Mercredi soir, 19 heures, Montreuil, place Jean-Jaurès, centre-ville. Je sors du parking souterrain et remarque au loin un type avec un bonnet rouge qui gesticule, de dos, face au centre commercial.
Je m’approche et comprends qu’il est en train d’arracher une affiche. Pas n’importe laquelle : l’une de celles qui demandent la libération des otages israéliens kidnappés par le Hamas. Je la reconnais grâce à la bande rouge, au mot « OTAGE » imprimé en grands caractères et à la photo qui, alors que je m’approche, se révèle celle d’un enfant, et même d’un bébé.
Je me fige.
Le type lacère la photo du bébé au cutter, il s’acharne sur l’affiche sans arriver à la déchirer complètement.
« Ça va ? Tranquille ? Vous arrachez des photos d’enfants ?
– C’est pas un enfant, c’est un Juif.
– Quoi ? »
Il se retourne : trentenaire, le regard absent, du genre bobo négligé.
« T’es juif ou quoi ?
– Qu’est-ce que ça peut te faire ? »
Il donne un coup de cutter sur le bord de l’affiche et parvient à la décoller.
« Si t’es pas juif, te mêle pas de ça.
– C’est dégueulasse de faire ça…
– Et eux, ils sont pas dégueulasses ? Ils tuent pas des enfants ?
– T’as rien compris, c’est les gouvernements… le Hamas, Netanyahou… »
Il se tourne vers moi et brandit le cutter, dont la lame brille dans la nuit comme un avertissement.
« Casse-toi maintenant, casse-toi, j’te dis ! »
Dans le métro, je tremble de colère et de honte. J’ai honte de moi, honte que ça existe : ça, ces mots, cette violence, ce cutter, la nullité de cette scène à laquelle j’ai pris part. Honte que cette infamie de l’antisémitisme existe au vu de tous, qu’elle s’exerce sans honte. J’ai honte que ce type n’ait pas eu honte. Honte de l’absence de honte. Car c’est elle, l’absence de honte, qui rend possible le crime et sa propagation. Toute l’abomination humaine prend sa source ici : la violence a besoin d’impunité pour se déchaîner, et je viens d’y assister dans sa version la plus ordinaire.
Voici que je repense à cette phrase glacée de Hegel, lue il y a trente ans : « Chaque conscience cherche la mort de l’autre », phrase qui n’a cessé d’agir toutes ces années dans ma tête comme un poison, un coup de couteau.
Je pense à une émission de radio, où le philosophe et psychanalyste Stéphane Habib a défini avec netteté l’antisémitisme : non comme un préjugé régressif, non comme une pulsion débile, mais comme le désir de mettre à mort des Juifs.
Je pense aux enfants kidnappés par le Hamas qui témoignent, depuis leur libération, des horreurs qu’ils ont subies (je ne veux pas les nommer).
Je pense que quelqu’un qui lacère le visage d’un enfant (même l’image de ce visage) ne fait pas de politique. Il n’exprime pas un combat, il commet une infamie. Je pense au mot « iniquité ». Au crime d’iniquité, à la torture, au supplice des enfants. Qui, enfin, sera capable d’avoir honte ?