Derrière une vidéo et des tags menaçant les athlètes israéliens, une nouvelle opération de déstabilisation russe ?

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Les autorités françaises enquêtent sur la diffusion de photos de graffitis et d’une vidéo laissant entendre que le massacre d’Israéliens aux Jeux de Munich en 1972 pourrait se reproduire à Paris l’année prochaine. De nombreux éléments lient cette campagne de communication au réseau russe Doppelgänger.

Dans un message publié sur X (anciennement Twitter) mercredi 15 novembre, les Sleeping Giants alertent sur une «probable nouvelle campagne de déstabilisation orchestrée par la Russie». Le collectif de lutte contre les discours de haine en ligne s’appuie, pour tirer la sonnette d’alarme, sur la diffusion de contenus semblant faire planer la menace d’une attaque contre les sportifs israéliens lors des Jeux olympiques qui se tiendront l’été prochain à Paris. Des contenus de deux natures. D’une part, une vidéo attribuée à la milice turque nationaliste des «Loups noirs», compilant des images du massacre d’athlètes israéliens qui a entaché les Jeux de Munich en 1972 et se terminant par une évocation des Jeux de Paris 2024 avec le message «No time for games» («Pas le temps pour les Jeux»). Et, d’autre part, des photos de graffitis dressant, eux aussi, un parallèle entre les Jeux 1972 et 2024, et représentant un fusil d’assaut qui passe symboliquement de la main munichoise à la main parisienne.

Le mode opératoire n’est pas sans rappeler celui suivi pour les étoiles de David bleues au pochoir qui avaient mis la France en émoi, fin octobre. En effet, les premières publications sont intervenues sur des canaux russes, puis via des faux comptes contribuant à la désinformation sur X. D’ailleurs, une enquête est actuellement conduite par Viginum, le service officiel de détection des ingérences numériques étrangères, a appris CheckNews.

Des graffitis diffusés par des acteurs basés en Russie

S’agissant des graffitis d’abord, au moins sept photos différentes ont circulé (dont deux montrent le même graffiti). Quatre d’entre elles sont par exemple présentées dans un tweet publié le 10 novembre par un compte précisant dans sa bio qu’il s’attelle à «pêcher dans les abysses numériques russes». La géolocalisation de certains des emplacements où ces motifs ont été peints montre que l’opération se serait concentrée sur les Ve et XXe arrondissements de la capitale. Concernant les faits eux-mêmes, ni la mairie de Paris ni la préfecture de Paris, contactées sur les suites données à la découverte de ces graffitis, n’ont été en mesure de nous répondre, à l’heure où cet article est publié.

Les premières occurrences des photos de graffitis montrent qu’elles ont commencé à être diffusées dès le 8 novembre par des acteurs basés en Russie − notamment des utilisateurs du réseau social russe VK (exemple ici), de la messagerie cryptée Telegram (exemple là), et même un site russe sur l’actualité de la capitale ukrainienne, Kyiv, qui leur a consacré un article. Les graffitis ont ensuite fait leur apparition sur X les 14 et 15 novembre, où ils ont été massivement partagés par de faux profils qui ont tout de comptes générés par ce qu’on appelle des bots informatiques, des logiciels effectuant des tâches automatisées. Ce qui permet d’en attester, ce sont les caractéristiques communes de ces comptes : tous ont été créés très récemment, ne comptent aucun abonné ni abonnement, utilisent des noms d’utilisateur composés d’une suite de lettres et de chiffres, et en général n’ont rien publié d’autre que des réponses (des tweets répondant à d’autres tweets).

Parmi les publications contenant les photos de graffitis, des dizaines proviennent de comptes identifiés comme rattachés au réseau Doppelgänger par les membres du projet Antibot4Navalny, un collectif de bénévoles qui pistent les opérations d’influence russes ou russophones sur le réseau social X, et souhaitent garder l’anonymat pour des raisons de sécurité. Pour rappel, ce «Doppelgänger» (aussi dit «RRN») est un réseau russe de propagande qui se charge d’assurer la diffusion à grande échelle de contenus souvent fabriqués ou mensongers. En l’occurrence, les bots relayant les graffitis opèrent uniquement en langue française, d’après les informations transmises à CheckNews par Antibot4Navalny.

