Les Francs-maçons qui tirent les ficelles de la IIIe République ? Très vite, la propagande de la droite catholique leur associe les juifs pour en faire des ennemis d’autant plus redoutés qu’ils agissent « insidieusement ».
L’antimaçonnisme de combat prend son élan décisif, en France, après l’installation de la IIIe République, au début des années 1880. L’enjeu constitutionnel – monarchie ou république – en cache un autre, philosophique et religieux : quelle sera la place de l’Eglise catholique dans le régime qui doit succéder au Second Empire ? La franc-maçonnerie avait sensiblement évolué sous l’influence du positivisme. En 1877, l’obligation de croire en Dieu est rayée des articles de la constitution du Grand Orient de France. La même année, la franc-maçonnerie anime la lutte contre Mac-Mahon et l’Ordre moral. Une grande partie du personnel républicain y est affiliée, à commencer par Léon Gambetta et Jules Ferry, chefs rivaux du « parti républicain ».
L’antimaçonnisme est donc d’abord un antirépublicanisme. La République en effet n’est pas seulement un système institutionnel mais un régime porteur d’une idéologie inacceptable par les catholiques intransigeants : celle des Lumières et de la laïcité.
Les loges et « l’âme du peuple »
Lors des grandes batailles qui suivent la défaite de 1871 entre républicains conquérants et monarchistes catholiques, et dont la crise du 16 mai 1877 a été le point d’orgue, la franc-maçonnerie a joué un rôle actif du côté des premiers. Elle devenait l’ennemie d’autant plus redoutée des seconds qu’elle était « secrète », « occulte », aux agissements « insidieux », et qu’elle professait, sinon l’athéisme, à tout le moins un indifférentisme en matière religieuse inacceptable aux yeux des catholiques. Lorsque le pape Léon XIII condamne, à son tour, la maçonnerie, dans son encyclique Humanum genus, en 1884, La Croix résume l’action des loges : elles veulent « arracher la foi de l’âme du peuple ».
Dans cette guerre idéologique et politique, sur l’antimaçonnisme antirépublicain et antilaïque s’est greffé l’antisémitisme. Il n’allait pas de soi que les juifs aient été assimilés d’emblée à la franc-maçonnerie. La Loi mosaïque et les préceptes de la Torah ne s’y prêtaient guère. Mais, outre que nombre de juifs non religieux, assimilés, en quête de sociabilité pouvaient rencontrer dans la maçonnerie ce que d’autres avaient trouvé au XIXe siècle chez les saint-simoniens, l’imaginaire contre-révolutionnaire, investi par le fantasme du complot, a tout naturellement réuni dans sa vindicte les minorités anticatholiques – protestants, libres-penseurs, juifs et francs-maçons – également ennemis de l’ancienne France.
Au commencement des années 1880, La Croix et Le Pèlerin entament une campagne antijuifs, dont Edouard Drumont, lui-même catholique, prendra le relais dans son ouvrage La France juive (1886) puis dans son quotidien La Libre Parole à partir de 1892. Drumont dénonce « le caractère sémitique » de la franc-maçonnerie.
La Bonne Presse, société d’édition des pères assomptionnistes, lance en 1884 La Franc-maçonnerie démasquée, revue mensuelle des « doctrines et faits maçonniques », et flétrit la collusion maléfique : « Les juifs francs-maçons attaquent le Christ avec une rage qui ne sait point se contenir et ils demeurent constants dans leur haine. »
L’acharnement de Maurras
Au terme de ce processus d’assimilation émergera un concept aussi improbable que vivace : le judéo-maçonnisme, dont les adversaires de la république laïque useront à chaque crise pour fustiger le noir complot dirigé contre le catholicisme.
Le nationalisme antidreyfusard renouvelle quelque peu la thématique. Ce ne sont plus seulement des catholiques qui mènent la bataille sur le terrain religieux ; ce sont désormais des ligueurs, certes favorables à l’Eglise catholique, mais engagés plus délibérément sur le terrain politique. Jules Lemaître, président de la Ligue de la patrie française, consacre une étude, La Franc-Maçonnerie (1899), au rôle des « frères » dans l’affaire Dreyfus.
