Après avoir caché sa judéité, Jonas Pardo, militant de gauche, fait le constat d’un antisémitisme à gauche et d’un refus de le combattre chez certains. Interview.
En France, désormais, on débat de l’antisémitisme. Oui. Non. Peut-être. À moitié. C’était avant ceci. Après cela. Conscient. Inconscient. Artiste. Pas artiste. L’invitation de Médine aux journées d’été des Verts et de La France insoumise a donné lieu à des discussions ahurissantes, à gauche, sur la nature de sa quenelle ou de son tweet rédigé contre l’essayiste Rachel Kahn. C’est pour ces raisons que Jonas Pardo, militant de gauche, a décidé de se lancer dans la formation à la lutte contre l’antisémitisme dans le but de déconstruire les préjugés antijuifs qui se vérifient encore dans certains partis. Jusqu’en 2015, il a fait comme beaucoup de ses camarades juifs : il a tu sa judéité par crainte de devoir répondre à une injonction, celle de se positionner sur le conflit israélo-palestinien. Une position qui conditionnerait le regard porté sur lui. Seulement, après l’attentat de l’Hyper Cacher, il prit conscience de la pénétration de l’antisémitisme à gauche. Quand lui fut bouleversé par l’attentat – sa propre mère ayant échappé de peu à la tuerie –, il vit autour de lui des camarades peu affectés, presque indifférents. Il en conclut dans ce remarquable article de la revue K. que « l’antisémitisme est un non-sujet pour les gauches ». Entretien.
Le Point : Quand avez-vous pris conscience du problème de l’antisémitisme à gauche ?
Aveuglement seulement ou adhésion ? On se le demande parfois quand on entend certains « antisionistes »…
L’antisémitisme ne fait pourtant pas partie de l’idéologie des gauches. Il est consubstantiel à l’extrême droite, néanmoins ces idées peuvent parasiter et traverser les gauches politiques, syndicales ou associatives.
Il y a pourtant un antisémitisme chez Marx, Proudhon, Jaurès, Louise Michel… Il n’y aurait pas de racines antisémites propres à la gauche ?
Il y a un débat sur le fait même de parler « d’antisémitisme de gauche ». Pour moi, il traverse la gauche. Dans les pièces historiques souvent citées en exemple, De la question juive écrite par Marx dans sa jeunesse par exemple, on lit effectivement une assimilation du judaïsme à l’argent, qu’il faudrait s’émanciper du judaïsme pour s’émanciper du capitalisme. Mais dans Le Capital, son œuvre fondamentale, il s’éloigne de cette personnalisation de la domination économique et qualifie le capitalisme pour ce qu’il est : un système social totalisant et non le fait d’une minorité. L’écueil de la critique économique portée par la gauche est la personnalisation de la domination, voire la personnification. L’exemple le plus flagrant est la famille Rothschild, sans cesse attaquée. Mais que ce soit chez Marx ou d’autres, ce n’est pas central. C’est un égarement. C’est ce qu’August Bebel qualifie de « socialisme des imbéciles ».
Comment interpréter alors l’invitation de Médine ?
Cela traduit quelque chose de plus global, un raidissement dans le débat public. On est coincé entre deux camps rigidifiés qui proposent deux analyses en miroir : la première, résumée dans le « Manifeste du nouvel antisémitisme », postule que l’antisémitisme est le fait des musulmans soutenus par la gauche et appelle à réécrire le Coran qui diffuserait un message de haine. Ce récit est porté par des personnalités allant du centre gauche à l’extrême droite. La seconde analyse, que j’appelle la thèse de la « substitution et du ricochet » portée à gauche et à l’extrême gauche, postule que l’antisémitisme est à l’état résiduel et qu’il aurait été remplacé par l’islamophobie. Dans cette version, les violences antijuives visent les Juifs non pas en tant que juifs mais en tant que soutiens d’Israël. Pour éviter le soi-disant effet ricochet, les Juifs devraient lutter contre Israël pour lutter contre l’antisémitisme. Dans les deux cas, l’antisémitisme est dés-historicisé et sert uniquement comme instrument au service d’un agenda sécuritaire d’un côté, antisioniste de l’autre. L’effet produit est qu’on ne comprend plus rien à la lutte contre l’antisémitisme. La polémique Médine cristallise ce combat entre les deux analyses. Il a subi des attaques inadmissibles de la part des droites et de l’extrême droite puisqu’elles le visaient en tant que musulman. Du côté gauche, on refuse les accusations d’antisémitisme sous couvert qu’elles visent un musulman. Est-il si dur à concevoir que Médine a subi des attaques islamophobes tout en étant lui-même aveugle à l’antisémitisme qu’il produit ? Tant que la gauche ne marchera pas sur deux jambes, elle continuera à se prendre les pieds dans le tapis.
