La chronique de Kamel Daoud. Comment le Palestinien de Gaza est aujourd’hui instrumentalisé par le monde dit « arabe ». Jusqu’à le préférer mort…
Le Problème à trois corps est le savoureux titre d’un roman de science-fiction du Chinois Liu Cixin. Mais dans le cas du Palestinien de Gaza, ces dernières semaines, cette formule s’associe à une tragédie et surtout un usage insoupçonnable de l’histoire-fiction dans les littératures médiatiques et religieuses du monde dit « arabe » en réaction à cette guerre. Voici donc une petite topographie du triple corps, à la fois ensanglanté et fantasmé. Car le Palestinien en possède trois. D’abord le corps soumis à une pratique animalière et barbare du bouclier humain par le Hamas. Une pratique qui plonge l’affrontement avec Israël dans l’impasse stratégique et l’immoralité pour les deux parties guerrières, puisque bombarder le Hamas équivaut à pilonner ce corps qui sert de cachette vivante à ce groupe. Israël, outre les colonies sauvages qui affaiblissent sa position internationale, se retrouve alors accusé de crime de guerre par les médias d’une partie du monde et de génocide par les propagandes du monde dit « arabe ». Et face à ce corps-bouclier, on plonge dans des questions auxquelles il est difficile de trouver des réponses « acceptables » : comment éliminer le Hamas sans tuer le Palestinien civil ? Comment bombarder sans effets collatéraux insupportables pour toute conscience, même « voyeuse » ? Comment répliquer à la menace permanente d’un autre 7 octobre sans devoir compter, en réponse, les victimes civiles à Gaza ? Ce corps utilisé comme gilet pare-balles par les siens est le premier corps malheureux du Palestinien. C’est le corps-bouclier, le corps-otage, le corps sans issue ni à Gaza, ni vers ni hors Gaza.
Le deuxième corps, depuis peu, est celui fétichisé par le discours décolonial ambiant. Ce discours déploie un schéma facile et horrible à la fois : les attaques du Hamas se « justifient », selon ces avocats de la violence, par l’histoire de la décolonisation. Ce manuel de la haine pédagogique illustre son propos par la guerre d’Algérie, présentée comme exemplaire. Ce deuxième corps du Palestinien est alors happé par le cadavre renouvelé de la décolonisation. Dans ce clan intellectuel, on a d’ailleurs vite recouru à une assimilation entre le Hamas et le FLN. On cite alors pour mantra le soulèvement de Philippeville en août 1955 qui vit le FLN, en perte de terrain face aux concurrents politiques algériens partisans de la non-violence, lancer des offensives féroces tuant plus de cent personnes, principalement des Européens, pour venger les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata. La répression française fut encore plus brutale et fit basculer l’opinion des Algériens vers le FLN, qui atteignait ainsi son but.
Le camp des Sartre et le camp des Camus
Pour les décolonisateurs permanents, friands aujourd’hui du corps du Palestinien, le schéma des équivalences justifie la barbarie par son résultat : l’indépendance. Une équivalence qui s’avère dangereuse, faussée et biaisée. Une équivalence aisée à vivre par ailleurs, car c’est le Palestinien qui meurt, et non le décolonisateur imaginaire. Enfin, une équivalence périlleuse, puisqu’elle autorise la violence, toutes les violences. Celle que l’on subit, celle que l’on exerce, celle du terrorisme islamiste en armes dont souffrirent des pays comme l’Algérie (au moins 200 000 morts en une décennie). Un parallèle qui réarme le terrorisme au prétexte de la légitimité des « causes ». Un raccourci faussé, car le cas algérien n’est pas le cas palestinien et le cas algérien ne représente malheureusement pas un idéal.
L’Afrique du Sud de Mandela a fait mieux, sans le sang ni la vengeance, et Mandela, du fond de sa cellule, avait compris l’erreur algérienne. Celle de « vider » le pays à libérer de ses enfants, nés sur son sol. Celle de priver le pays à venir de ses élites ainsi que celle de renvoyer le procès de la violence à plus tard et d’en alourdir l’héritage pour les générations suivantes. Bien sûr, l’Indépendance algérienne est une réalité et un exemple de la lutte des peuples pour leur liberté, mais elle n’est pas un épisode à séquencer pour faire des étincelles avec ses convictions. Cette violence de la décolonisation, on la retrouvera dans les années 1990, étrangement renouvelées, avec des schémas similaires, des remakes psychologiques hallucinants, une barbarie que n’expliquait pas entièrement le conflit politique immédiat entre l’armée et les islamistes. Derrière revenait une brutale histoire refoulée, peu visitée, jamais assumée avec responsabilité et honnêteté, et trop vite « blanchie » par le roman national. La violence justifiée, au nom du décolonial auquel les décoloniaux recourent aujourd’hui, apparaît immorale, dangereuse par sa délégation. On s’en souvient, ce choix avait divisé à la grande époque le camp des Sartre et le camp des Camus, et l’on sait qui eut raison : l’humain, pas l’idée.
Messianisme meurtrier
Sur son site, l’Union internationale des savants musulmans, fondée par le parrain de l’internationale islamiste frériste Youssef al-Qardaoui, use d’une traditionnelle ruse de « guerre » : sur son site en français ou en anglais, l’actualité tragique de la Palestine s’illustre par des propos humanitaires, d’appels à l’aide, de procès « moraux » d’Israël. La lettre de l’Union internationale des savants musulmans exhorte les dirigeants de la nation islamique à « assumer un rôle de sauveteur ». Sur son site en arabe, la littérature apparaît plutôt messianique, guerrière, dans l’ordre du « salut du monde » par le califat universel.
C’est là que l’on identifie le troisième corps du Palestinien, le corps de l’histoire-fiction de la fin du monde : « Optez pour le djihad. Et le meilleur djihad est dans les campements et le meilleur campement est Askalon », répéterait un hadith du Prophète. Et depuis le 7 octobre, le véritable discours ambiant dans le monde musulman n’est pas celui de la décolonisation, mais celui du messianisme. Le troisième corps du Palestinien est un corps des croyances religieuses, il est fantasmé, fictif. La « libération » de la Palestine illustrerait le moment ultime de la victoire du bien, islamiste, contre le mal occidental. La « Palestine » existera, mais pour signer la fin du monde. Ce discours n’est pas une hérésie ou un genre mineur, il représente l’opinion majoritaire dans la géographie dite « arabe », même si les décolonisateurs essaient de faire écran sur sa réalité. Ce messianisme informe aujourd’hui puissamment les consciences, il définit les engagements des foules.
Et le Palestinien vivant ? C’est un tabou immense que de le dire, mais le corps réel du Palestinien, on le préfère mort ou ensanglanté. Sur les réseaux sociaux, on s’échange les photos de Gazaouis morts sous les bombardements pour accuser le monde occidental. Mais dans les rues arabes, on le sait tous : le Palestinien est souvent méprisé, peu honoré. On l’aime comme cause, pas comme présence.