Aldo Naouri : « Ma culture orientale m’a condamné à la solitude »

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Aldo Naouri, pédiatre, défenseur de l’autorité au sein l’éducation, raconte les blessures de l’exil et son rapport à la langue française, « le plus beau des refuges ».

Né en 1937 à Benghazi, dans une Libye alors colonie italienne, il prend une première fois la route de l’exil en 1942, à l’âge de 4 ans, lorsque sa famille, juive et française, est expulsée par Mussolini vers l’Algérie. Petit dernier d’une fratrie de dix, élevé dans un grand dénuement par une mère très tôt veuve, Aldo Naouri est un pur produit de la méritocratie républicaine. Il est épris de cette culture française apprise sur les bancs de l’école à Orléansville, actuelle Chlef, dans le nord de l’Algérie, et qu’il n’a cessé d’enrichir par ses lectures.

Après ses études de médecine, il s’installe comme pédiatre à Paris. À contre-courant de l’époque centrée sur la satisfaction des désirs de l’enfant, il publie en 1982 au Seuil L’Enfant porté, puis, en 1985, Une place pour le père, premiers ouvrages d’une longue série qu’on pourrait résumer comme un plaidoyer pour un retour de l’autorité au sein de l’éducation et une alerte sur les dangers de la toute-puissance de l’enfant-roi. Des principes qui semblent aujourd’hui retrouver les faveurs de nombre de parents inquiets et ne trouvant pas de réponses dans les commandements de l’éducation « positive ». Anticonformiste, Aldo Naouri se définit comme un conservateur car « le conservateur pense à après-demain, quand le progressiste ne pense qu’à demain ». 

Le Point : Quel est votre premier contact avec la France ?

Aldo Naouri : La Joliette, le port de Marseille, en octobre 1956. Je débarque d’Algérie pour faire mes études. J’embrasse le sol et je dis ce vers inspiré de Virgile : « Salve magna parens frugum, ô Gallia tellus » (« Je te salue grande mère des fruits, ô terre de France »). Enfin j’y étais ! Parce qu’au fond on m’y avait placé depuis mon petit âge.

De quelle manière ?

À l’école de la République, en Algérie. Nos livres étaient pleins d’images d’une France qui n’avait rien à voir avec l’Algérie. Avec des « feuilles mortes » qui crissaient sous les pas. Dans nos rédactions, nous devions utiliser des termes comme « frimas » ou « givre », qui n’évoquaient rien pour nous. Nous étions façonnés par les images de cette France ainsi que par les valeurs inculquées à l’école, où tout était ordonné. Le matin on se range deux par deux. En classe, on ne fait pas de bruit, on se met debout et, au tableau, il y a une leçon de morale. Je me souviens de « Se gêner est la première des politesses ». Qui oserait apprendre cela aux enfants aujourd’hui…

On parlait français chez vous ?

Non, nous sommes originaires de Benghazi, en Libye. Nous parlions un dialecte judéo-libyen. Mon père avait la nationalité française. Elle avait été octroyée par la France à son arrière-grand-père au moment de la conquête de l’Algérie pour s’assurer de sa loyauté, parce qu’il devait probablement occuper un poste important dans l’administration ottomane. En juin 1942, j’ai 4 ans, et nous sommes renvoyés de Libye par le gouvernement de Mussolini. L’Italie ne veut pas garder sur son territoire de ressortissants des pays avec lesquels elle est en guerre. Il y a un processus d’échange de populations civiles entre les belligérants. Nous partons dans des cars de la Croix-Rouge. Au bout de trois mois nous arrivons à la frontière tunisienne. Mon frère aîné se souvient que pour la première fois de sa vie on s’est adressé à lui en disant « Monsieur ». En Libye, c’était plutôt « chien de juif » qu’il entendait en permanence. Nous ne parlions pas le français et c’était source d’une grande angoisse pour mes frères et sœurs. Ma mère les a tranquillisés en leur assurant qu’elle le parlait. Et elle s’est mise à déclamer en remuant ses mains : « Mama ouassi mama lassédoi mama sidi mama sédoi. » Nous étions émerveillés, on lui a demandé où elle l’avait appris. Elle nous a répondu à l’école de l’Alliance, quand elle avait 3 ans. Donc, nous voilà tranquillisés, calmés, nous avons une mère qui parle français. Et puis, évidemment, nous nous sommes vite rendu compte en Algérie qu’elle n’en comprenait pas un traître mot. L’histoire est magnifique parce que, trente ans plus tard, mon fils Laurent se propose de nous réciter une comptine qu’il a apprise à la maternelle : « Ma main, voici ma main, elle a cinq doigts, en voici deux en voici trois… » Et je pars d’un immense éclat de rire qui s’achève en sanglots. C’était la comptine de ma mère. Ce « mama ouassi » aura été mon tout premier contact avec la langue française.