Quel regard portez-vous sur Mélenchon qui cumule les propos pour le moins ambigus ?
Depuis la Shoah, l’antisémitisme est socialement disqualifié. Quand on prononce le mot « antisémitisme », on pense tout de suite à la forme paroxystique du phénomène, le génocide ou le nazisme. Mais l’antisémitisme est un continuum, il peut être produit inconsciemment, sans même que son auteur en ait l’intention. Récemment, à Levallois, un restaurant cacher a été tagué « Juif, voleur ! ». L’auteur était un Juif rescapé de la Shoah. Il est plus que probable qu’il ne porte pas dans son cœur une haine contre les Juifs. Et pourtant, dans cette histoire de rivalité commerciale, il a effectué un geste antisémite. À gauche, il y a une incompréhension de l’aspect systémique de l’antisémitisme. Il est un mode de pensée qui traverse toutes les classes sociales, les inconscients, la culture, le langage et c’est pour cela qu’il faut un vrai travail pour s’en s’extraire. Il ne suffit pas de prononcer de manière tautologique : « Je ne peux pas être antisémite puisque je lutte contre l’antisémitisme. » Les gauches ne comprennent pas la nécessité de ce travail de formation et de déconstruction et s’emmurent dans des attitudes défensives : minimisation, déni, justification. Quand on reproche à Mélenchon des biais antisémites dans ses propos, il entend qu’on le qualifie de nazi. C’est un dialogue impossible. Avec Mélenchon, on a été dans la prudence pendant longtemps. Mais il est aujourd’hui tellement rigidifié, sourd à la critique qu’on ne peut plus le défendre. Si je récuse évidemment ceux qui qualifient LFI de parti antisémite, je critique les amis de Mélenchon qui le défendent à chacune de ses déclarations antisémites.
On assiste toujours au même rituel : une personne tient des propos antisémites, se défend, les minimise puis, à la fin, présente des excuses pour être réhabilitée. Comment pardonner ?
Il ne peut y avoir de réponse générale, cela dépend de qui, comment, quand, etc. Je crois qu’il faut d’abord reconnaître franchement et assumer son erreur. C’est un préalable absolu et je ne me souviens pas d’exemple où une personnalité publique a reconnu s’être trompée sincèrement. Ensuite, je crois qu’il faudrait se retirer un temps du débat public et demander pardon aux personnes visées, afin d’écrire les raisons qui ont poussé à commettre une erreur et participer d’une pédagogie. Enfin, il faut un geste de réparation, cela pourrait être de donner du temps, de l’argent à un organisme de lutte contre l’antisémitisme. Il faut que cela coûte quelque chose à la personne. Cela me semble valable pour toutes les formes de discriminations.
Vous avez longtemps caché votre judéité au sein de la gauche. Vous aviez peur de quoi ?
Dire qu’on est juif à gauche expose à devoir se justifier sur le conflit israélo-palestinien. On peut parler d’une injonction géopolitique où la respectabilité des points de vue juifs est conditionnée à leur position sur le conflit israélo-palestinien. Cependant, quelque chose est en train de changer à gauche, grâce à l’émergence d’une parole juive de gauche à travers des autrices comme Illana Weizmann ou Lola Lafon, de revues comme Golema, la revue K. et des organisations comme le Raar (Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes) ainsi que les nouveaux travaux de chercheurs.
Constatez-vous une droitisation chez les Français de confession juive ?
La droitisation des Juifs s’inscrit dans la droitisation générale de la société avec une spécificité due à un véritable abandon des Juifs par la gauche. Jusqu’en 1967, les Juifs votaient pour le PCF, quand avant guerre, ils étaient pour le Front populaire de Léon Blum. Puis en 1981, les accointances passées entre François Mitterrand et René Bousquet ont mis un coup sur la tête des Juifs, qui votaient pour le PS. La rupture s’est amplifiée lorsque la droite s’est emparée de la lutte contre l’antisémitisme. Jacques Chirac a reconnu la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs et mis en place une protection des lieux de culte alors que les gouvernements de gauche sont restés sourds aux revendications exprimées par les Juifs. Aujourd’hui, le RN se dédiabolise et se prétend le meilleur bouclier des Juifs en stigmatisant les musulmans. Les grands perdants sont les Juifs puis les gauches, en perdition si elles ne commencent pas à prendre la lutte contre l’antisémitisme au sérieux.
Par Saïd Mahrane