En 1971, David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël répondait au Figaro

Abonnez-vous à la newsletter

D597-082
Deux ans avant sa mort le 1er décembre 1973, David Ben Gourion reçoit Le Figaro dans son kibboutz de Sde Boker et revient sur son admiration pour le général de Gaulle, malgré leurs désaccords.

Retiré et solitaire dans un kibboutz du désert du Néguev, David Ben Gourion reçoit Dan Avni-Ségré, correspondant du Figaro et ancien diplomate, à l’occasion de son 85° anniversaire. L’article reproduit ci-dessous paraît le 12 octobre 1971. Le fondateur de l’État d’Israël en 1948 et ancien premier ministre mourra deux ans plus tard, le 1er décembre 1973, peu après le déclenchement de la guerre du Kippour.

Depuis le 6 octobre, et pour une durée de trois mois, Israël fête le 85e anniversaire de la naissance de M. David Ben Gourion, le «Grand Vieux» accepte cette grande kermesse officielle organisée en son honneur avec la patience d’un patriarche que rien ne peut plus surprendre. Il en a, d’ailleurs, trop vu dans sa vie pour s’étonner ou pour goûter encore aux plaisirs de la gloire.

La vieille baraque en bois de Sde Boker

Sa véritable œuvre, c’est ce kibboutz dans le désert, Sde Boker, où il s’est installé en 1953 pour s’évader des servitudes du pouvoir et en même temps donner un exemple à la jeunesse et l’inciter à quitter la ville pour aller cultiver et faire fructifier les terres du désert.

Ce vieillard, à la carrure toujours puissante, semble devoir être encore longtemps parmi nous. Il continue à déployer une impressionnante activité d’écrivain. Chaque jour, aussi, il emmène ses gorilles et ses amis dans des marches d’au moins cinq kilomètres et il n’a rien perdu, ni de sa verve ni de sa lucidité d’esprit.

À Sde Boker, dans la vieille baraque en bois dont la plus grande partie est aménagée en studio-bibliothèque, il écrit, jour après jour, l’histoire du mouvement sioniste et ses propres Mémoires. À Sde Boker, Ben Gourion a fait aussi creuser son propre tombeau à côté de celui de sa femme Pola, décédée il y a quelques années. La sépulture se trouvera sur le créneau du majestueux canyon contre les rochers duquel, jour et nuit, vient se briser le vent du désert.

Ben Gourion n’a pas encore pardonné, toutefois, à son parti, qu’il a quitté avec éclat en 1965, de ne l’avoir pas appuyé à fond dans l’affaire «Lavon». Même si cette affaire, comme Mme Meir l’a admis il y a quelque temps, a perdu toute signification pour la vie politique du pays. Il y a quelques jours encore, il a refusé, d’une façon polie mais ferme, l’appel du premier ministre israélien lui demandant de «rentrer à la maison» de son vieux parti.

Mais ce n’est pas l’image d’un leader rancunier que Ben Gourion veut laisser à son peuple et surtout à la jeunesse. Les festivités qui vont se dérouler en son honneur sont aussi la consécration de sa réconciliation avec tout le monde : amis, ennemis, vieux ou jeunes.

«Vous pouvez tout demander…»

C’est dans la véranda de son bungalow, aux volets bien fermés, que Ben Gourion nous reçoit autour d’une simple table en bois sur laquelle sa belle-fille, anglaise, dépose tout de suite les tasses de thé. Il n’y a pas de serviteur dans la maison et nous l’entendons faire la vaisselle dans la cuisine. Il n’y a pas non plus de service d’honneur à l’extérieur de sa maison : un soldat en simple tenue de campagne nous arrête sur la petite pelouse verte pour vérifier notre identité. Il est méfiant et parle à voix très basse. Tout son visage montre ce qu’il pense des visiteurs et surtout des journalistes qui viennent «voler» un temps précieux au grand homme qu’il a la charge de protéger.

Avec Ben Gourion l’atmosphère se détend immédiatement.

Puis-je vous demander..., commençai—je.

Il m’arrête net.

— Vous pouvez tout demander car c’est moi seul qui déciderai des réponses que je vous donnerai.