Un montage comme message d’avertissement

La configuration est un peu différente s’agissant de la diffusion et l’amplification de la vidéo estampillée du logo des «Loups gris», un mouvement turc d’extrême droite, ultranationaliste et xénophobe, soutien du président Recep Tayyip Erdogan. Plus explicite que les graffitis, la vidéo se réfère à la prise d’otages menée au cours des Jeux olympiques de Munich en 1972, à l’issue de laquelle onze membres de la délégation israélienne ont été assassinés par des membres de l’organisation palestinienne Septembre noir. Son montage se veut un message d’avertissement adressé à Paris, car il suggère qu’un tel massacre pourrait se reproduire à l’occasion des prochains Jeux. Néanmoins, outre l’utilisation de leur logo, rien ne prouve que la vidéo provient bien des Loups gris, dans la mesure où elle ne figure ni sur leurs sites, ni sur leurs différents réseaux sociaux, ni dans leurs canaux de messagerie. Sur ces supports, les Loups gris ont plutôt pour habitude de partager des images de leurs responsables, de discours prononcés lors de rassemblements, et non de communiquer sur leurs projets d’actions.

D’ailleurs, l’article du quotidien Israel Hayom consacré au sujet mentionne une vidéo publiée par les Loups gris, tout en renvoyant vers une vidéo issue d’un compte Telegram qui n’a rien à voir avec la milice turque. Intitulé «Carmel News», celui-ci se présente comme «une chaîne [qui] traite de l’actualité de la Russie et de l’Ukraine»CheckNews n’a pas retrouvé d’autre occurrence plus ancienne que ce message datant du 6 novembre.

Encore une fois, la diffusion sur X est plus récente et s’appuie sur une vidéo importée dans la plateforme Vimeo par un compte actif depuis le 14 novembre et ne comptant qu’une seule vidéo (celle qui nous intéresse, donc) dans sa bibliothèque. Or cet élément contribue encore à dédouaner les Loups gris de la diffusion de cette vidéo, puisque Vimeo est une plateforme que le mouvement n’a pas du tout investie. Les 14 et 15 novembre, selon les données recueillies par Antibot4Navalny, pas moins 558 comptes ont publié au moins 593 réponses-tweets renvoyant vers la vidéo Vimeo. Et cette fois tout aussi bien en français, qu’en anglais ou allemand. Certains de ces comptes, sous les pseudos Margaret, Sabrina ou Susan, avaient auparavant déjà relayé les photos de graffitis à Paris.

D’autres contenus diffusés

Parmi les autres contenus qu’ils ont partagés ces derniers jours, on retrouve des photos de tags antisémites réalisés au pochoir en Allemagne. La récurrence des faux comptes dans la diffusion de ces clichés a été mise en évidence par le journaliste allemand Lars Wienand. Dans le cadre de son travail sur la piste d’une opération de déstabilisation russe, il est tombé sur un faux article du quotidien britannique The Telegraph publié par un faux compte (depuis supprimé) et relayé en masse par un ensemble d’autres faux comptes, que Lars Wienand a référencés. Il s’avère que certains de ces mêmes comptes ont ensuite diffusé une photo d’un mur à l’entrée d’une résidence allemande «sur lequel est peint au pochoir un four avec une étoile de David à l’intérieur», décrit le journaliste. Et comme il l’a confirmé à CheckNews, plusieurs ont également partagé la vidéo ou les photos de graffitis faisant le lien entre Munich 1972 et Paris 2024. «Ce qu’ils partagent, la manière dont ils agissent, m’ont convaincu [que ces comptes] font tous partie du réseau Doppelgänger», commente Lars Wienand.

