livre, c’est l’inverse d’un algorithme. C’est une découverte, pas une orientation préméditée par les goûts. Un livre, c’est une aventure. C’est une rencontre. C’est une promesse. C’est un souvenir. Je ne peux pas le jeter, même s’il est inintéressant. Dans la tradition juive, on enterre des livres usés dans des cimetières. Parfois j’imagine le monde de demain : un immense cimetière de livres ? Tous enfouis, parqués dans des bibliothèques devenues musées de livres dans des villes musées. Que sera le monde, sans livre ?
Pourquoi lire ? Pour vivre la vie plus intensément. Pour tomber amoureux. Pour devenir adulte. Pour revivre son enfance. Pour s’imaginer grand. Pour se rappeler ce qu’on avait oublié. Pour rencontrer des gens d’une autre époque, qui n’ont rien à voir avec nous, et qui ont tout à voir avec nous, dans un dialogue à travers l’espace et le temps. Pour s’éveiller. Pour s’émerveiller. Le livre ouvre les esprits à une forme de contestation. Il offre une multiplicité de points de vue. Une recherche qui rend plus intelligent. Pour oublier le monde devenu trop angoissant, trop violent, trop incompréhensible. Pour comprendre. Pour rationaliser. Pour ne pas haïr. Pour ne plus être seul. Et aussi, pour être seul. Parfois il déçoit, parfois il séduit, parfois, c’est juste pour un instant, parfois c’est pour la vie. Lire pour donner un sens. Lire pour ne pas se suicider intellectuellement, spirituellement, civilement, civiquement, politiquement.
Je crois que nos vies sont en train de se vider de leur sens. Avec le discrédit jeté sur les religieux et sur les politiques, nous n’avons plus de guide, plus de norme ni de loi habilitée à nous dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Et tels les parents du Petit Poucet, nous égarons nos enfants dans la forêt numérique pour se faire dévorer par l’ogre technologique qui nous coupe du monde réel. Plus que la foi en Dieu, c’est la foi en l’homme que nous avons perdue, depuis que notre monde est envahi par la technique qui nous chosifie et nous asservit dans une forme de servitude heureuse, que décrit La Boétie dans son livre Discours de la servitude volontaire, et nous voyons des horreurs se produire sous nos yeux. Lire, pour retrouver le sens. Lire pour survivre.
Eliette Abécassis