Sur l’île située à seulement une heure d’avion d’Israël, la communauté juive s’est mobilisée pour accueillir de nombreux Israéliens fuyant la guerre. Les deux pays entretiennent des liens anciens.
La synagogue de Larnaca, cité balnéaire de 150 000 habitants sur la côte sud de Chypre, est presque vide en ce dimanche de fin novembre. Quelques hommes en chemise blanche étudient la Torah en silence. Depuis les attaques sanglantes du Hamas en Israël, le 7 octobre, la sécurité autour du bâtiment a été renforcée. Une patrouille de police veille nuit et jour, et l’accès à l’édifice se fait après un rigoureux contrôle d’identité. Dans le restaurant casher attenant, seule Tahel télétravaille sur son ordinateur.
Israélienne de 36 ans, elle a quitté Netivot, ville située à une petite dizaine de kilomètres de la bande de Gaza, après les attaques du Hamas. Juive orthodoxe, elle porte la tenue pudique de rigueur : un béret pour cacher ses cheveux, une longue jupe noire et des collants opaques. Après le 7 octobre, « mon entreprise [qui a des bureaux à Chypre] m’a dit de venir, pour être protégée et continuer à travailler », raconte Tahel, ses trois enfants collés à elle. Il ne faut qu’une petite heure de vol pour rejoindre Larnaca depuis Tel-Aviv. « Au début, on avait du mal à se détendre, mais, petit à petit, on s’est vraiment sentis bien et en sécurité, raconte-t-elle. Ici, la guerre est loin. »
Une cellule de crise au-dessus de la synagogue
Comme Tahel, de nombreux Israéliens se sont retrouvés à Larnaca après les attaques du Hamas. Certains y séjournaient en vacances et sont restés bloqués sur l’île après l’annulation de leur vol vers Israël. D’autres étaient même en transit entre deux destinations. En quelques heures, la cour et les couloirs du centre de la communauté juive de Larnaca, où se trouve la synagogue, se sont remplis de bagages. « C’était la haute saison à Larnaca, tous les hôtels étaient complets. Mais on s’est promis de ne laisser personne à la rue », raconte Arie Zeev Raskin, 47 ans, grand rabbin de Chypre.
Assis dans son bureau au-dessus de la synagogue, le religieux à la stature imposante attrape une petite boîte de tabac à priser, en porte à son nez et inspire. Un portrait du rabbin Menachem Mendel Schneerson trône sur un chevalet à ses côtés. Ce religieux fut le leader, au XXe siècle, du mouvement Loubavitch, auquel est relié le centre juif de Larnaca. Cette branche ultra-orthodoxe du hassidisme, un courant du judaïsme, cherche à faire venir à la foi les juifs non religieux. Elle est implantée dans une centaine de pays.
« Nous avons reçu des centaines d’appels d’Israéliens qui voulaient venir ici », reprend Arie Zeev Raskin. Une cellule de crise est installée au premier étage, à côté de l’épicerie casher, pour répondre aux appels. « Nous avons ouvert neuf groupes WhatsApp pour aider les gens : pour les annonces d’hébergements, les activités pour les enfants, les questions médicales… », et un canal pour chaque autre grande ville de l’île, développe-t-il en faisant défiler les conversations sur son portable. « Il y a eu énormément de solidarité. »
Sidérées par les événements, certaines personnes ont demandé comment trouver des tranquillisants. « Des médecins chypriotes ont envoyé des ordonnances, ce qui était risqué, car ils n’avaient pas examiné ces gens », raconte le responsable religieux. Des psychologues ont proposé des consultations. Et, pour aider les arrivants à se changer les idées, des sorties à la mer ont été organisées et des places de cinéma distribuées.
De nouveaux arrivants chaque semaine
Certaines histoires marquent la communauté. Comme ce père dont le fils lui a écrit, le matin du 7 octobre, pour lui dire que des hommes du Hamas se trouvaient dans son village. Il sera tué avec toute sa famille. « On se sentait impuissants », exprime Menachem Raskin, 25 ans, fils aîné et porte-parole du rabbin. « On essayait de rassurer, mais on avait peur. » Le jeune homme reçoit dans une salle où se vendent pêle-mêle des schofars (instruments de musique à vent utilisé lors de fêtes juives), des hanoukkias (chandeliers à neuf branches) et des savons aux sels de la mer Morte.
Au bout d’un mois, les Israéliens ont commencé à repartir. Le calme est revenu. Certains sont toutefois restés, et d’autres « arrivent encore chaque semaine », reprend l’aîné des enfants Raskin.
Noa et Chaya, 20 et 21 ans, font partie de celles qui sont restées après le chaos. Dans leur chambre d’hôtel, les deux Israéliennes, toutes deux croyantes, profitent du dimanche pour traîner en pyjama. Originaires respectivement de Jérusalem et d’Ofakim, une des localités attaquées par le Hamas, elles sont bénévoles dans la garderie juive créée temporairement après le 7 octobre. Noa était à Deauville, en France, quand elle a vu l’appel aux volontaires. Chaya est une rescapée des massacres d’Ofakim, et une proche de la famille Raskin. Elles ont fait connaissance à l’aéroport. « Les Chypriotes ont été si gentils avec nous. Certains nous ont même dit ‘Shalom’ dans la rue », sourit Noa.
