Les années Goldman : quand la France s’aimait

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Fédérateur et populaire, le rockeur a (en)chanté un pays inquiet, qui croyait encore en la fraternité. Malgré les premières fissures à gauche…

C’est l’histoire d’un temps où la gauche croyait encore au progrès, à l’émancipation et à l’universalité de ses valeurs. Une décennie où le socialisme, entré à l’Élysée un bouquet de roses à la main, revendiquait la fraternité dans la différence, où l’on répétait à l’infini le slogan Touche pas à mon pote de SOS Racisme, décliné sur un badge en forme de main jaune. C’étaient les années Goldman, du nom de cet aimable rockeur aux airs de M. Tout-le-Monde, employé dans un magasin Sports 2000, qui chanta les élans de tolérance d’une France d’autant plus généreuse que l’angoisse de l’avenir l’étreignait déjà.

Cette fin de siècle, lointaine comme un continent perdu, est marquée par la peur du chômage et de la précarité, sur fond de crise économique et de tournant de la rigueur. Les Restos du cœur, dont Jean-Jacques Goldman compose l’hymne à la demande de Coluche, voient le jour en 1985. La jeunesse défile dans la rue contre le projet de loi Devaquet (1986), qui introduit la sélection à l’université. L’immigration et l’antiracisme deviennent une préoccupation pour toute la société. En 1981, François Mitterrand proclame, dans un discours de campagne à Lorient, le « droit à la différence » – sans savoir que l’idée allait devenir le poison d’une gauche déboussolée. Deux ans plus tard, le Front national réalise une percée aux municipales, tandis que la Marche des beurs voit pour la première fois une jeunesse issue de l’immigration réclamer l’égalité et la justice face au racisme. SOS Racisme naît en 1984. L’artiste en accompagne les débuts, participant à la Fête des potes, un concert-meeting donné à la Concorde – place historique des rendez-vous de la droite française – le 15 juin 1985, en présence de Bernard-Henri Lévy, de Marek Halter, de Francis Cabrel ou encore d’Indochine. Il y interprète pour la première fois « Je te donne », qui deviendra un hymne anti-FN : « Je te donne toutes mes différences/Tous ces défauts qui sont autant de chances… » Jean-Jacques Goldman sera également présent le 14 juin 1986 à la Bastille – lieu mythique de l’histoire de la gauche – à l’occasion du « carnaval-concert » organisé par l’association.

Cri d’alerte

Avec ses paroles candides qui racontent la condition minoritaire et la rage de s’en sortir, Goldman le fédérateur parvient à unir, le temps d’une chanson, une société divisée. Paradoxe : ce social-démocrate, insensible aux vieilles lunes marxistes, abhorre le cynisme de Mitterrand, auquel il préfère la rigueur rocardienne. Mais il contribue aussi sûrement que Jack Lang, alors ministre tout-puissant, à l’hégémonie culturelle du socialisme.

Ces glorieuses années (1980-2000) portent en germe les fractures sur lesquelles la gauche va se fracasser. Ainsi, la notion d’antiracisme est lourde d’ambiguïtés, puisqu’elle réinstaure de fait la notion de race qu’elle prétend combattre.

C’est ce que montre, en 1993, le sociologue Paul Yonnet dans un ouvrage précurseur, Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national(Gallimard, 1993). Sa thèse : au nom de la défense d’une France multiculturelle et multicolore, les défenseurs du droit à la différence passent sous silence les problèmes posés par l’immigration pour se concentrer sur l’accueil réservé aux immigrés. Ils poussent à l’abandon de l’assimilation, pourtant efficace, au profit d’une intégration aux contours flous, sapant la conscience que les Français ont d’eux-mêmes et de leur pays. Or, « c’est la disqualification, la déplétion et l’impossibilité de la nation politique qui font le lit des identitarismes », conclut l’essayiste. Autrement dit, l’effacement de la nation entraînerait mécaniquement la hantise de l’identité, un thème devenu obsessionnel dans la vie politique française. Ce cri d’alerte ne sera pas entendu. Dans les colonnes du Nouvel Observateur, on qualifie alors Paul Yonnet d’« allié objectif de Le Pen », tandis que Le Monde voit en lui le « théoricien démocratique du poujadisme ». SOS Racisme servira de repoussoir aux générations de militants suivantes, qui le jugeront inefficace et paternaliste.

Multiculturalistes vs universalistes

Cette gauche soucieuse de tolérance ne va pas tarder à se diviser sur les questions religieuses.

