Réforme judiciaire en Israël : la victoire des néoconservateurs

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L’adoption par le Parlement d’une clause controversée de la réforme judiciaire traduit une victoire de longue haleine de la droite dure israélienne.

Ce 24 juillet, sous une chaleur torride, des milliers de manifestants suivent en direct le vote des débats de la Knesset retransmis sur des écrans géants installés devant le parlement israélien. Vers 15h30, les députés commencent à voter pour la suppression de la notion de « raisonnabilité », l’un des volets majeurs d’une réforme visant à affaiblir la Cour suprême. Les députés de l’opposition ayant boycotté le scrutin, le texte est adopté par 64 voix pour (soit tous les députés de la majorité). À l’annonce du résultat, la foule hurle sa colère et conspue « Bibi » Netanyahou. « Truand, dictateur, tu détruis notre Etat », s’époumone une sexagénaire aux lunettes noires. « Nous continuerons à nous battre », jure Inbal Orpaz, l’une des figures de la contestation. « Le gouvernement a choisi la tactique du salami en faisant voter cette réforme par petits morceaux. Il pense nous endormir, mais nous resterons mobilisés jusqu’à l’abandon de cette réforme antidémocratique ».

En attendant, la coalition vient de remporter sa première bataille dans la lutte fratricide qui déchire Israël depuis six mois. « Les perdants de l’hiver sont les gagnants de l’été », a commenté le quotidien pro-gouvernemental Israël aujourd’hui, rappelant qu’en mars dernier, Netanyahou avait dû reculer sous la pression de la rue. Mais cette victoire est moins la sienne que celle du patron de l’aile droite du Likoud, Yariv Levin, le ministre la Justice. Cet homme sec et grisonnant cultive l’effacement d’un haut fonctionnaire, mais il dispose d’une influence considérable et est parvenu à imposer sa ligne dure à Netanyahou. « Je voudrais m’adresser au véritable Premier ministre, à celui qui tient ce gouvernement, Yariv Levin », a lancé un jour le chef de l’opposition Yaïr Lapid à la tribune de la Knesset.

Les conservateurs à la manoeuvre

« Levin prépare cette réforme depuis une dizaine d’années. Il m’en avait livré les grandes lignes lors d’un entretien à la Knesset en 2012 », témoigne Pierre Lurçat, un essayiste franco-israélien proche de la droite israélienne. « L’enjeu primordial consiste à redonner du pouvoir à la Knesset et au gouvernement face à la Cour suprême, qui s’est érigée en ‘premier pouvoir’ depuis les années 1990. Il s’agit donc, dit-il, d’un rééquilibrage essentiel au bon fonctionnement de la démocratie israélienne. »

A la Knesset, Levin peut compter sur l’énergique Simha Rothman. Auteur d’un brûlot à succès contre la Cour suprême, ce député de 43 ans portant la kippa et élu sur la liste du parti sioniste-religieux est parvenu à souder la coalition autour d’un projet qu’il juge essentiel pour le pays. Fondateur du cercle de réflexion Méshilout (gouvernance), Rothman évolue au cœur de la nouvelle droite israélienne. En mai 2019, il participait à Jérusalem à une « conférence du conservatisme israélien » réunissant 700 intellectuels néoconservateurs israéliens et anglo-saxons, dont Douglas Murray, le « Zemmour anglais ». L’événement accueillait aussi le « Forum Kohelet », un influent think tank qui a livré clefs en main aux parlementaires israéliens des éléments de langage et des articles de loi de la réforme de la justice…

Présente également, la fondation Tikva (Espoir) finance une série de projets destinés à « renforcer l’identité juive du pays ». Dans son élégant bureau du centre de Jérusalem, Johnny Green, son porte-parole, dénonce l’hostilité de la Cour suprême envers les Israéliens conservateurs et religieux. « Lors des fêtes de Pâques, les juifs pratiquants s’abstiennent de manger du pain, illustre-t-il. Et pendant de nombreuses années, les hôpitaux ne permettaient pas d’introduire du pain dans les bâtiments. On peut être d’accord ou non, mais c’est une prérogative de l’Etat et des citoyens de décider d’une telle politique. Or, dernièrement, la cour suprême a dit ‘non, vous n’avez pas le droit d’interdire le pain dans les hôpitaux à Pâques’. Pour nous, c’est une atteinte à la démocratie ».

La mère des batailles

Les thèses des néoconservateurs israéliens trouvent surtout un écho dans le pays profond. A une soixantaine de kilomètres au sud de Tel-Aviv, à proximité immédiate de la bande de Gaza, la ville de Sdérot vote à 80 % pour la droite israélienne. Au déclassement social se mêle souvent le ressentiment des Sépharades, très majoritaires dans les villes de la périphérie, envers l’élite ashkénaze. « Quand nos parents sont arrivés du Maroc, les Ashkénazes tenaient les rênes du pays. Ils nous ont cantonnés aux sales boulots et nous ont parqués dans des villes excentrées comme Sdérot où il n’y avait rien », raconte Daniel Suissa, un épicier du centre-ville. « A la Cour suprême, il n’y a pas un seul juge sépharade. Pourquoi ? Nous serions donc les imbéciles et eux, les gens intelligents ? Cette réforme n’est pas bonne, elle va les entraver. C’est pour cela qu’ils sortent manifester. »

Portés par des vents démographiques favorables, les néoconservateurs font de la réforme de la Cour suprême la mère des batailles. Celle qui lèvera les obstacles juridiques à la colonisation de la Cisjordanie. Shay Rosengarden, vice-président d’Im Tirtzou, une organisation étudiante proche du Likoud, le reconnaît sans fard. « Les opposants à la réforme savent qu’elle favorisera les revendications sur la terre d’Israël, Hébron, Jérusalem, et toute la Judée Samarie (Cisjordanie). Et comme la gauche israélienne ne veut pas que cela arrive, cela lui fait très peur ».
Par Stéphane Amar