Après 1945, La Croix milite pour le dialogue avec le judaïsme. Mais fallait-il aller plus loin, et demander pardon ? L’antisémitisme n’est-il vraiment plus qu’une « vieille » histoire ?
« Oui, nous avons écrit cela. » Le 12 janvier 1998, le rédacteur en chef assomptionniste prend sa plus belle plume. Cent ans après le « J’accuse » de Zola, La Croix demande pardon. À la une du journal, l’édito de Michel Kubler claque. Le titre déjà : « Nos frères aînés ». Il y a deux sortes de frères aînés : ceux qui ont créé La Croix, dont l’antisémitisme a profondément marqué la conscience des catholiques au moment de l’affaire Dreyfus. Et les « frères aînés dans la foi », les juifs, ainsi que les a appelés Jean-Paul II, dans son grand texte « Nous nous souvenons », qui date de la même année. Une double fraternité compliquée, mais qu’on ne peut effacer, ni d’un côté, ni de l’autre. Les religieux de La Croix de 1 883. Ils nous permettent d’être là aujourd’hui, dans ce journal. Les juifs, il a fallu tant de temps pour comprendre qu’ils étaient nos frères aînés. Vingt siècles, en vérité…
Pour Michel Kubler, formé par Vatican II, demander pardon était une évidence. Encore que… Écoutons-le : » En Alsace, quand j’étais enfant, dans les années 1960, il y avait beaucoup de juifs, bien intégrés, et je n’avais aucun sentiment antisémite. Et pourtant, comme enfant de chœur, après avoir servi la messe du Samedi saint, nous allions faire un grand feu, avec tous les gamins, pour “brûler le juif”. C’était une tradition, on le faisait sans même y penser. Certains clichés tenaient bon. »
Plus tard, rédacteur en chef de La Croix , passionné par le judaïsme, Michel Kubler estime important de faire quelque chose de plus solennel. « Il y avait un certain courant dans l’Église pour les repentances, à la suite de Jean-Paul II, et aussi des évêques français, à Drancy. Je guettais l’occasion. Lorsque s’est profilé le centenaire de l’affaire Dreyfus, il nous a semblé, avec le directeur de la rédaction Bruno Frappat, que c’était le moment. »
Une repentance inspirée par Jean-Paul II
L’édito a un retentissement auquel nul ne s’attendait, et surtout pas son auteur. Il est repris par toute la presse, y compris étrangère. Le symbole a marqué. Pourtant, voilà longtemps que La Croix n’était plus antisémite et, au contraire, à travers ses éditorialistes, du père Wenger à Jacques Duquesne ou Pierre Pierrard, militait depuis les années 1950 en faveur du dialogue judéo-chrétien.
La Croix avait bougé, mais toute l’Église a bougé. Sur le temps long, cela peut sembler quasi révolutionnaire. Le pape Jean XXIII a donné une impulsion décisive, en lançant une réflexion sur les relations avec le judaïsme qui va aboutir à la déclaration Nostra aetate , votée en 1965 par Vatican II. Le texte, amplement salué par La Croix, reconnaît les racines juives du christianisme, condamne l’antisémitisme et explique que la responsabilité de la mort de Jésus ne doit pas être attribuée à tous les juifs.
Mais la repentance de La Croix s’inspire plus directement de celle entamée de manière spectaculaire par Jean-Paul II, qui va bouleverser le rapport entre l’Église et le judaïsme. Le fameux texte de 1998 « Nous nous souvenons » revient sur la responsabilité de l’Église, estimant que l’antijudaïsme chrétien fut un facteur de la catastrophe de la Shoah, et l’articulant avec la demande de pardon.
La faute est reconnue, même si ce document continue à établir une différence de nature entre « l’antisémitisme », imputable à une modernité antichrétienne, et « l’antijudaïsme » chrétien. À la lumière notamment de l’histoire de La Croix que nous venons de parcourir, on peut pourtant affirmer, avec la plupart des historiens aujourd’hui, que cette distinction ne tient pas : les deux ont été intimement liés. Des thématiques nées en milieu chrétien ont bien configuré les structures de l’antisémitisme moderne.
Certains furent déçus. D’autres au contraire estimèrent que le pape allait trop loin. Difficile position d’équilibre que celle d’un pape ! Qu’il me soit permis, ici, d’évoquer un souvenir personnel : le voyage-pèlerinage de Jean-Paul II à Jérusalem, le 26 mars 2000, censé clore la repentance entamée en 1998. C’était la première fois que je suivais pour La Croix un voyage de pape. Juste avant son arrivée en Terre sainte, j’avais passé une soirée chez un historien juif français installé en Israël : Lucien Lazare. Il m’avait longuement expliqué son travail, un volumineux Dictionnaire des Justes de France, racontant l’histoire de tous ces anonymes qui aidèrent des juifs à échapper à la mort durant l’Occupation.