Ce père que vous n’avez pas connu puisqu’il est mort avant votre naissance se sentait français ?

Ma mère racontait que mon père allait tous les 14 Juillet au consulat de France à Benghazi et que c’était pour lui plus important que le jour de Kippour.

Comment se passent les débuts en Algérie ?

Mal. L’accueil de la communauté juive d’Orléansville est calamiteux. Nous leur faisons honte parce que nous sommes habillés à l’orientale. Ma mère portait le costume ottoman, le pantalon bouffant, le voile… Pour eux, cet « accoutrement » était celui de leurs ancêtres qui avaient bénéficié du décret Crémieux récemment abrogé par Vichy. Cette blessure de la honte reste vivace en moi jusqu’à aujourd’hui. Je ne supporte pas de situation dans laquelle je pourrais avoir honte. Je fais tout pour qu’on n’ait pas honte de moi. L’humiliation et la honte sont des attributs terribles, surtout dans ma langue natale.

Votre rapport au français, ce sont aussi les histoires que vous racontait votre mère. D’où les tenait-elle ?

Ma mère nous réunissait le soir autour d’elle et nous racontait les histoires que son mari lui avait lues lorsqu’il était encore en vie. Des grands classiques de la littérature française traduits en judéo-arabe ! Les Mystères de ParisLe Comte de Monte-Cristo. Mais aussi Les Mille et Une Nuits. Elle avait une mémoire incroyable et un extraordinaire talent de conteuse.

À l’école, vous apprenez « nos ancêtres les Gaulois » ?

J’apprends le français à l’école, j’ai hérité de la mémoire phénoménale de ma mère, et je retiens tout. La langue française est d’une richesse incroyable. En comparaison, le stock lexical de ma langue d’origine est ridicule. La langue nous a colonisés… en nous ouvrant l’esprit. C’était le drame des copains algériens, musulmans, au moment de la guerre d’Algérie, ils disaient que leur sensibilité avait été forgée par Baudelaire et Rimbaud. Comment renoncer à cela ? Quand je lis Kamel Daoud, je me régale.

Vous connaissez la France à travers la langue…

Oui. Paris, je l’ai exploré avec Victor Hugo et Les Misérables et avec Simenon et les Maigret. Je connaissais les rues parisiennes par la littérature.

Vous faites votre première année de médecine à Besançon. Quel souvenir en gardez-vous ?

Il est 5 heures du matin lorsque j’y arrive et je cherche un endroit où pouvoir me poser, prendre un café. Et je vois cette chose inimaginable : des pots de lait en aluminium déposés devant chaque maison avec l’argent sur le couvercle pour payer le laitier. Combien il faut de confiance mutuelle pour mettre l’argent du lait en sachant que personne n’y touchera ! Si je devais résumer mon rapport de sacralité à la France, il est issu de cette première image. Deuxième anecdote : je trouve une chambre chez une dame, je dépose mes bagages, mes chaussures étaient mouillées, donc je les change, puis je vais à la cité universitaire. Le soir, mes chaussures ne sont plus là et j’écris une lettre désolée à mes parents. En fait, la dame les avait cirées et s’apprêtait à me les rendre. Pour moi, c’était un miracle.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans cette France que vous découvrez ?

Je garde une tendresse extraordinaire pour Besançon. Sa dimension humaine. En deuxième année de médecine, j’arrive à Paris. Je ne m’en rends pas compte sur le moment, mais c’est une année de grande dépression, Paris m’écrase, c’est trop grand et je n’ai pas les codes. À l’hôpital, je fais mes stages comme un automate. Ça n’a rien à voir avec la France, c’est la solitude d’un gamin paumé dans une grande ville.

Quel est le premier monument que vous avez visité ?

Je ne crois pas avoir visité de monument. J’allais au cinéma une fois tous les quinze jours, car je n’avais pas d’argent.

Comment vivez-vous les événements de mai 1968 ?

