Des femmes archéologues ont été victimes de harcèlement sexiste à Saint-Denis. Tandis que la mairie, qui refuse un « Saint-Denis Bashing », minimise le problème, les associations féministes, elles, gardent le silence.
Tout va pour le mieux à Saint-Denis. La place Jean-Jaurès, au cœur de la ville, a été transformée en grand chantier de fouilles archéologiques qui offre aux passants un spectacle inhabituel. Ils jettent un œil derrière les barrières, où des chercheurs grattent la terre à la recherche des trésors ancestraux de la ville. Tant pis si une dizaine d’archéologues ont été harcelées, au mois de mai, alors qu’elles travaillaient sur place. Tant pis si elles ont été la cible de remarques et d’insultes à caractère sexuel, en raison des tenues d’été qu’impliquent les fortes chaleurs, et qu’on leur a répété, à cause des postures accroupies des fouilles, que le métier d’archéologue n’est pas fait pour les femmes. Tant pis si le directeur du chantier a été contraint de remplacer les barrières entourant les fouilles par des cloisons opaques pour protéger les travailleuses du regard oppressif des passants. La mairie refuse de s’adonner à un « Saint-Denis bashing », niant l’existence d’un phénomène structurel propre à la ville.
Oriane Filhol, l’adjointe au maire chargée des droits des femmes, dénonce des « propos racistes et islamophobes », puisque ce sont eux le problème. « Les faits sont simples et malheureusement habituels, comme partout : des femmes sont victimes de harcèlement sexuel et de propos sexistes par des hommes, a-t-elle déclaré. Dès qu’il se passe quelque chose à Saint-Denis, la fachosphère s’en empare, et explique tout par le fait que c’est un territoire qui serait islamisé. Alors que le sexisme est un problème universel. » La mairie s’est donné bonne conscience en accrochant autour du chantier quelques affiches appelant à respecter le travail des femmes archéologues. « Ayez le bon comportement », réprimande sévèrement le prospectus.
Les associations féministes muettes
Près du chantier, symboliquement coincé entre deux boutiques de vêtements islamiques, les dionysiennes, elles aussi, affirment qu’il n’y aucun problème avec le harcèlement sexiste à Saint-Denis – d’autant que, sur la place, aucune ne porte de tenue un tant soit peu dénudée. Fatima, 19 ans, étudiante en économie, porte un tee-shirt large sur un legging sombre : « Je m’habille comme je le sens. Saint-Denis, pour les femmes, c’est plutôt safe », répète-t-elle à Charlie. Bon, d’accord, elle reconnaît avoir été suivie « deux ou trois fois » par des hommes errant dans les environs. « Il y a un mois, c’était juste quelques insultes de la part d’un groupe d’hommes », raconte-t-elle. Avant de minimiser l’évènement : « Mais vraiment, ce n’était pas grand chose. »
Un peu plus loin, surgit une trentenaire en débardeur : « Je n’ai jamais eu aucun problème. En revanche, j’évite les jupes et les shorts, surtout à la nuit tombée. Mais c’est pareil partout non ? » La pression est tant intégrée qu’il est devenu normal de modifier sa façon de vivre, de renoncer à une jupe courte ou de vivre sans s’inquiéter. « Les abayas se font de plus en plus nombreuses, sans qu’on sache exactement si elles les portent par conviction religieuse ou pour ne pas être inquiétées », s’interroge une passante. « La laïcité est une forme de dictature : le fiasco d’un concours d’éloquence ».
Outre la langue de bois de la mairie, le silence des associations féministes pose également question. La plupart des grands collectifs de la ville ont refusé de s’exprimer, et pas seulement auprès de Charlie Hebdo : aucune n’a affirmé son soutien aux archéologues harcelées. Parce que la lutte antiraciste se confond avec le combat féministe. Les associations ont organisé, en octobre dernier, la première « marche féminine antiraciste ». Selon ces militants, les collectifs nationaux ne saisissent pas la spécificité des quartiers populaires par rapport aux luttes féministe « blanches et bourgeoises » qui continueraient à les exclure. On aurait bien aimé les interroger pour comprendre la spécificité de ces luttes, justement, mais aucune n’a répondu à nos sollicitations. Pour les autres, les féministes de la veille, cette scission apparaît comme insupportable. « La lutte antiraciste prévaut, quelque part, au combat féministe, » regrette une militante qui prefère rester anonyme. « Dire qu’il y a un problème à Saint-Denis, c’est stigmatiser la communauté musulmane. La convergence des luttes implique tout de même de faire des choix. »
Omerta générale
Une des rares qui a accepté de briser ce qu’elle appelle « la paranoïa générale » vit à Saint-Denis depuis deux décennies. Anna* a soixante ans, elle a commencé à militer pour les droits des femmes dans les années 1970. Elle a vu, raconte-t-elle, la situation à Saint-Denis se détériorer et sombrer dans un inquiétant climat d’omerta. Elle évoque un harcèlement sexuel constant, les remarques qui fusent constamment de la part de groupes d’hommes. « L’espace public à Saint-Denis reste très masculin. Il y a des bandes de mecs partout, des cafés totalement colonisés par les hommes. On a voulu lancer, il y a quelques années, une opération de reconquête de la ville pour les femmes. On s’est fait taxer de racistes, on nous a accusés de stigmatiser des communautés, c’était très violent, » raconte-t-elle. « Une de mes amis aime lire dans les squares : c’est devenu impossible. Jusqu’au jour où elle a elle-même été victime d’une agression sexuelle. Elle sortait d’un supermarché en robe, pourtant accompagnée de son mari. Un homme s’est approché et lui a glissé la main dans la culotte. Traumatisée, elle évoque l’épisode avec des larmes dans la voix. Porter une jupe ou une robe, même quand il fait chaud, c’est impensable dans cette ville. Le pire reste toutefois qu’elle ne peut rien en dire. Dès qu’on essaie de briser le tabou, on fait l’objet de campagne de dénigrement très violentes. Les associations féministes nous dézinguent. »
Après l’épisode du harcèlement des archéologues, elle a apporté son soutien à ces femmes sur les réseaux sociaux avant de faire les frais elle-même de harcèlement en ligne. « C’est devenu impossible de s’exprimer à Saint-Denis. Dès que l’on ose protester, on fait l’objet de lynchage. Les sorties d’Oriane Filhol, l’adjointe au maire chargée des droits des femmes, sont une preuve de plus de l’aveuglement quant à la situation à Saint-Denis. Elle botte en touche en arguant que cela arrive partout. On impute la responsabilité au patriarcat et on ne fait rien. Conclusion : on entoure le chantier de fouille de palissades. Voilà comment on règle le problème : on ferme les yeux. C’est désolant », regrette la militante. Quant à ceux qui veulent bien entendre les inquiétudes d’Anna, ils lui recommandent, tout bêtement, de quitter Saint-Denis. « Est-ce comme ça qu’on règle les problèmes, en s’enfuyant » s’indigne-t-elle. « J’aime cette ville, j’ai choisi d’y habiter. Pourquoi est-ce à moi de partir »
Coline Renault