Tal Bruttmann estime que l’attaque perpétrée par le Hamas le 7 octobre contre Israël n’est ni un pogrom ni un génocide mais un massacre de masse, et il met en garde contre les analogies avec le nazisme.
L’historien Tal Bruttmann, spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme, est notamment l’auteur de La Logique des bourreaux (Hachette, 2003), et, avec Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, d’Un album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes (Le Seuil, 304 pages, 49 euros).
Pour qualifier les attaques du Hamas, les hommes politiques, les historiens et les éditorialistes ont parlé de massacre, d’attentat, de pogrom, voire de génocide. En tant qu’historien, comment qualifieriez-vous cet événement ?
Le mot qui est revenu le plus souvent est « pogrom », mais les attaques du Hamas ne relèvent pas, à mon sens, d’une telle qualification. Ce terme russe désigne non pas les crimes de masse contre les juifs, mais la destruction des biens qui sont en leur possession, accompagnée de violences contre les personnes. Ce qui caractérise le pogrom, c’est le fait qu’une majorité, excitée, voire incitée, par le pouvoir en place, s’attaque violemment à une minorité qui vit en son sein.
Au XIXe et au début du XXe siècle, il y a eu, en Europe, beaucoup de pogroms antijuifs, notamment en Russie ou en Roumanie, mais ce terme ne convient pas aux attaques du Hamas. D’abord, parce qu’elles visaient non pas à détruire les biens des Israéliens, mais à tuer des juifs ; ensuite, parce que les juifs, en Israël, ne forment pas une minorité, mais une majorité ; enfin, parce que le Hamas n’est pas un peuple, mais une organisation terroriste. Pour moi, ces attaques sont des massacres de masse : le but était de tuer le plus de juifs possible.
Certains ont utilisé le terme de génocide. Est-il, selon vous, pertinent ?
Dans l’imaginaire occidental, le génocide est devenu l’alpha et l’oméga du crime, alors qu’il n’est pas plus grave, en droit international, que le crime de guerre ou le crime contre l’humanité. Personnellement, en tant qu’historien, je n’utilise pas cette qualification juridique dont la définition est d’une immense complexité : je la laisse aux magistrats et aux tribunaux. C’est à eux d’établir, au terme d’une enquête, si les massacres qui leur sont soumis sont, ou non, des génocides.
L’écrivaine Elfriede Jelinek, Prix Nobel de littérature, a comparé le Hamas aux nazis. Que pensez-vous de cette analogie ?
Il faut faire attention aux mots : la haine des juifs ne suffit pas à caractériser le nazisme. Le régime de Vichy ou le Parti populaire français [PPF, 1936-1945] de Jacques Doriot étaient profondément antisémites, mais ils n’étaient pas nazis pour autant : être nazi, c’est adhérer à l’idéologie politique élaborée par Adolf Hitler après la première guerre mondiale et mise en œuvre par le IIIe Reich à partir de 1933.
La Shoah apparaît comme une référence dans nombre de discours sur les massacres du 7 octobre. Est-ce pertinent ?
La Shoah est incontestablement le pire épisode de l’histoire de l’antisémitisme, mais cela n’en fait pas la clé à partir de laquelle on peut comprendre toutes les violences antijuives. Parfois, elle nous empêche même de saisir la singularité des événements : à force d’associer l’antisémitisme à la Shoah, on oublie que cette haine a pris, au cours de l’histoire, des formes très différentes.
L’antisémitisme du régime de Vichy n’est pas semblable à celui des nazis, car il n’a pas pour vocation de tuer les juifs, mais de leur retirer leurs droits de citoyens, ce qui n’est pas la même chose. Et cet antisémitisme de Vichy n’a pas grand-chose à voir avec celui de Raymond Barre, qui s’était indigné, en 1980, que l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic ait tué des « Français innocents », pas plus qu’il ne ressemble à celui de Jean-Luc Mélenchon, qui a déclaré, en 2020, que Jésus avait été mis sur la croix par « ses propres compatriotes ».
Quelle est, à vos yeux, la spécificité du massacre commis par le Hamas le 7 octobre ?
La particularité de ce massacre, ce n’est pas qu’il vise des juifs – c’est malheureusement traditionnel –, ni que les victimes ont été mutilées et profanées par leurs bourreaux – cela se fait depuis l’Antiquité –, mais qu’il a eu lieu en terre israélienne, dans un pays qui devait initialement constituer un havre protecteur pour les juifs du monde entier. La création de cet Etat, en 1948, devait leur permettre d’échapper aux violences antisémites, mais cette espérance a volé en éclats le 7 octobre. C’est là que se situe le traumatisme majeur chez les Israéliens et dans la communauté juive mondiale.
Les combattants du Hamas ont tenu à filmer les attaques qu’ils étaient en train de commettre. Comment comprendre leur geste ?
Ce qui est nouveau, à mon sens, c’est que l’opération du Hamas a été précisément conçue pour générer des images, comme le montre le nombre de combattants porteurs de caméras embarquées et de caméras-piétons. Parce que les assaillants n’ont pas commis leurs massacres sur un territoire qu’ils contrôlaient, ils ne pouvaient pas terroriser la population en exposant leurs crimes au vu et au su de tous, comme le faisaient les Romains avec les crucifixions ou les Allemands dans les territoires conquis – ils avaient exhibé place Bellecour, à Lyon, les corps de cinq résistants exécutés en juillet 1944.
