Jean-Yves Camus : « La présence du RN dans un cortège du Crif est un tournant »

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Directeur de l’Observatoire des Radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès et spécialiste de l’extrême droite, Jean-Yves Camus revient sur la présence du RN dans le cortège de la marche organisée par le Crif à Paris. Entretien.

Directeur de l’observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, Jean-Yves Camus était présent lundi soir à la marche de solidarité organisée à Paris par le Conseil représentatif des Institutions juives de France (Crif) à laquelle ont participé plusieurs élus du Rassemblement national (RN). Lui-même juif orthodoxe, le chercheur, spécialiste de l’extrême droite, voit dans cette présence le symptôme du changement de perception du RN par une partie de la communauté juive française.

Lors de la manifestation de lundi, le RN avait dépêché plusieurs députés membres du groupe d’amitié France-Israël. Comment analysez-vous l’accueil qui leur a été réservé ?

Jean-Yves Camus Je note que ni Jordan Bardella ni Marine Le Pen ne sont venus. Sinon, seule leur présence aurait été retenue médiatiquement. Par le hasard du cortège, je me suis trouvé précisément tout près de la délégation RN, qui comptait, entre autres, Sébastien Chenu, Edwige Diaz ou Julien Odoul. J’observe que cela n’a suscité aucun incident, aucune réaction hostile. Ils sont restés assez discrets, sentant peut-être que mieux valait un premier pas réussi, sans être aux premières loges, qu’un incident qui aurait tout fichu par terre. On se retrouve avec ce résultat assez nouveau, alors même que le Crif ne convie toujours pas le RN à son dîner annuel. Leur présence au sein d’un cortège du Crif, acceptée majoritairement par les participants, m’apparaît comme un tournanthistorique.

En 2018, en marge d’un rassemblement après le meurtre de Mireille Knoll, Marine Le Pen avait été chahutée. En 2022, le Crif dénonçait « l’ineptie et la manipulation inacceptables » du RN qui cherchait à présider le groupe d’étude sur l’antisémitisme à l’Assemblée nationale. Auprès de « l’Opinion », le Crif explique ne pas avoir changé « ses fondamentaux » envers le RN mais ne s’est pas opposé à sa présence lors du rassemblement de lundi. Comment l’expliquez-vous ?

Même si les instances représentatives de la communauté disent ne pas être dupes, elles ne maîtrisent pas le vote communautaire. Il est aussi important de noter que, désormais, quel que soit leur degré de pratique de la religion, la préoccupation centrale de l’immense majorité des juifs français est la sécurité et l’existence d’Israël. C’est comme ça. C’est évidemment un changement fondamental avec le paradigme ancien des israélites français. Dans ces conditions, le vote en faveur de formations politiques qui ne prennent pas la mesure de la situation d’Israël apparaît impossible.

Ce qui fait aujourd’hui la force du RN et de Reconquête ! dans leur attitude par rapport à la communauté juive, c’est le contraste avec celle de LFI. Il y a désormais, au minimum, pour beaucoup de juifs français, la possibilité d’un trouble pour quiconque a entendu les déclarations de Jordan Bardella et Marine Le Pen et les comparent aux déclarations, par exemple, de Mathilde Panot. Les gens voteront selon leur conscience et plus LFI s’enferrera dans cette attitude, plus la Nupes [Nouvelle Union populaire écologique et sociale, l’alliance des partis de gauche] sera dans l’ambiguïté qui consiste à exister sur la base d’un malentendu sur les notions de laïcité ou de communautarisme, plus les juifs français pourraient se dire « le RN n’est pas irréprochables eu égard à son passé, mais il n’est quand même pas aussi outrageusement hostile que LFI ».

Et que vouliez-vous que la foule fasse lundi ? D’abord ces députés RN sont, pour la plupart, peu connus et n’ont probablement pas été bien identifiés. Fallait-il les repousser en leur disant « votre place n’est pas là » ? Après les déclarations sans ambiguïté de Jordan Bardella et Marine Le Pen dès le lendemain des attaques, ce n’était pas possible. Surtout si vous les comparez aux déclarations lunaires de LFI. A moins d’être un militant acharné ou d’une mauvaise foi terrible, vous ne pouvez pas dire ce jour-là en tant que juif, que vous ayez de la famille en Israël ou pas, que le RN représente un plus grand danger que ceux qui refusent de condamner l’action du Hamas.