Les Annales de la patrie française, revue bimensuelle de la ligue du même nom lancée en 1900 sous le patronage de François Coppée, Jules Lemaître, Maurice Barrès et quelques autres, ne manquent pas de dénoncer, à leur tour, l’œuvre « malsaine » des juifs et des maçons : « Tout meurt sous le souffle du juif servi par la franc-maçonnerie. »
Charles Maurras, doctrinaire de l’Action française, née elle aussi de l’affaire Dreyfus, antidémocrate et antilibéral, agnostique mais défenseur du catholicisme, s’acharnera contre les francs-maçons, dont il fait l’un des « quatre Etats confédérés » composant l’« Anti-France », avec les juifs, les protestants et les « métèques ».
« Remettre le juif à sa place »
Ainsi les premières années du XXe siècle connaissent-elles un renouveau des publications et des activités antimaçonniques. Emile de Marcère, sénateur républicain, ancien ministre de l’Intérieur à la fin des années 1870, fonde, en 1903, le Comité antimaçonnique de Paris, qu’il préside avec à ses côtés un autre sénateur, l’amiral comte de Cuverville, et le colonel comte de Ramel. Une des principales activités du Comité est de rendre publics les noms des francs-maçons présents dans les différentes instances du pouvoir, les divers milieux du Tout-Paris, et jusque dans les listes de promotion à la Légion d’honneur.
En 1910 est créée une nouvelle organisation, la Ligue française antimaçonnique, qui entend faire œuvre d’union entre tous les Français, « sans distinction d’étiquette politique », estimant que « la franc-maçonnerie est le grand péril social, national et religieux du temps présent » et voulant se mobiliser contre lui.
La Ligue s’organise en sections à travers le pays et se dote d’un organe, La Revue antimaçonnique, dont le premier numéro est lancé en novembre 1910. Sitôt après un éditorial programmatique suit un premier article de cette nouvelle revue, intitulé « L’antisémitisme et les juifs ». Le lien entre ces deux passions françaises, l’antisémitisme et l’antimaçonnisme, devient consubstantiel.
Un auteur de La Revue antimaçonnique, Gaston de Lafont de Savines, poursuit son enquête sur plusieurs années, avant d’énoncer en mars 1912 les solutions qui s’imposent : « Remettre le juif à sa place d’étranger ; réviser les fortunes juives en obligeant Israël à restituer des biens mal acquis. » Pour y parvenir, l’auteur propose un recensement, qui débusquera « les juifs honteux, les juifs masqués, les juifs furieux d’être juifs il en existe, les juifs de l’Internationale, les juifs athées ou indifférents qui ont abandonné la synagogue ».
Le pouvoir de « soulever l’univers »
La guerre de 1914-1918 et l’Union sacrée mettent une sourdine aux attaques antimaçonniques, mais celles-ci reprennent en 1924, au lendemain de la victoire du Cartel des gauches. Edouard Herriot, membre du Parti radical, chef de la coalition de gauche, bientôt président du Conseil, dirige une politique laïque visant notamment à appliquer la loi de séparation des Eglises et de l’Etat aux départements d’Alsace et de la Moselle recouvrés.
Le projet déclenche la formation ou la mobilisation de ligues, comme la Fédération nationale catholique (FNC) du général de Castelnau, ancien député du Bloc national. Herriot n’est pas franc-maçon, mais ses accointances avec la franc-maçonnerie et le nombre important des radicaux membres des loges ravivent la vieille hostilité. Il est notable, cependant, que les véhémences antimaçonniques de la FNC sont dénuées d’allusions aux juifs.
Quelques années plus tard, la Ligue franc-catholique de Monseigneur Ernest Jouin se donne pour une organisation anti-judéo-maçonnique, dont le premier congrès se tient solennellement dans la grande nef de l’église Saint-Augustin, à Paris, le 26 novembre 1928. Le prélat fondateur, qui avait déjà lancé, en 1912, une Revue internationale des sociétés secrètes, reprend le thème de la collusion à combattre.