Le Hamas a donc conçu, en amont, une politique de terreur visuelle destinée à être diffusée dans le monde entier. Il a « réalisé » un événement dans tous les sens du terme : il l’a à la fois commis et mis en scène. Certains comparent ces images à celles du 11-Septembre, qui ont été suivies en direct sur toute la planète, mais ce n’est pas Ben Laden qui a filmé les tours en train de s’effondrer.
Ces films ont été intégrés dans un montage israélien destiné à montrer les horreurs commises par le Hamas. Comment comprendre que les mêmes images soient utilisées pour soutenir la cause du Hamas, puis celle d’Israël ?
Ce double rapport à l’image était déjà présent dans la Shoah. La quasi-totalité des images représentant des fusillades de juifs étaient des photos « trophées » prises par les tueurs afin de les exhiber devant leurs amis : pourtant, depuis 1945, ces mêmes photos servent à dénoncer le nazisme. Sous l’Empire, les colons, en Afrique du Nord ou en Afrique noire, prenaient, pour leur plaisir, des photos d’humiliations de femmes : depuis les indépendances, elles ont, elles aussi, servi à dénoncer les humiliations subies par les populations autochtones.
Ces images du Hamas placent Israël dans une situation à la fois complexe et pernicieuse. L’armée israélienne veut, avec ce film, dénoncer la violence des assaillants, mais elle doit également rester fidèle à la culture israélienne, qui s’oppose, au nom de la dignité, à l’exhibition des corps des victimes – les morts sont sacrés. En diffusant les images du Hamas, même dans un cercle restreint, Israël renie donc une part de sa culture et accepte le jeu d’un mouvement terroriste qui voulait justement exhiber les corps des victimes israéliennes.
Si un procès sur les crimes de guerre du Proche-Orient a lieu un jour, les images des assaillants du Hamas serviront à nourrir leur dossier d’accusation. Est-ce que ce fut le cas pour la Shoah ?
Au procès de Nuremberg, très peu de photos prises par les Allemands ou par ceux qui collaboraient avec eux ont été projetées : le système judiciaire de l’époque ne considérait pas les images comme de véritables preuves. Ensuite, les choses ont un peu changé : en 1961, les photos des nazis réunies dans l’« album d’Auschwitz » ont été utilisées lors du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, en 1961, et, en 1963, ces mêmes photos ont permis d’identifier un SS jugé à Francfort. En 1994, lors du procès de Paul Touvier, une photo montrant les juifs tués à Rillieux-la-Pape a également permis de nourrir le dossier d’accusation du milicien.
Une même photo peut-elle donc raconter tour à tour la fierté du criminel, puis son inhumanité ?
Depuis l’invention de la photographie, il y a près de deux siècles, nous sommes persuadés que les images sont simples à comprendre, mais c’est faux : elles sont souvent trompeuses. Observons, par exemple, les malentendus qui peuvent naître de la lecture de l’« album d’Auschwitz », qui réunit des photos prises par les nazis, au printemps 1944, pendant l’assassinat de centaines de milliers de juifs hongrois.
Le travail que nous avons mené pendant cinq ans, avec les historiens Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, sur ces 197 photos montre d’abord que ces images constituent une mise en scène. Elles ont été prises à un moment chaotique de l’histoire d’Auschwitz – les Allemands étaient débordés et les déportés se rebellaient –, mais, sur les photos, les juifs hongrois marchent tranquillement vers la mort. Cette perception fausse a d’ailleurs modelé une représentation commune de la Shoah.
La discordance entre notre regard et celui du photographe vient également du fait que figurent, sur ces images, des choses que nous jugeons importantes, mais auxquelles les nazis ne prêtaient aucune attention – la présence de cannes par exemple. Pendant le processus de sélection, les SS les utilisaient pour se reposer, donner des coups ou indiquer une direction, mais, à nos yeux, ces cannes sont les traces tangibles des assassinats : elles avaient été confisquées à des juifs tués dans les chambres à gaz.
Enfin, puisque les juifs sont les victimes et les Allemands les bourreaux, nous sommes d’emblée, devant ces images, en empathie avec les juifs. Pour les nazis, les déportés ne sont pourtant pas des victimes, mais des juifs au sens nazi du terme. Le photographe veut donc montrer à ses supérieurs non pas une tuerie, mais l’efficacité d’un processus d’extermination. Parce qu’il ne parle pas le même langage que nous, ce qu’il raconte, au fond, nous échappe.
Le dessinateur Joann Sfar a établi un parallèle entre une photo de la Shoah et une photo du 7 octobre montrant toutes deux un soldat mettant en joue une femme protégeant son enfant. Que pensez-vous de cette comparaison ?
Dans ces deux images, la gestuelle du bourreau et de la victime est la même, mais le pourquoi et le comment diffèrent : ce n’est pas du tout le même événement. Le Hamas est un mouvement terroriste profondément antisémite, mais son programme ne repose pas, à ce jour, sur une politique d’assassinat systématique des juifs à travers le monde, comme celui du régime nazi. Finalement, la seule chose que montre cette comparaison entre la photo de 1942 et celle du 7 octobre, c’est que l’imaginaire occidental est centré sur la Shoah – au point que les images de cet événement modèlent notre pensée.