Il y a une lueur malicieuse dans ses yeux un peu bridés, espacés sous le grand front couronné de cheveux blancs, de plus en plus rares, qui poussent encore par petites touffes sur les tempes et qui font la joie des caricaturistes israéliens.

Qui êtes-vous, monsieur Ben Gourion? Un juif. Je suis un juif.

LE FIGARO.- Vous êtes, pour tout le monde, monsieur Ben Gourion, le symbole vivant de votre peuple et de votre pays. Pour bien des gens, pourtant, vous restez une énigme : socialiste révolutionnaire, vous avez bâti un État national ; pacifiste, vous avez créé une des armées les plus efficaces du monde ; laïque, vous avez contribué, plus que tout autre, à donner une dimension biblique à l’histoire de votre pays. En définitive, qui êtes-vous, monsieur Ben Gourion ?

David BEN GOURION.- Un juif. Je suis un juif. En vous répondant ainsi, je n’affirme pas appartenir à un peuple meilleur que les autres. Au contraire. Il y a des domaines dans lesquels les juifs sont restés longtemps derrière les autres. Prenez, par exemple, le domaine scientifique. Il n’y a pas eu de science juive pendant trois mille ans. Elle n’intéressait pas les juifs, Platon nous a dit pourquoi les Grecs s’occupaient de la science : c’était pour expliquer la nature des choses. Mais les juifs avaient une réponse toute faite aux problèmes de la nature : c’était Dieu, qui, dans les mots des prophètes, était responsable de tout, du bien comme du mal.

Les trois idéaux des juifs

C’est seulement dans les temps récents que les juifs se sont occupés de la science. Ils se sont, d’ailleurs, assez bien tirés d’affaire. Avec Spinoza, avec Marx, avec Einstein, mais, pendant longtemps, la réponse à tous leurs problèmes était Dieu. Certes, il y a dans la Bible des choses contraires à l’esprit monothéiste juif. Par exemple, l’histoire rapportée dans la Genèse des fils de dieux qui épousèrent des filles d’hommes. Ou bien, ce passage qui affirme «œil pour œil, dent pour dent». Nos sages s’en aperçurent très vite et affirmèrent que cela devait être entendu comme «compensation en argent pour blessures données». Mais, enfin, ce n’est pas ce qui est écrit dans le texte. Il y a, dans la Bible, des choses qui arrivent tout droit de l’époque païenne. Et pourtant, c’est dans la Bible que les juifs ont appris à s’intéresser à trois choses, trois idéaux, auxquels les autres peuples n’ont pas porté le même intérêt.

La première, c’est l’existence de Dieu. Les juifs ne connaissaient pas la réponse à donner à beaucoup de phénomènes naturels. Mais ils savaient que Dieu existait. Et qu’il était juif. Les Grecs se moquaient d’eux, parce que leur Dieu était invisible. Les Romains les appelaient paresseux, parce que, en hommage à ce Dieu, ils chômaient un jour par semaine. Les juifs savaient, et savent encore, que Dieu existe et qu’il fait le bien et le mal.

La deuxième chose à laquelle les juifs se sont toujours intéressés, plus que les autres peuples, c’est l’éducation de l’homme dans la voie de la rectitude et de la justice. C’est encore un des idéaux de la Bible et des prophètes.

La troisième chose à laquelle les juifs s’intéressent depuis toujours, c’est la paix universelle, la paix entre les hommes de ce monde. C’est une attitude morale vis-à-vis des réalités vécues.

Ces trois intérêts ont fait de tout juif un homme. Un juif qui n’est pas un homme n’est pas un juif non plus.

Quels sont les hommes que vous avez rencontrés dans votre vie et qui, à votre avis, vous apparaissent comme les plus grands dans l’Histoire?

De Gaulle. Il était le plus grand de tous les hommes d’État que j’aie connus. Car il était seul. Churchill était aussi un très grand personnage. Lorsque, en 1939, je visitai Londres, je m’aperçus que sauf les communistes, tout le peuple anglais était avec Churchill dans sa lutte contre Hitler.

