Depuis le 7 octobre, le «modèle alsacien» favorisant le dialogue entre catholiques, protestants et juifs, et par extension avec les musulmans, se fissure.
À Strasbourg, la majorité des élus comme les représentants des cultes vantent habituellement le «modèle alsacien» . Face aux tenants de la laïcité, tous jurent que le droit local des cultes, héritage napoléonien, favorise le dialogue entre catholiques, protestants et juifs, et par extension avec les musulmans et d’autres confessions. Mais depuis le 7 octobre et l’attaque terroriste du Hamas en Israël, ce consensus se fissure. «Le tissu est en train de s’effilocher», alerte l’ancienne conseillère régionale Catherine Zuber, qui a longtemps suivi l’interreligieux en Alsace.
Dimanche dernier, le rabbin de la synagogue de la Meinau, Mendel Samama, a refusé de participer à la fête des dix ans du Jardin interreligieux qu’il avait contribué à créer. «Pas un mot de condamnation pour dénoncer l’horreur absolue, pas un mot de compassion, pas un appel à la fraternité», a déploré le chef religieux, «blessé» par «l’indifférence» de ses partenaires après les massacres perpétrés par les terroristes. «À titre personnel, les messages de soutien ne manquent pas de la part de catholiques, de luthériens et de réformés. Des messages clairs m’ont également été adressés par la communauté musulmane pour qui c’est le plus compliqué», observe le grand rabbin de Strasbourg, Harold Weill, qui tente de rassurer la communauté juive alsacienne dont beaucoup de membres sont en lien constant avec des proches en Israël.
S’il souligne ses «liens d’affection» avec le président de la grande mosquée, Saïd Aalla, le grand rabbin se dit tout de même «déçu de certains représentants des cultes qui ne se sont pas manifestés». Surtout, il regrette «l’absence d’une déclaration commune» des cultes. La vacance à l’archevêché de Strasbourg, actuellement géré par l’évêque de Metz Mgr Ballot comme administrateur apostolique, complique la donne. Pas d’initiative non plus du côté de l’Union des Églises protestantes d’Alsace-Lorraine (Uépal). Après avoir relayé le message de la Fédération protestante de France, son conseil restreint a mis six jours pour faire de même avec l’appel de la Conférence des responsables de culte en France (CRCF).
«Échange serait prématuré et inopportun»
Absents, les cultes statutaires l’étaient aussi lors de la manifestation organisée à l’appel du Crif-Alsace, qui a réuni 600 personnes devant le Conseil de l’Europe, lundi 9 octobre. Parmi les quelques élus présents, la maire écologiste de Strasbourg, Jeanne Barseghian, a condamné «l’agression terroriste du Hamas». Le soir même, le drapeau israélien était hissé sur la façade de l’hôtel de ville, à côté des couleurs de l’Ukraine et de l’Arménie. Moins de 48 heures plus tard, les trois drapeaux étaient descendus discrètement, remplacés par des panneaux avec l’inscription «Nos valeurs».
Auprès de ses opposants, Catherine Trautmann (PS), Jean-Philippe Vetter (LR), Pierre Jakubowics et Nicolas Matt (Maj. Prés.), unanimes contre «cette décision qui déshonore Strasbourg», la maire s’est justifiée par le souci de «ne pas porter atteinte à la cohésion de la ville» «Barseghian capitule devant la frange la plus radicale de son équipe, qui soutient notamment le BDS (mouvement qui prône le boycott d’Israël, NDLR). Cette maire militante ne porte pas le message de Strasbourg pour la démocratie et la paix», s’est indignée l’ex-maire Catherine Trautmann (PS).
«Descendre le drapeau israélien est une décision honteuse et déshonorante, un message indigne qui blesse les citoyens strasbourgeois, juifs et non juifs», ont dénoncé de leur côté le grand rabbin Weill et Maurice Dahan, président du consistoire israélite de Strasbourg. Dimanche, Jeanne Barseghian assistait à l’allumage des bougies, avec des prières pour les victimes et les otages, qui rassemble chaque soir environ 150 personnes, sur le parvis de la Synagogue de la paix. Avec la volonté annoncée de s’expliquer lors d’une réunion programmée le lendemain. «Un moment d’échange serait prématuré et inopportun», a répondu sèchement le président Dahan à la maire, lui reprochant de ménager son électorat. De quoi fragiliser l’interreligieux, soutenu par les maires successifs, au-delà des changements de majorité.
Venue se recueillir et exprimer sa solidarité, la préfète du Grand Est Josiane Chevalier avait reçu un accueil chaleureux vendredi dernier, tandis que, place Kléber, 250 manifestants pro-palestiniens, en majorité des jeunes, criaient «Libérez Gaza!»,«Israël assassin», «Macron complice», malgré l’interdiction de manifester. «Ce sont des propos inacceptables. Nous appliquerons la tolérance zéro pour toute apologie du terrorisme», avait expliqué la représentante de l’État qui, craignant des débordements, avait également interdit, la semaine dernière, le rassemblement des Kurdes et la projection du film Fedayin. Dans une ville encore marquée par l’attentat du marché de Noël en 2018, la préfète a obtenu une centaine de militaires supplémentaires pour renforcer l’opération Sentinelle.
«Il ne s’agit pas de faire la fête»
Dans ce climat tendu, le festival des Sacrées Journées, qui permet depuis onze ans à des artistes de traditions religieuses différentes de se produire dans un même lieu de culte, a dû adapter son programme. Si les concerts prévus dans des églises et la pagode n’ont pas été impactés, la représentation d’un chantre juif dans la mosquée Annour de Mulhouse, soutenue par le Qatar, a été annulée. «C’est la première fois que le festival résonne avec l’actualité internationale», se désole son président Michel Jermann.
Avec sa directrice Lilia Bensedrine, il a tenu à maintenir les Sacrées Journées junior, rassemblant 761 écoliers et collégiens et une centaine d’enseignants et bénévoles, ce jeudi à la grande mosquée, d’obédience marocaine. Un signe fort après l’assassinat de Dominique Bernard à Arras. En revanche, la représentation, dimanche prochain dans le même lieu, avec un chantre juif, n’aura pas lieu par crainte de réactions dans l’assistance.
«Par respect pour les familles endeuillées», le président de la grande mosquée Saïd Aalla, qui doit composer avec des divisions internes, a annulé le dîner interreligieux annuel, prévu fin octobre. «Il ne s’agit pas de faire la fête. C’est lorsqu’il y a eu des déchirures qu’il faut continuer à tisser des liens. Parfois une simple présence suffit», estime Philippe Ichter, en charge de l’interreligieux à la Collectivité européenne d’Alsace. «C’est lorsqu’il y a des avis de tempête qu’il faut se rencontrer et appeler à la fraternité», appuie le chanoine de la cathédrale, François Geissler. Ces derniers soirs, le pasteur réformé Pierre Magne de la Croix, vice-président de l’Uépal, s’est joint à l’allumage des bougies.