En 1989, l’affaire du voile de Creil, qui voit trois élèves voilées interdites de cours tant qu’elles refusent d’ôter leur foulard, la scinde en deux camps. D’un côté, les conciliants, comme Lionel Jospin et Michel Rocard, respectivement ministre de l’Éducation et Premier ministre de l’époque, plaident pour l’accommodement. De l’autre, les défenseurs intransigeants de la laïcité, dont Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Défense, refusent tout compromis au nom du caractère émancipateur de l’école.

C’est le début d’une querelle, encore ouverte, entre « multiculturalistes » et « universalistes ». Pour les premiers, la défense de la religion, brandie comme une identité, devrait l’emporter sur la laïcité, principe qui fonde pourtant la République… Jusqu’au renoncement à la règle commune, au nom de la lutte contre l’intolérance. L’affaire de Creil constitue un tournant. Dans un appel publié par Le Nouvel Observateur, les philosophes Élisabeth Badinter, Régis Debray et Alain Finkielkraut s’insurgent contre le « Munich de l’école républicaine » : « Les partisans de la « nouvelle laïcité », au rang desquels vous vous placez, [la tribune est adressée à Jospin, ministre de l’Éducation, ndlr] prônent une tolérance indistincte. Ils veulent une école ouverte aux pressions communautaires, religieuses, économiques, une école où chaque élève est constamment rendu à ses parents, rappelé à sa condition, rivé à ses « racines » : c’est une école de la prédestination sociale. » 

« Divorce »

Le parcours de Jean-Luc Mélenchon illustre le glissement d’une partie de la gauche sur les questions d’identité. En 1985, à peine élu au Sénat, il prône le « droit à la ressemblance », par opposition au « droit à la différence » de Mitterrand : « Exalter la différence, c’est développer une idéologie de la frustration, c’est un baratin dangereux et pleurnichard », assure-t-il alors. Aujourd’hui, le même dit constater la « créolisation » de la société et juge « trop essentialiste et fermée » la devise de l’Union européenne, Unis dans la diversité, à laquelle il préfère Semblables dans la différence (L’Obs, 2020). Même inflexion sur l’islam. En 2015, dans l’émission Salut les Terriens !, le tribun conteste le terme d’« islamophobie » : « On a le droit de ne pas aimer l’islam comme on a le droit de ne pas aimer le catholicisme. » Quatre ans plus tard, le chef des Insoumis défile à la marche contre l’islamophobie, aux côté de partisans notoires de l’islam politique.

Aboutissement de ce mouvement qui écartèle la gauche : une note de la Fondation Terra Nova, en 2011, acte le « divorce » entre gauche et classe ouvrière, et suggère la conquête d’un électorat de substitution comprenant les jeunes, les diplômés, les minorités, les quartiers populaires et les femmes, unis par des « valeurs culturelles, progressistes ».

Époque révolue

Dans la France de 2023, où la présence du RN au second tour de la présidentielle est devenue une habitude, l’antiracisme promu par SOS Racisme apparaît bien désuet. Les années Goldman resteront (à jamais ?) le dernier moment d’unité de la gauche avant la fracture entre universalistes et défenseurs de la différence. La popularité actuelle du rockeur, qui demeure la personnalité préférée des Français, témoigne-t-elle d’un regret pour ce temps révolu ? Comme le remarque Laurent-David Samama, auteur d’une note sur le « modèle d’engagement » du chanteur pour la Fondation Jean Jaurès, « Goldman incarne une volonté de vivre ensemble qui n’a plus cours, un désir de fraternité, de collectif. À l’époque, on pensait encore qu’on pouvait dépasser son identité, le communautarisme n’avait pas produit ses effets ».

À cet espoir, Jean-Jacques Goldman, pur produit du judaïsme franco-républicain, mêle la foi en l’école et, plus largement, dans les « moyens légaux » (« Envole-moi ») pour s’en sortir. Une confiance qui paraît aujourd’hui anachronique, comme le constate l’historien et écrivain Ivan Jablonka dans son livre sur l’histoire du mythe (Goldman, Seuil, parution le 18 août) : « Déclin de l’autorité, ratés de l’école, émeutes dans les cités, violence communicative du rap : tous ces échecs scellent la crise du modèle d’intégration qui a tant réussi à Goldman. » De quoi expliquer la nostalgie, consciente ou non, pour une époque où le « vivre-ensemble », cet idéal qui nous semble aujourd’hui si naïf, jetait ses derniers feux.

Par Samuel Dufay