Désorganisé par l’attaque du 7 octobre, qui mobilise ses forces vives, l’Etat hébreu commence à relever la tête, aidé par une immense vague de solidarité. Mais le coût de la guerre risque de peser sur une économie déjà fragilisée par la dérive autoritaire du gouvernement Netanyahou.
Dans la tradition juive, le deuil dure sept jours. Pendant cette période appelée «shiva», on n’a pas le droit de porter des vêtements en cuir, de se maquiller, de se regarder dans un miroir et certaines coutumes prescrivent de s’asseoir sur une chaise basse, plutôt que dans un siège confortable. Une fois la semaine écoulée, on peut «se lever», et reprendre le cours de sa vie. Un mois après l’attaque terroriste du Hamas, Israël est-il en train de se relever et de sortir du deuil ? Mardi 7 novembre, le pays de 9,6 millions d’habitants s’est figé pour une minute de silence. Et jeudi soir, en cette veille de shabbat, les terrasses des cafés qui ont rouvert – beaucoup restent fermés – débordaient de monde.
«J’ai recommencé à écouter de la musique hier. Avant, j’étais en deuil, je ne pouvais pas», confesse Sophie Belmin. La pédiatre revenait d’un rassemblement à Tel-Aviv pour les otages à Gaza. Au lieu de rentrer, elle s’est attardée pour prendre un verre avec ses collègues médecins, françaises comme elle. L’air est anormalement tiède pour une mi-novembre. Les portables sont posés sur la table, on en oublie Tzofar, l’application qui alerte sur les arrivées de roquettes et dont le signal sonore précède une ruée vers les abris. On en oublie la guerre qui fait rage dans la bande de Gaza, à 70 kilomètres de là. On laisse aussi s’accumuler pour quelques minutes les notifications des innombrables groupes WhatsApp – amicaux, professionnels, liés à l’école, au quartier ou au bénévolat – qui irriguent la société civile israélienne.
Comme après le 11 Septembre à New York, l’entraide est devenue une nouvelle raison de vivre, d’espérer, et un motif de fierté nationale dans un pays hanté par ses 249 otages, dont de nombreux enfants : leurs visages s’affichent à tous les coins de rue, empêchant de détourner le regard et de passer à autre chose. Cette solidarité trouve de multiples terrains d’expression. Ce sont ces heures sup que Ouri, psychologue, fait après le travail sur la place où a été dressée une grande table dont les sièges vides figurent l’absence des otages, face au QG de Tsahal. Et ces efforts de Naomi, adolescente de 13 ans qui a passé le week-end dernier à ramasser des pamplemousses avec ses parents dans les champs du sud, dans cette «enveloppe de Gaza» où la main-d’œuvre agricole manque mais où le travail de la terre doit continuer.
Une accalmie dans la pluie de roquettes a permis aux écoles de rouvrir partiellement. Les parents peuvent se rendre de nouveau au travail. Du moins les mères, car beaucoup de pères sont mobilisés : 360 000 réservistes ont été appelés sous les drapeaux. A la nuit tombée, les tours de bureaux dans la Silicon Wadi, la Silicon Valley israélienne, encore noires il y a peu, s’illuminent, signe que les travailleurs de la tech (15 % des emplois et un cinquième du PIB) sont de retour. Or, en Israël, quand la tech va, tout va.
«Ça s’est calmé»
Dans la conurbation de Tel-Aviv, la circulation a repris. On en vient à se réjouir du retour des embouteillages sur Ayalon, l’autoroute urbaine, encore un signe de normalité retrouvée. Et, dans le Shouk Hacarmel, le grand marché semi couvert de la ville côtière, du retour des clients qui avaient déserté ses travées. Les données des cartes de crédit publiées jeudi ont fait état d’une chute historique de la consommation, sauf pour les produits alimentaires, les Israéliens ayant constitué des réserves de vivres au cas où il leur faudrait rester plusieurs jours dans l’abri. Mais les chiffres du mois de novembre s’annoncent meilleurs, à en juger par la mine soulagée des commerçants.