En 1920, il avait publié dans sa revue Les Protocoles des Sages de Sion un texte sur le « péril judéo-maçonnique », dont il accrédite et répand la formule : « Le juif est partout, il y a une telle connexité entre juifs et maçons qu’il suffit d’un signe de l’Alliance universelle pour soulever l’univers. »
La mystification de Léo Taxil
De cette longue tradition antimaçonnique et antisémite devaient résulter les lois de la révolution nationale du maréchal Pétain : sur l’interdiction des « sociétés secrètes » le 13 août 1940 ; sur le statut des juifs les 6 octobre 1940 et 2 juin 1941. Cependant, la loi, si efficace fût-elle, ne pouvait abolir d’un coup, aux yeux de leurs adversaires, ni l’esprit ni les réseaux maçonniques – comme l’affirment Les Documents maçonniques, revue illustrée dont le premier numéro date d’octobre 1941. Son directeur, Bernard Faÿ, est nommé administrateur de la Bibliothèque nationale et chargé du Musée des sociétés secrètes, dont la mission est de « réunir, de conserver et d’éditer tous les documents maçons en vue de l’application de la loi du 11 août 1941 ».
Le catholicisme du XIXe siècle et du début du XXe reste attaché à la notion selon laquelle la loi civile est subordonnée à la loi religieuse, où le pouvoir temporel doit s’inspirer du pouvoir spirituel, en être la traduction politique. Certes, il existe un catholicisme libéral, démocrate et même philosémite. Mais, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il est minoritaire. Quant à la droite nationaliste, extérieure à toute profession de foi religieuse, elle se fait l’alliée d’un catholicisme où elle rencontre le principe de l’identité française, pour désigner, elle aussi, le franc-maçon et le juif – le judéo-maçonnisme – comme l’ennemi.
Instrument des juifs au service de la damnation du monde et de la destruction de l’Eglise, la franc-maçonnerie ne pouvait être que l’œuvre du diable. Cette interprétation délirante est assumée par le pape Pie IX, véhiculée par les catholiques intégraux dans les années 1890, à une époque où les sciences occultes, les études ésotériques, le spiritisme sont à la mode.
La sensibilité fin de siècle, la croyance aux sortilèges et aux maléfices, qu’on songe au Là-Bas de Huysmans (1891), ont nourri le mythe d’une action personnelle de Lucifer, qui, dans son combat avec Dieu, utilise la franc-maçonnerie aux fins d’abattre le christianisme.
C’est de ce terreau diabolisant qu’est sortie la mystification de Léo Taxil. De son vrai nom Gabriel Antoine Jogand-Pagès, né à Marseille en 1854, il a fait fortune dans la littérature antireligieuse. Son journal L’Anti-Clérical tirait jusqu’à 70 000 exemplaires au début des années 1880. Des revers de fortune l’amènent à se déclarer converti au catholicisme et à mettre sa verve imaginative au service d’une série de révélations abracadabrantes sur la franc-maçonnerie dans les colonnes d’un nouveau journal, L’Anti-Maçon., pour ensuite se rétracter…
« Causalité diabolique »
Les positions de l’Eglise catholique se sont adoucies peu à peu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pie XII condamne encore la maçonnerie dans sa constitution apostolique Decessorum Nostrorum Vestigiis. Mais l’acceptation du pluralisme démocratique par l’Eglise éloigne l’ennemi, de même que l’antijudaïsme traditionnel survit difficilement au génocide hitlérien.
Au concile Vatican II, au début des années 1960, Méndez Arceo, évêque de Cuernavaca (Mexique), suggère des modifications apaisantes dans le droit canon. En 1983, les arguments antimaçonniques ont disparu du nouveau code canonique. Mais, la même année, la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi précise encore que « les fidèles du Christ qui donnent leur nom aux associations maçonniques tombent dans un péché grave et ne peuvent accéder à la Sainte Communion ».
La République ayant définitivement triomphé, la pacification religieuse étant en bonne voie, que reste-t-il de l’antimaçonnisme ? Les pamphlets se sont raréfiés, mais les francs-maçons sont toujours un sujet pour les réseaux sociaux et les gazettes. Toujours suspects d’action souterraine, ils répondent à la demande de mystère que le public manifeste sans désemparer.
La franc-maçonnerie garde aujourd’hui la réputation d’une organisation maléfique. Ses complicités dans l’appareil d’Etat, ses liens internationaux, la continuité de ses rites prétendus ésotériques, continuent à faire d’elle dans l’imaginaire des Français l’un des plus beaux fleurons de la « causalité diabolique », comme si, au vide du Ciel, il leur fallait un substitut : la main invisible des puissances obscures.
Par Michel Winock