Ce n’était pas ainsi à Paris, où beaucoup doutaient de la France et où l’homme qu’on respectait le plus était Pétain, que De Gaulle aussi avait idolâtré. La grandeur de De Gaulle fut dans sa solitude. Au commencement, il lutta tout seul pour la liberté de la France.

Les juifs (il répète deux fois le mot juif) ont dit beaucoup de choses injustes sur De Gaulle. Je ne partage pas leur avis. Je l’ai écrit. Ils ont oublié tout ce que la France et tout ce que De Gaulle ont fait pour les juifs. Certes, De Gaulle s’est lourdement trompé aussi à l’égard d’Israël. Mais cela n’a rien à voir avec sa grandeur.

On doit juger un homme d’État d’après ce qu’il a fait pour l’intérêt de son propre pays, et non pas pour l’intérêt des autres.

Moi aussi, poursuit-il, je me suis trompé sur un point du caractère de De Gaulle avant de le connaître personnellement. J’avais lu ses livres et je croyais qu’il n’avait point d’humour. J’ai changé d’avis en le rencontrant.

Vous lui avez écrit deux longues lettres qui ont été publiées. La première, qui date de la fin de 1967, après la conférence de presse dans laquelle il parla d’Israël comme d’un peuple «sûr de soi et dominateur », est un étrange document. Dans une première partie, vous parlez politique, vous rappelez à De Gaulle l’histoire d’Israël, et la vôtre personnelle, pour lui prouver qu’il avait eu tort de s’exprimer ainsi sur les juifs.

Dans la seconde partie de votre lettre, vous citez beaucoup de passages bibliques pour montrer les droits inaliénables du peuple juif sur sa terre. Ce n’étaient pas des arguments politiques. C’étaient des arguments… métapolitiques. Pensez-vous que De Gaulle pouvait les comprendre?

Moi aussi, j’ai eu des doutes. Après avoir écrit cette longue lettre, je la donnai à lire à ma femme et je lui demandai si elle pensait que De Gaulle me répondrait. Pola connaissait très bien la psychologie des hommes. Elle avait rencontré De Gaulle à Paris, elle était assise à côté de lui au cours d’un déjeuner et l’avait obligé à parler anglais.

Moi, j’étais assis près de Mme de Gaulle et je m’efforçais de parler français avec elle. Je crois que, aussi bien De Gaulle que moi-même, nous nous exprimions très mal à l’égard de nos femmes respectives. Mais Pola eut la possibilité d’étudier le général, elle m’a dit : «Envoie ta lettre, De Gaulle y répondra.» En effet, non seulement il me répondit, mais il m’envoya l’ambassadeur de France pour me porter sa réponse et pour me demander la permission de publier ma lettre avec la sienne.

Bien sûr, De Gaulle a fait de grosses erreurs à l’égard d’Israël. Le récit de notre conversation sur les visées expansionnistes d’Israël où il m’attribue des propos qu’il cite dans ses Mémoires, n’est pas exact. Je le lui ai écrit tout de suite. Mais ma lettre arriva à Colombey-les-Deux-Eglises le lendemain de sa mort. C’est Le Figaro qui l’a publiée.

Que pensez-vous de Nasser?

C’était un grand homme politique arabe. Mais il savait aussi mentir. Il y a des choses, dans les rapports que j’ai maintenus avec lui, qui doivent encore rester secrètes. Mais il n’a jamais répondu à mes propositions de paix. À chacune, il répondait : «J’y réfléchirai.» Mais il se peut qu’il ait été sincère lorsqu’il parla de paix en acceptant le Plan Rogers en 1970. Je sais, par quelqu’un qui était très proche de lui et qui vint me le dire, qu’il reconnut que la misère du peuple égyptien, et non Israël, était le plus grand adversaire de son pays. Mais lorsque cette personne rentra en Égypte, Nasser était déjà mort.

Pensez-vous que le président Sadate soit aussi sincère que Nasser, lorsqu’il dit vouloir faire la paix avec Israël?