Je suis révolté par cette jeunesse. Ce sont des gamins dans la toute-puissance infantile. Souvenons-nous du début des événements : en mars 1968, les garçons se révoltent parce qu’ils ne peuvent pas aller dans les pavillons des filles et l’inverse. Effectivement, c’était interdit, mais on l’avait toujours fait et il n’y a jamais eu de sanction. Je circulais en voiture et, de temps en temps, je prenais quelqu’un en stop. Une fois, un étudiant m’a dit qu’en tant que médecin je participais au système puisque je remettais les ouvriers en bon état pour qu’ils retournent à la chaîne. Ça m’a révolté, je me suis arrêté et je l’ai fait descendre. Pour moi, l’ordre est une valeur essentielle. L’évolution, oui. La révolution, non. Ces enfants-là étaient des enfants gâtés. S’ils avaient vécu des années entières dans une cave de 20 mètres carrés à huit, ils ne seraient pas là à se plaindre de ne pas pouvoir aller dans le pavillon des filles. J’ai toujours été dans la révolte contre cette révolte. Mon livre sur l’éducation, je l’ai écrit car Sarkozy avait dit : « On va en finir avec Mai 68. » Enfin on allait revenir à cette notion d’ordre ! Mais il n’en a rien été.

Vous habitez le 13e arrondissement depuis toujours. Pourquoi avoir choisi ce quartier ?

Je devais m’occuper de ma mère, qui s’était acheté un appartement place d’Italie en débarquant d’Algérie en 1962. Elle l’avait payé en espèces. En mai 1965, j’ai acheté l’appartement dans lequel je suis toujours, et je l’ai acheté au comptant avec une indemnité versée par l’assurance après un grave accident de voiture. Le fait de ne pouvoir s’offrir que ce qu’on peut se payer a fait partie de mon éducation. J’ai commencé à travailler en CM2, je gagnais de l’argent que je donnais à ma mère. Le jour où je suis parti en France, elle a ouvert son armoire et a déplié un foulard dans lequel se trouvait tout ce que j’avais gagné et qu’elle avait mis de côté.

À l’époque, le 13e ressemble à quoi ?

C’était un quartier d’artisans, de petites industries et celui de l’énorme usine du sucrier Say. C’était aussi un coupe-gorge, il fallait éviter certains endroits. Il y avait de beaux immeubles, qu’on a détruits pour faire des cages à poules. C’était un quartier très vivant, avec des charrettes de primeurs et un bistrot ouvert toute la nuit. L’habitat du quartier était une catastrophe, j’y ai fait plusieurs fois des diagnostics d’intoxication au monoxyde de carbone, de tuberculose. Mais je n’ai jamais bougé de cet appartement. J’avais assez bougé dans ma vie.

Les années 1970 sont celles d’une transformation de la société, de la médecine. Vous êtes un médecin avec des convictions sociales ?

J’ai toujours eu un regard très réaliste. On peut changer la médecine, mais dans quelles conditions ? Je n’étais pas dans le fantasme, l’idéologie. En revanche, je m’interrogeais sur ma formation. Quand j’ai ouvert mon cabinet, je me suis rendu compte qu’elle ne me servait pas à grand-chose. J’avais choisi la pédiatrie. Au fur et à mesure des consultations, je suis confronté à des récits de vie incroyables, dramatiques, je suis désarmé. La violence du verbe à l’intérieur des consultations est quelque chose dont il est difficile de rendre compte. J’ai rejoint un groupe où l’on se réunissait entre médecins, avec un psychanalyste, pour parler de nos patients. À l’époque, j’avais à peine entendu parler de Freud. Mais la question du langage me hantait. C’est à cette époque que j’ai entamé une psychanalyse. Toute ma pratique et mon écoute en seront modifiées.

Votre culture orientale, c’est une aide ou un frein ?

Ma culture orientale m’a condamné à la solitude. Je ne communique pas plus avec des Orientaux du fait de ma culture occidentale. J’ai souvent essayé de faire de la polysémie avec des patients arabes. Peine perdue. En même temps, le langage est difficile à transposer. Mais cette culture m’a armé, a exacerbé ma sensibilité et m’a ouvert des champs insoupçonnés.

Vous avez été un déraciné. Quel regard portez-vous sur les nouvelles populations immigrées ?

Si seulement toutes acceptaient l’idée d’avoir des devoirs autant que des droits, cela irait mieux.

Vous n’êtes jamais retourné en Algérie ?

Si, deux fois. J’ai regretté les deux fois. C’est un pays qui a été ruiné. C’est un pays qu’on a massacré alors qu’il était promis au plus bel avenir. Il était exportateur d’agrumes dans le monde entier, et aujourd’hui il n’y a plus rien.

On ne doit pas condamner le colonialisme ?