Bruno Gollnisch, membre du conseil national du RN, avait été jugé pour contestation de « crime contre l’Humanité » ; d’anciens membres du GUD [organisation étudiante française d’extrême droite], pour des prestations de communications, réalisent des chiffres d’affaires très confortables grâce au RN… Le RN peut-il sincèrement, comme l’affirme Bardella, se poser en « bouclier » des juifs français ?

Les juifs n’ont pas besoin de bouclier en France. Leur bouclier c’est l’Etat. J’ajoute que les faits que vous énoncez pèsent assez peu par rapport au désarroi de la communauté juive, dont une partie minime peut juger qu’ils sont moins importants que les déclarations de Jordan Bardella et Marine Le Pen, seuls chefs du parti à être identifiés.

Pensez-vous pour autant que la peur qu’a longtemps suscitée le RN dans la communauté juive est désormais passée ? Ou faut-il inscrire la présence des élus RN au Trocadéro dans un moment d’émotion spécifique ?

J’ai beaucoup écrit sur la période groupusculaire du FN. Celle où on y trouvait facilement des néonazis, des gens comme François Duprat [ancien numéro 2 du FN, négationniste, mort dans l’explosion de sa voiture en 1978], puis très régulièrement sur l’époque Jean-Marie Le Pen et ses multiples dérapages, qui étaient sans nul doute l’expression d’une pensée antisémite. Il n’y a pas si longtemps, lors des manifestations du 1er mai, on pouvait constater qu’étaient distribuées, en marge, des feuilles de chou antisémites, des croix celtiques, des francisques et toute la bimbeloterie de la vieille extrême droite. Et même si Jean-Marie Le Pen ne contestait pas l’existence d’Israël, le « point de détail » [Jean-Marie Le Pen, en septembre 1987, avait qualifié les chambres à gaz de « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale », NDLR] annulait tout le reste. Ce « point de détail » n’existe plus, ni ses propos sur « l’inégalité des races », ni sur « l’internationale juive », vous n’avez plus rien de tout cela dans les discours des cadres frontistes. Pour autant, tout cela fait partie de l’Histoire et cela restera collé à l’histoire du RN : le soupçon d’antisémitisme envers le parti frontiste existera toujours. Mais nous sommes en 2023 et je constate que l’image d’un RN antisémite s’estompe peu à peu. Il est aussi important de souligner que parmi les participants à la marche du Trocadéro, beaucoup n’ont tout simplement pas connu ces périodes.

Vous dites en somme que l’histoire du RN pèse désormais moins lourd dans l’esprit d’une partie de la communauté juive que l’attitude proposée ces derniers jours par Marine Le Pen et Jordan Bardella. Pourtant, Eric Zemmour, lui aussi, a également été accueilli plutôt favorablement lundi soir, malgré ses propos sur Pétain, qui eux, ne datent pas d’il y a vingt, trente ou quarante ans… En octobre 2016, il disait également « respecter les djihadistes prêts à mourir pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes plus capables ».

On ne peut pas décemment dire d’Eric Zemmour qu’il est antisémite. Il est juif, il a des propositions paradoxales, notamment celles sur le maréchal Pétain, qui sont irrecevables d’un point de vue historique mais tout ceci est annulé par ce qui obsède la communauté juive de France, à savoir le terrorisme et pas n’importe lequel, le terrorisme islamiste. Et soyons clairs, dans l’esprit de beaucoup de juifs français, l’inquiétude suscitée par l’augmentation de la population musulmane française, qui grandit numériquement et influe logiquement sur la vie politique. Le discours d’Eric Zemmour qui consiste à dire invariablement que le vote LFI est un vote de la communauté musulmane et que LFI courtise ce vote, que leur projet politique est l’islamogauchisme, etc., trouve un certain écho dans la communauté juive. Les déclarations relatives à Pétain sont ainsi reléguées au second plan. Là encore, ne nous trompons pas, toute une génération de juifs connaissait les événements de la Seconde Guerre mondiale et était parfaitement au clair sur Pétain et la responsabilité de Vichy. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui.

Propos recueillis par Lucas Burel

1 Comment

  1. si le nommé Jean-Yves Camus n’est pas « la même chose » qu’un collabo : ce n’est hélas pas non plus… le contraire, d’un collabo

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