Depuis cent ans, le mouvement des Éclaireurs et Éclaireuses israélites de France s’est fait une place essentielle dans la communauté juive française. Traversé par des débats internes sur sa relation au judaïsme, il demeure cent ans après attaché à une culture du compromis.
C’est à Fort Médoc, site inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, sur la commune de Cussac-Fort-Médoc, près des bords de la Gironde, que se retrouvent, ce week-end, les Éclaireurs et Éclaireuses Israélites de France (EEIF). Pendant quatre jours, ils y fêtent le centenaire de leur mouvement, considéré comme l’un des premiers rassemblant la jeunesse juive française, selon l’historien Antoine Prost. Depuis 1923, les EEIF s’illustrent sous une triple identité : scoute, juive et française. Karen Allali, commissaire générale du mouvement depuis 2008, l’affirme : «Il y a un pied d’égalité entre les trois. On y est fortement attachés».
Bien que Robert Gamzon, son fondateur, ait été inspiré en observant un camp de scouts protestants, il y ajoute une originalité majeure pour l’époque. Peuvent adhérer au mouvement des juifs pratiquants et non pratiquants, des Sépharades et des Ashkénazes, des orthodoxes et des libéraux. La question de l’intégration des jeunes filles dans le mouvement occupe très vite une place, elle aussi, inédite. En 1926, naissent les « Éclaireuses israélites » à l’intérieur du mouvement masculin, faisant ainsi « des EEIF la seule organisation scoute coéduquée (mixte, NDLR) en France jusqu’à la fin des années 40 », expose l’historien Alain Michel.
Mouvement pluriel
En 2023, le mouvement revendique 4000 membres actifs, éparpillés sur l’ensemble du pays dans une quarantaine de groupes locaux dont une vingtaine en région parisienne. Les jeunes scouts ont pour objectif de gagner en autonomie et en responsabilité. Il s’agit également d’enrichir leurs connaissances en matière de judaïsme mais aussi leur ouverture au monde. Le mouvement devient d’ailleurs un pourvoyeur important de cadres pour les institutions juives de France. Sont entre autres passés par les EEIF Yonathan Arfi, l’actuel président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), Jacques Fredj, le directeur du Mémorial de la Shoah ou bien Joseph Sitruk, l’ancien grand rabbin de France de 1988 à 2008, décédé en 2016.
Si les enseignements portent sur le judaïsme, l’engagement du mouvement se tourne aussi vers la France, et les questions de société de politique qui la traversent. « Même si on ne fait pas de politique on ne reste pas insensible à ces sujets-là », confie Karen Allali. Notamment sur les questions d’antisémitisme.
Lors des deux derniers tours des élections présidentielles de 2017 et 2022, qui ont vu s’opposer Emmanuel Macron à Marine Le Pen, le mouvement, qui se revendique apolitique, est tout de même sorti de sa réserve. « Cela nous a semblé essentiel d’inciter nos membres à voter pour une vision du monde où la République est préservée », justifie la commissaire générale des EEIF, qui laisse entendre l’appel à voter Macron pour faire barrage au Rassemblement national. En entretenant un lien avec la nature, les Éclaireurs s’apparentent aussi à une forme d’écologie. « Être scout, c’est être en communion avec la nature que l’on respecte et protège. C’est un lieu de déconnexion et de méditation possible », détaille Karen Allali.
Durant ces quatre jours, à Fort Médoc, les EEIF entendent témoigner aussi de la pluralité de leur mouvement. Seront réunis des juifs «consistoriaux» – traditionnels –, libéraux, massortis – qui accordent une place plus importante aux femmes dans la pratique religieuse – et orthodoxes. Cette pluralité trouve sa source dans le principe du «minimum commun », érigé comme valeur du mouvement en 1932. Il consiste à exiger de chaque jeune scout un niveau de pratique religieuse minimal. Encore aujourd’hui, il permet de maintenir l’unité du mouvement sans en exclure personne.
Les seuls à se tenir en dehors du mouvement sont les loubavitch, qui s’opposent à la mixité dans l’éducation des jeunes juifs, ainsi que les communautés les plus orthodoxes.
Du sionisme sans prosélytisme
De la même façon que le niveau de pratique religieuse est libre au sein du mouvement, le lien avec Israël est laissé à l’appréciation de chacun. « Nous ne poussons pas les gens à faire leur alyah, à monter en Israël. Nous considérons que c’est un choix individuel », insiste Karen Allali. « Nous essayons d’enseigner la question d’Israël non pas dans sa dimension politique mais dans sa dimension culturelle, historique, sociale », poursuit-elle. Toutefois, dans les décennies d’après-guerre, de nombreux anciens Éclaireurs se rendent en Israël pour participer à la construction du nouvel État. Par conséquent, ne restent en France que ceux qui se sentent les moins concernés par la question sioniste. « Ceux qui restent en France n’ont pas envie de s’installer en Israël, confirme Alain Michel. Ils se sentent idéologiquement français. »
Sous une apparence stable, le mouvement a vécu depuis cent ans des périodes de remise en question. Mai 68, d’abord. Comme les autres mouvements scouts, les EEIF se divisent alors sur la question de la mixité. Mais contrairement à leurs cousins catholiques, ils évitent la scission. Même si, depuis quelques années, l’union du mouvement EEIF semble avoir été préservée au prix d’une plus grande orthodoxie.
Pour Alain Michel, l’antisémitisme lors de ces dernières décennies a également fait émerger un débat sur la question de la laïcité. Selon lui, c’est parce que la société française est de plus en plus fracturée par les communautarismes que les EEIF ressentent le besoin d’être plus communautaire. «Jusque dans les années 70, la sécurité n’était pas un problème pour les juifs, explique l’historien. Mais dans les années 80 et 90 sont apparus des problèmes religieux. À cause des attentats, la communauté a eu tendance à se replier sur elle-même. Il est devenu plus difficile d’être un mouvement scout juif en France au vu des circonstances.» conclut-il.