Outre le faux article du Telegraph, les bots continuent de diffuser un autre contenu imitant un grand média européen. Une vidéo reprenant la charte graphique de la Deutsche Welle, un groupe allemand de télévision et radio, prétend ainsi raconter comment des clichés de déportés à Auschwitz ont été animés à l’aide de l’intelligence artificielle, faisant ainsi dire à ces Juifs qu’ils «s’excusaient auprès des Palestiniens pour les actions de l’armée israélienne». Le développeur Florent Lefebvre, spécialisé dans l’analyse de données sur les réseaux sociaux, vient d’ailleurs de consacrer un thread X à la circulation de ce contenu, assurée quasi exclusivement par l’intermédiaire de faux comptes. De son côté, la Deutsche Welle commente auprès de CheckNews : «La vidéo est un fake.» Et appuie sa réponse sur quelques indices : «La vidéo n’est pas produite en format portrait, qui est désormais le format utilisé 99 % du temps sur les canaux de réseaux sociaux de DW. La vidéo contient de nombreuses erreurs grammaticales.»

Omniprésence de la propagande anti-ukrainienne

En bref, il apparaît donc que les comptes qui relaient les photos et la vidéo sur les Jeux olympiques contribuent par ailleurs à la diffusion d’autres contenus associés au même réseau de faux comptes. Dans leurs autres publications, la tonalité varie : tantôt pro-israélienne, tantôt à consonance antisémite ; parfois hostile à la Turquie, d’autres fois conciliante avec Erdogan… Mais avec une constante : l’omniprésence de la propagande anti-ukrainienne. Cette dernière s’appuie sur des liens renvoyant vers un ensemble de sites qui souvent sont des clones de médias reconnus, avec de faux noms de domaine dont un certain nombre avaient déjà été recensés en juin dernier par Viginum, le service chargé par l’Etat de détecter les ingérences numériques étrangères, dans un rapport sur la campagne «RRN».

L’autre caractéristique du modus operandi, c’est le contenu des textes accompagnant les liens, photos ou vidéos : il s’agit d’une phrase unique, impersonnelle, énonçant souvent une vérité générale. Le collectif Antibot4Navalny évoque des textes «très probablement générés, et traduits, par des machines». Son travail de recueil des contenus partagés sur X fait aussi apparaître une «répartition alphabétique» des faux comptes : leur nom d’utilisateur dépendrait de la langue dans laquelle ils publient.

La difficulté ici tient au fait que ces faux comptes «survivent rarement plus de dix jours», souligne un membre du collectif. De ce fait, aucun des comptes qui diffusent les images menaçant les Jeux olympiques d’une attaque anti-israélienne n’a pu, plus tôt, relayer les photos des étoiles de David bleues taguées à Paris et en proche banlieue. Le 9 novembre, le Quai d’Orsay avait, dans un communiqué, condamné l’implication du réseau Doppelgänger «dans l’amplification artificielle et la primo-diffusion sur les réseaux sociaux des photos» de ces tags. Et ce, en ayant eu recours à un ensemble «de 1 095 bots sur la plateforme X, ayant publié 2 589 posts contribuant à la polémique liée aux étoiles de David taguées au pochoir dans le Xe arrondissement de Paris», selon les observations du service Viginum.

D’après nos informations, Viginum est de nouveau saisi en ce qui concerne la nouvelle campagne autour des Jeux olympiques. «Des investigations sont en cours», nous confirme une source diplomatique. Le comité d’organisation des Jeux, lui, se contente d’acter que «Paris 2024 a été confronté, et le sera probablement encore, à un certain nombre de publications sur les réseaux sociaux contenant de fausses informations, et dont l’origine est parfois difficile à identifier». Et rappelle que l’été dernier, «par exemple, une vidéo provenant du site internet nommé New York Insider établissant un lien entre les émeutes de juin et l’organisation des Jeux de Paris 2024 est devenue virale sur X»«Paris 2024 a rapidement partagé ses doutes quant à la fiabilité et la sincérité de la source de cette vidéo aux médias», qui s’est finalement révélée, à l’issue des investigations de Viginum, découler d’une campagne d’influence en ligne liée à l’Azerbaïdjan.

par Elsa de La Roche Saint-André

Source liberation