Des juifs internés dans des camps après la Shoah
Chypre n’a pourtant pas toujours été une terre d’accueil pour les juifs. De 1946 à 1949, le Royaume-Uni, dont l’île est alors une colonie, a intercepté plus de 52 000 juifs d’Europe qui se rendaient vers la Palestine, afin de les décourager d’immigrer vers ce territoire dont elle avait aussi l’administration. Ils ont été internés dans des camps et vivaient dans des conditions très dures. Quelque 2 200 bébés y sont nés, dont un certain Moshe Michael Brand, plus tard devenu chanteur sous le nom de Mike Brant.
Mais certains Chypriotes, révoltés par la situation, ont aidé les juifs à s’enfuir, « comme Prodromos Papavassiliou, dont l’histoire a été immortalisée dans le film Exodus [d’Otto Preminger, sorti en 1960] « , explique Aria Cohen, guide pour le musée juif de Larnaca. « Cette histoire a uni les deux peuples. »
Après la création de l’Etat d’Israël en 1948, peu de juifs sont restés à Chypre. « Quand je suis arrivé, en 2003, il n’y avait que 70 familles éparpillées autour de l’île », se souvient le grand rabbin Arie Zeev Raskin. Aujourd’hui, selon lui, on compterait plus de 3 000 juifs, majoritairement de nationalité israélienne, parmi les 1,2 million d’habitants de l’île. Une croissance due au mouvement Loubavitch, mais aussi à l’attractivité économique de Chypre.
Une fiscalité qui séduit les investisseurs étrangers
« Pourquoi Chypre ? Le soleil, la mer, pas d’embouteillages et un coût de la vie moins cher qu’en Israël ! » résume avec entrain David Azriel. L’Israélien de 72 ans a donné rendez-vous dans un café de Kiti, un petit village de la région de Larnaca, aux airs des Cyclades. Il a quitté Rishon LeZion, près de Tel-Aviv, il y a neuf ans pour le rythme plus « siga siga » ( « doucement, doucement » en grec) de la vie à Chypre. « Il n’y a pas de pression, pas de stress et les entreprises sont moins taxées », liste-t-il.
A 12,5%, le taux d’imposition sur les sociétés à Chypre est en effet l’un des moins élevés de l’Union européenne. Israël comme la Russie figurent parmi les pays étrangers très implantés sur l’île. Les placements se concentrent dans l’immobilier, la finance, l’informatique… En septembre dernier, l’ambassadeur de l’Etat hébreu à Chypre s’est félicité que les investissements israéliens sur l’île aient atteint « des niveaux sans précédent », rapporte le site local Cyprus Business News.
David Azriel, lui, a monté une entreprise de location de voitures et organise des tours pour les visiteurs, en majorité israéliens. « Ici, tout le monde connaît David ! », rit-il. Il a également fondé un groupe Facebook pour aider les Israéliens de passage à Chypre, ou désireux de s’y installer. « L’île a tellement de succès qu’il devient de plus en plus dur de trouver des locations, et le prix des appartements a flambé », reconnaît-il toutefois. Un deux-pièces neuf dans le centre de Larnaca pouvait s’acheter 160 000 euros il y a un an. Il faut désormais débourser une somme 30% plus élevée pour l’acquérir, explique-t-on dans une agence immobilière de la ville.
Un avenir incertain face à la guerre
Mais cette hausse des prix ne rebute pas tout le monde, selon David Azriel. Depuis le 7 octobre, « je reçois de nombreuses questions de gens qui veulent s’installer », assure-t-il. Par opposition à Israël, il présente Chypre comme un lieu préservé des tensions avec les « voisins » arabes. Quand il est interrogé sur le conflit israélo-palestinien, il ne fait d’ailleurs aucun mystère de son désintérêt pour « ceux qu’on appelle les Palestiniens », et ne voit pas de distinction entre le Hamas et les civils de la bande de Gaza.
Mais, si le calme reste de mise, d’aucuns redoutent que la guerre qui sévit à quelques kilomètres de là ne vienne secouer l’île. Des tensions sont déjà apparues. Fin octobre, une bombe artisanale a explosé près de l’ambassade israélienne à Nicosie. Pour des raisons de sécurité, les autorités chypriotes ont refusé d’accueillir les matchs de coupe d’Europe de clubs de football israéliens, après avoir hébergé une première rencontre, rapporte le journal Cyprus Mail . Ce même média explique que la police a mis en place une unité spéciale pour prévenir toute attaque terroriste contre les Israéliens ou les Palestiniens.
Paul Goldberg, ancien directeur du Friendship Circle de Chypre, un réseau humanitaire du mouvement Loubavitch, a découvert une tête de cochon devant sa porte après avoir organisé une rencontre avec des Palestiniens. « Il y avait aussi un mot menaçant pour que je quitte l’île », souffle-t-il, fatigué. Il pense que des membres de la communauté juive en sont les auteurs. Une enquête de police est en cours, détaille le Cyprus Mail .
Même si une trêve a eu lieu fin novembre dans la bande de Gaza, et que des premiers otages ont été libérés, peu d’Israéliens rencontrés à Chypre se sentent soulagés. « Le Hamas profite sans doute de la trêve pour se réarmer », s’inquiète Menachem Raskin. Mais, si les attaques ont pu créer certaines tensions dans la communauté juive de Chypre, elles ont resoudé une société israélienne, qui se déchirait sur des questions politiques internes. « Avant, on était soit pro-Bibi [le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou], soit contre Bibi. Et le conflit nous a fait réaliser que ce n’était pas le plus important », estime Chaya. La jeune bénévole ne compte pas rester à Chypre, mais retrouver son pays. Dès son retour en Israël, elle rejoindra l’armée pour faire son service militaire : « Je suis pratiquante, je ne suis pas obligée d’y aller. Mais je l’ai demandé ».
Elise Lambert