Peut-être. Mais j’en suis moins convaincu. Néanmoins, la paix avec l’Égypte se fera. Cela prendra dix ans, douze ans, quinze ans, peut-être, mais cela se fera. Il n’est pas possible que, parmi les dizaines de milliers d’universitaires et d’intellectuels égyptiens, il n’y en ait pas pour comprendre que le véritable problème de l’Égypte ce sont ses fellahs et non pas Israël.

Que pensez-vous de la Russie et de sa politique au Proche-Orient ?

La Russie soviétique et la Russie des tsars ont les mêmes ambitions ; elles ont les mêmes visées expansionnistes. Seulement, la Russie soviétique est pire que celle des tsars, car ses ambitions sont universelles. La vie en Union soviétique pour les juifs n’est pas plus agréable que dans la Russie des tsars, même s’ils ont aujourd’hui le droit de circuler librement dans le pays, droit qu’on n’avait pas de mon temps. Les Russes ont, théoriquement, aboli le numerus clausus pour les juifs dans les écoles ; mais, dans les facultés, où l’on n’en veut pas, le système de l’échec aux examens a été adopté pour éliminer les juifs en surnombre.

Quel sera, à votre avis, le plus important secteur dans les relations internationales, au cours des dix années à venir?

Russie et Chine. La Chine n’est pas seulement un grand pays. C’est une grande civilisation humaine. Nous, ici, nous ne sommes pas seulement des juifs, mais aussi des hommes. C’est à cause de cela que j’ai insisté pour qu’Israël reconnaisse la Chine dès l’année 1950, même si cela ne faisait pas plaisir aux Américains. Les États-Unis se sont lourdement trompés à l’égard de la Chine. Le président Nixon est en train de changer les relations de son pays avec Pékin. Je ne sais pas jusqu’où il ira dans cette politique. La question essentielle, c’est la restitution des terres que la Russie a enlevées à la Chine. Sur ces terres, les Russes n’ont rien bâti, sauf la ville de Vladivostok. Mais Vladivostok n’est pas suffisante. C’est un symbole. Ce n’est pas une présence. Ces terres sont restées vides devant les masses chinoises qui ont faim de terres. La Russie devra les leur rendre. Il y a plusieurs possibilités pour atteindre ce but. La guerre n’est pas exclue. Il se peut, pourtant, que le rapprochement sino-américain suffise à convaincre la Russie de rendre ces terres.

La Chine est en train, aussi, de se développer militairement et scientifiquement d’une telle façon que, d’ici à huit ou dix ans, il se peut que la Russie préfère lui rendre les terres qu’elle lui a prises. Ces terres doivent être rendues.

Que pensez-vous du rôle d’Israël dans le monde contemporain?

Je ne vous répondrai pas sur cette question ni sur aucune autre question ayant trait à Israël dans son présent. Je ne vis désormais que dans le passé en écrivant l’histoire à laquelle j’ai participé à l’usage des jeunes à qui est confié l’avenir.

Ben Gourion nous a parlé plus d’une heure. Un secrétaire vient nous interrompre poliment avec une tasse de lait à la main et des comprimés que le «Grand Vieux» d’Israël prend en enfant sage. Puis, très vite, il se retire dans sa bibliothèque et la porte de sa maison en bois se referme derrière nous. La lumière du désert nous frappe les yeux avec violence. Nous traversons la petite pelouse sur laquelle un soldat, en tenue de campagne, mitraillette sur les genoux, est paresseusement assis sur une vieille chaise. Il nous regarde passer en silence. Loin, très loin, on entend le crépitement d’une mitrailleuse qui tire dans un champ d’entraînement de l’armée, perdu parmi les rochers du Néguev.

Par Dan Avni-Ségré*

*Né dans une riche famille juive du Piémont, Dan Vittorio Avni-Segré (1922-2014) fuit l’Italie fasciste en 1938 pour se réfugier en Palestine mandataire. Après avoir combattu dans la Brigade juive, une unité de l’armée britannique, il embrasse une carrière diplomatique, notamment à l’ambassade d’Israël en France, puis académique. Il partage sa vie entre Israël et l’Italie. Il est aussi correspondant en Israël pour Le Figaro et le Corriere della Sera. En 1989, il publie ses mémoires sous le titre Souvenirs d’un Juif heureux.