Je ne dis pas ça. Le colonialisme est le produit d’une époque. Toutes les époques, avec le recul, ont eu leurs excès, leurs défauts, leurs crimes. Quel était l’état de l’Algérie en 1830 et quel est-il cent trente ans plus tard ? L’université d’Alger était la deuxième après Paris. Des copains algériens pointaient que la France avait négligé les infrastructures, car il n’y avait pas d’électricité sur l’ensemble du territoire algérien dans les années 1950. Mais la France elle-même n’a fini d’être électrifiée qu’en 1956, avec le Morbihan…

Quels sentiments vous inspirait la guerre d’Algérie ?

Quand j’étais à Paris, j’étais pour l’indépendance de l’Algérie à 100 % et quand j’allais en Algérie, j’étais pour l’Algérie française à 100 %.

Avec votre livre « Une place pour le père », vous défendiez, dans l’intérêt de l’enfant, la place d’un père, qui ne doit pas se transformer en mère bis et qui ne doit pas avoir peur de l’autorité. Vous êtes à contre-courant de l’époque, celle des nouveaux pères, des papas poules. Que leur disiez-vous en consultation ?

Je leur disais tant mieux pour vous si vous vous sentez bien. Quand j’ai commencé à exercer en 1966, 5 % des mères travaillaient et 95 % élevaient leurs enfants. En 2002, quand j’ai arrêté, 2 % élevaient leurs enfants et 98 % travaillaient. C’est un phénomène qui mérite réflexion. Il est tellement fort qu’on n’en mesure pas l’importance. Il ne s’agit pas de culpabiliser les mères qui travaillent mais de répondre à leur détresse dans une société qui, de plus, instrumentalise cette angoisse. L’enfant est devenu un produit. Tout cela est repris par des imbéciles qui ne comprennent rien à ces phénomènes et qui mettent de l’huile sur le feu. On m’a taxé de misogyne. J’ai passé mon temps à essayer d’expliquer qu’on est tous pris dans la même tourmente et qu’il faut y réfléchir.

Il y a des sondages qui montrent que les jeunes actuels ont beaucoup moins de rapports sexuels, qu’ils sont beaucoup plus isolés et ont davantage de troubles psychiatriques.

On a tué le sexe en l’éduquant. Il faut lui laisser sa part de mystère.

La moyenne d’âge des jeunes lors des récentes émeutes était de 17 ans. De plus en plus, on légitime la violence. On a fabriqué des jeunes qui ne supportent pas l’idée que quelque chose puisse leur résister ?

Il est interdit d’interdire, nous y sommes. La violence vient de l’insatisfaction. L’insatisfaction elle-même vient du fait qu’on a massacré le message fondamental pour tout candidat à la parenté : ne cherchez pas à séduire vos enfants, à leur plaire, éduquez-les. Les parents veulent que l’enfant soit le réparateur de leur propre histoire. Mais chaque parent se débrouille du mieux qu’il peut. Et quoi que vous fassiez, votre enfant vous haïra comme vous avez haï vos parents et il vous aimera comme vous avez aimé vos parents. L’amour et la haine, c’est la même médaille. À partir de là, les parents devraient avoir un slogan commun : « Nous d’abord, les enfants après », et pas le contraire. Ils se serreront les coudes pour lutter contre le désir de toute-puissance de l’enfant. Ils infligeront des frustrations à l’enfant, et l’éducation ce n’est rien d’autre que la frustration. Et c’est ce qui empêche la violence. Si vous ne le faites pas, il sera dans l’ivresse de sa toute-puissance et vous ne l’arrêterez plus. Le message est simple.

Vous n’avez cessé de vouloir transmettre ce message. Avez-vous réussi ?

Ça n’a servi à rien. J’ai tenté de transmettre des principes d’éducation, mais la société dans laquelle nous vivons ne cherche qu’à séduire. La séduction l’a emporté.

Notre président est-il un séducteur ?

Hélas ! Quand Emmanuel Macron a été élu, France Info est venu me voir pour me demander ce que je donnerais comme conseil au président. J’ai dit quelque chose de très simple : il faut faire pendant cent jours la promotion de la civilité.

Et aujourd’hui, il parle de décivilisation…

Voilà.

Où vous sentez-vous chez vous ?

Nulle part. Même ici, je suis chez Jeanne, mon épouse disparue.

C’est l’héritage de l’exil ?

Tout à fait. Ça ne se répare jamais. Heureusement, il y a les livres. La langue française est le plus beau des refuges.

Propos recueillis par Valérie Toranian

Source lepoint