Dans cette cité qui ne dormait jamais, cependant, les jours de semaine sont presque aussi calmes qu’un shabbat. On dirait que la ville chuchote. Un bruit familier frappe par son absence : celui des klaxons. Mais les marteaux-piqueurs aussi se sont tus, de nombreux chantiers étant à l’arrêt avec la fin des permis de travail accordés aux Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie. Les grues dans le ciel sont figées.
Et si la guerre faisait plonger l’économie israélienne, l’une des quinze premières mondiales, elle aussi une immense source de fierté nationale ? «Au tout début de la guerre, on a eu des problèmes de liquidités, et une forte augmentation du credit default swap [la prime de risque exigée par les investisseurs sur la dette, ndlr] car certains acteurs financiers ont pensé que cette guerre mettait en jeu l’existence d’Israël – ce qui n’était pas faux si le Liban avait attaqué», explique un économiste de banque. Mais ça s’est calmé. La Bourse de Tel-Aviv a rattrapé son retard, le shekel est remonté, et sur la plupart des indicateurs économiques, on est revenu à un niveau qui est même supérieur à celui qu’on a connu pendant la guerre de 2014 ou le Covid.» Signe de l’intrication entre l’économie et la géopolitique, dans la foulée du discours du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, le 3 novembre, éloignant pour le moment le risque d’une guerre sur le front nord, l’effet a été immédiat sur le taux de change : après avoir baissé à 4,10 dollars, le shekel est remonté à 3,80 dollars, son niveau d’avant-guerre.
Certes, en raison d’une baisse des recettes fiscales (en particulier de la TVA), et d’une hausse des dépenses sociales (indemnités chômage), le déficit s’est creusé pour atteindre 2,6 % du PIB. En 2022, Israël avait dégagé un excédent, pour la première fois depuis trente-cinq ans. Mais la banque centrale d’Israël a pris des mesures énergiques pour remettre de l’huile dans les rouages financiers, soutenir les PME affectées par la chute de l’activité liée à l’indisponibilité d’environ 20 % de la main-d’œuvre (réservistes, travailleurs agricoles et du BTP, personnes déplacées et salariés en chômage technique, soit 700 000 personnes). Ou aider les ménages, en priorité ceux du sud et du nord du pays, qui ont obtenu un moratoire sur les échéances de leurs prêts immobiliers. En revanche, «la banque centrale a maintenu son taux directeur inchangé à 4,75 % car l’inflation est toujours élevée et il n’y avait pas de raison de le baisser», précise cet économiste.
Coût de la guerre
Début novembre, la Banque d’Israël a légèrement revu à la baisse ses prévisions de croissance, à 2,3 % en 2023 et 2,8 % en 2024, contre 3 % pour cette année et la prochaine. Ces prévisions sont «encore trop optimistes», juge l’économiste Jacques Bendelac. Pour lui, cette guerre sera «la plus chère d’Israël» en raison de sa durée, de son étendue et de l’ampleur des destructions sur le territoire israélien. «Son coût civil sera plus important que son coût militaire, du jamais vu», prédit l’économiste. Selon ses calculs, elle devrait coûter l’équivalent de 5 % du PIB, soit 100 milliards de shekels (25 milliards d’euros).
Pour autant, le pays est en mesure d’y faire face, selon lui. «Un, la Banque d’Israël dispose d’énormes réserves de change – environ 200 milliards de dollars – et elle a déjà mis à disposition du gouvernement 30 milliards de dollars pour soutenir le cours et l’effort de guerre. Deux, Israël peut se permettre de s’endetter car sa dette extérieure n’est pas élevée comparé à d’autres pays : 60 % du PIB, contre 100 % en France. Trois, il va falloir rectifier le budget pour l’adapter aux besoins de la guerre.»
