La guerre Hamas-Israël a momentanément éclipsé les critiques visant le gouvernement de Benyamin Netanyahou. Mais après trois mois de conflit, la contestation rejaillit.
Cela restera probablement le sketch symbole de ces trois mois de guerre entre Israël et le Hamas. Un soldat réserviste est de retour chez lui. À la table familiale, il trône à la place d’honneur. Sans un regard pour lui, les membres de la famille se passent les plats en s’accusant mutuellement de l’échec du 7 octobre, du massacre et de la guerre qui ont suivi.
Le militaire démobilisé ne dit rien. Jusqu’au moment où il se lève, fait le tour de la table et, soudain, jette son assiette par terre. Dans le fracas de la vaisselle cassée, la discussion s’arrête net. Sous les regards ébahis des convives, le réserviste ramasse son barda et annonce qu’il s’en retourne à son unité qui combat à Gaza. Là-bas au moins, ils sont ensemble. Il y a de la fraternité.
En toile de fond, un classique de la chanson israélienne revisité pour la circonstance : « Comme il est bon d’être rentré chez soi et de vous revoir… 60 jours avec le même maillot de corps, sans dormir… » Mais personne ne l’écoute. La famille est trop occupée à se déchirer comme avant le 7 octobre.
« Ensemble vers la victoire »
Diffusée en ouverture de l’émission satirique hebdomadaire, « Eretz Nehederet » (en français « Un pays formidable »), rebaptisée depuis son retour à l’écran « Eretz Nilkhemet » (« Un pays qui se bat »), la courte saynète est devenue virale. Mais elle a aussi créé la polémique. Entre ceux qui y voient une manière sophistiquée de faire taire tout débat sur la guerre et ceux qui la comprennent comme un salutaire rejet du slogan affiché partout dans le pays et répété à l’envi par une bonne partie de la classe politique israélienne : « Ensemble vers la victoire ».
« Depuis le début, écrit Yasmin Levi, éditorialiste vedette de Galeria, le supplément culturel du quotidien Haaretz, cet « ensemble » n’est qu’un bluff, un anesthésique, une bulle fictive. Quel « ensemble » peut-il y avoir quand des forces politiques contraires à l’intérêt du pays existent encore ? » Et Yasmin Levi de conclure : « Ensemble, nous vaincrons ? Bien sûr. Mais surtout, n’allez pas parler du jour d’après… »
Certes, au vu de la dernière enquête d’opinion publiée par l’Institut pour la démocratie à Jérusalem, il est clair qu’une vaste majorité d’Israéliens juifs soutient la guerre et son objectif : la destruction du Hamas. D’où cette impression d’une unité nationale retrouvée, qui fait front derrière un Benyamin Netanyahou devenu le chef militaire de la nation. Fini les huit mois de contestation ! Fini le mouvement prodémocratie ! Tout Israël derrière son drapeau, ses soldats et son Premier ministre. Une image trompeuse, du moins si l’on en croit les derniers sondages. Si des élections avaient lieu maintenant, le Likoud ne recueillerait qu’une quinzaine de sièges contre plus de trente pour le parti de Benny Gantz. L’ancien ministre de la Défense a quitté l’opposition le 12 octobre dernier afin de participer au cabinet d’urgence nationale avec pour mission : surveiller la conduite de la guerre.
« Pour le moment, la tristesse et le deuil l’emportent sur la colère »
Si Benyamin Netanyahou et son parti sont sous la menace d’une véritable Bérézina électorale, cela ne se traduit pas, pour l’heure, par une contestation massive. Comment expliquer ce paradoxe ? Un important responsable du mouvement prodémocratie, qui a tenu à garder l’anonymat en raison de ses fonctions actuelles, déclare au Point : « Pour le moment, la tristesse et le deuil l’emportent sur la colère. Mais il ne faut pas s’y tromper. Les gens sont profondément en colère. Au moins 80 % du public israélien estime que ce gouvernement qui a abandonné le pays doit aller au diable. Et parmi ces 80 %, à peu près la moitié pense que Benyamin Netanyahou et ses ministres doivent partir maintenant, et non pas à la fin des combats. »
« Netanyahou, dehors ! Maintenant ! » C’est d’ailleurs le slogan de plusieurs manifestations qui, depuis quelques semaines, se déroulent le samedi soir à Tel-Aviv, Césarée, Jérusalem, Haïfa. Des milliers de personnes y participent. Mais on est encore loin des foules immenses qui descendaient dans les rues du pays tous les samedis soir jusqu’à la veille du 7 octobre.
Pour la sociologue Tamar Herman, c’est d’abord le résultat des divisions au sein du mouvement prodémocratie : « Une partie, notamment celle représentée par l’organisation Frères et Sœurs d’armes, veut entrer en politique, confie-t-elle au Point. D’autres veulent mener campagne pour l’adoption d’une constitution. Enfin, il y a ceux qui veulent attendre la fin de la guerre pour manifester et ceux qui ne veulent pas attendre. » Tout cela expliquerait, selon Tamar Herman, la crise que traverse la contestation prodémocratie.
« La colère est là. Elle va en augmentant. Et elle finira par éclater »
Une analyse totalement rejetée par le responsable du mouvement déjà cité : « En quoi le fait qu’un mouvement comme le nôtre soit constitué de tendances diverses quant à ses modes d’action est-il un problème ? Nous sommes pour la démocratie, pour la mise en place d’une constitution, pour l’entrée en politique de dirigeants de qualité… Je rejette complètement l’analyse de Tamar Herman. Je vous le répète, la colère est là. Elle va en augmentant. Et elle finira par éclater. » Lors de la démobilisation massive des réservistes ? Lorsque Benny Gantz et son parti claqueront la porte du cabinet d’urgence nationale ? Lorsque la guerre diminuera d’intensité ? Selon les sondages récents réalisés par Tamar Herman et Or Anabi, 72 % des personnes interrogées affirment qu’il faut s’attendre, dès la fin de la guerre, à des manifestations massives contre les responsables de l’échec du 7 octobre. Et 69 % veulent des élections, là encore dès la fin des combats.
Reste qu’après 85 jours de guerre, la situation du pays n’a guère évolué. La coalition au pouvoir continue de privilégier ses intérêts sectoriels et idéologiques. Les familles des 129 otages encore détenus à Gaza réclament, jour après jour, leur retour immédiat, mais doutent que ce soit encore la priorité suprême du gouvernement. Enfin, la liste des soldats morts au combat ne cesse de s’allonger. À ce jour, elle monte à 166 victimes. Sans oublier les 936 militaires blessés. La semaine dernière, Benyamin Netanyahou a rendu visite à dix-huit soldats soignés à l’hôpital Hadassah, à Jérusalem. Quinze d’entre eux ont refusé de le recevoir. Un mini-événement sans signification ? Ou l’expression d’une défiance croissante à l’égard d’un chef de gouvernement, dont les alliés d’extrême droite ne cessent de critiquer l’état-major ?
Danièle Kriegel