Et c’est là que le bât blesse. «On n’a pas de problème d’argent, mais on a un problème politique», reconnaît Jacques Bendelac. «La guerre est arrivée dans un tableau déjà pas rose», confirme Yaëlle Ifriah, experte en économie, rappelant que la tentative de changer le système judiciaire a provoqué une chute de 68 % des investissements étrangers dans la high-tech au premier semestre de 2023. Mais surtout, alors que le gouvernement devrait être entièrement mobilisé pour l’effort de guerre, la politique politicienne a repris ses droits. «Dès que la Knesset a repris, on a compris que Bezalel Smotrich, le pire ministre des Finances qu’Israël ait connu, était plus préoccupé par sa casquette de ministre des Implantations que de relancer l’économie et établir un plan Marshall pour la reconstruction», fustige cette ex-conseillère parlementaire.
Un mois avant la guerre, ce partisan du Grand Israël avait déjà «refusé de transférer des fonds pour les villes arabes qui avaient été négociés par Mansour Abbas», ministre arabe au sein du précédent gouvernement. Cette fois, Smotrich refuse de réaffecter les fonds sectoriels prévus dans les accords de coalition en faveur des écoles ultraorthodoxes ou des implantations pour financer l’effort de guerre. Ce sont 14 milliards de shekels qu’il garde ainsi jalousement pour les colons ou les haredim (les religieux), par ailleurs exemptés du service militaire, au lieu, par exemple, de voler au secours du secteur hôtelier, sinistré par la désertion des touristes mais qui héberge jusque-là à ses frais les déplacés du sud.
«Il y a une énorme colère en Israël. Depuis un mois il n’y a plus un député qui est invité au journal télévisé le soir et les ministres rasent les murs. Le gouvernement est totalement décrédibilisé et Netanyahou n’a qu’un but : sauver sa peau», déplore Yaëlle Ifrah, qui, par ailleurs, «ne met pas un shekel» sur l’unité retrouvée du pays, la réconciliation entre les laïcs et les religieux, purement circonstancielle selon elle.
Le spectre du boycott
Signe du malaise, un groupe de 300 économistes, dont un Prix Nobel d’économie et un ancien gouverneur de la banque centrale, ont adressé lundi 6 novembre une lettre saignante au Premier ministre Benyamin Nétanyahou et à son ministre des Finances, les appelant à revoir de toute urgence l’ordre de leurs priorités. «Vous ne vous rendez pas compte de l’ampleur de crise économique à laquelle Israël fait face. Continuer la même politique va non seulement nuire à l’économie, miner la confiance de l’opinion dans ses institutions du pays mais aussi affaiblir la capacité de l’Etat d’Israël lui-même à se sortir de cette situation.»
«La hausse des taux d’intérêt, la réforme judiciaire, et maintenant, la guerre», soupire Shmuel Ben Arié, directeur de la branche locale du gestionnaire d’actifs Pioneer WM. Une faillite de la start-up nation ne l’inquiète pas : «Les fonds de capital-risque étrangers vont hésiter avant de mettre leurs billes dans les start-up israéliennes, mais les fonds locaux vont prendre le relais.» Le plus grand danger vient selon lui du boycott d’Israël en riposte aux bombardements meurtriers de la bande de Gaza. Ici, la décision d’Elon Musk d’utiliser son réseau satellitaire Starlink pour rétablir les communications dans l’enclave soumise à un black-out régulier n’a échappé à personne.
«Que vont faire les grandes entreprises comme Microsoft, qui emploie ici 3 000 personnes, Apple ou Google, si les pays arabes menacent de ne plus recourir à leurs services s’ils continuent à faire du business en Israël ?» s’interroge le businessman. Avant de chasser cette peur : «Les dirigeants ont vu les images du 7 octobre et soutiennent Israël. Les chefs de ces grandes entreprises n’iront pas contre leurs leaders», se rassure-t-il. La hasbara – «explication» en hébreu, pour désigner la communication de l’Etat hébreu – ne sert pas seulement à gagner la guerre de l’image, mais à ne pas perdre celle de l’économie.
par Eve Szeftel, envoyée spéciale à Tel-Aviv