Lucien Lazare, déjà âgé, me parla aussi avec émotion de l’action discrète de ces religieux et religieuses dans l’accueil de familles et d’enfants juifs, qu’ils protégèrent. Aussi le lendemain, assistant au geste inoubliable de Jean-Paul II glissant dans les pierres du Mur occidental du Temple une demande de pardon, j’ai rapproché la trajectoire de ces deux hommes au soir de leur vie, le catholique et le juif, porteur chacun de deux religions qui se reconnaissaient enfin, dans toute leur richesse.
Une histoire terminée ?
La repentance de La Croix par Michel Kubler est de la même veine. Au-delà des aspects théologiques, historiques, elle nous engage, profondément, comme journalistes de La Croix et comme catholiques. Nous devons accepter notre passé, nous inscrire dans cette histoire plus longue, faite aussi d’ombres, même si ces ombres furent parfois bien noires. Aujourd’hui, avec la mise en lumière de tous les abus sexuels dans l’Église, je crois que c’est la même chose pour les catholiques : la demande de pardon, si douloureuse soit-elle, permet, seule, la réconciliation avec notre histoire.
Et maintenant ? Tout est-il terminé dans l’histoire entre les juifs et La Croix ? Alors que j’écrivais ces lignes, un autre pli est arrivé sur mon bureau. Un livre, à la jaquette bleue, et ce titre : Déconstruire l’antijudaïsme chrétien. Un travail signé par les évêques et le Service national pour les relations avec le judaïsme.
L’ouvrage revient sur les a priori qui ont si longtemps empoisonné les relations des catholiques avec les juifs, et dont La Croix s’est faite, dans ses débuts, le triste porte-parole. Une sorte de fact-checking, pour effectivement déconstruire, par des questions toutes simples : « La Nouvelle Alliance remplace-t-elle l’Ancienne Alliance ? L’Église est-elle le nouveau Peuple de Dieu ? Les juifs sont-ils responsables de la mort de Jésus ? » Cela me surprend : on en est encore là ?
Je décide d’en avoir le cœur net et prends rendez-vous avec le père Christophe Le Sourt, responsable de ce Service national des évêques pour les relations avec le judaïsme. Son bureau est avenue de Breteuil, à Paris. Pourquoi, en 2023, est-il encore besoin de « déconstruire » ainsi ces racines de l’antijudaïsme chrétien ? La réponse est glaçante : parce que l’antisémitisme n’a jamais été aussi fort depuis vingt ans.
Quelques chiffres font froid dans le dos : 44 % des actes délictueux racistes sont de nature antisémite ; or la communauté juive ne constitue pourtant que 1 % de nos concitoyens. Elle n’est plus en sécurité, elle est passée, en quelques années, de 650 000 à 450 000 membres… J’insiste : mais cela ne concerne plus les catholiques ? Pas la majorité, mais certains. Pour toute réponse, le père Le Sourt me montre une vidéo sur YouTube : des antivax manifestant contre la politique anti-Covid, dont des traditionalistes, avec bannières et soutanes, et ces mots, pour désigner le peuple coupable de l’épidémie : « Cette communauté qu’on ne peut pas nommer. »
Une lame de fond qui pousse à la méfiance et la haine
L’antisémitisme survit ainsi au sein du catholicisme intégriste, avec des propos complotistes et négationnistes. Plus loin, et peut-être plus dangereuse, la mouvance populiste, notamment en Europe centrale, sous prétexte de se protéger d’une globalisation menaçante, se réfugie dans la promotion d’une civilisation chrétienne dont l’antisémitisme est l’un des ingrédients. La rhétorique sur le « peuple homogène » chrétien s’oppose aux juifs, coupables d’incarner le mondialisme, le libéralisme, l’errance. « Il est rare qu’une religion ait la capacité de se remettre en cause, comme l’a fait l’Église catholique ». Faut-il s’en inquiéter ? Je vais chercher la réponse auprès d’un rabbin qui connaît bien l’Église, Rivon Krygier. Il a même été invité en 2010 à prononcer une conférence de Carême à Notre-Dame, et raconte avec humour comment des intégristes ont tenté de l’en déloger. Rivon Krygier commence par souligner le travail fait par l’Église, parce qu’« il est rare qu’une religion ait la capacité de se remettre en cause, comme l’a fait l’Église catholique à propos des juifs ». Il préfère ensuite replacer la résurgence actuelle de l’antisémitisme dans un mouvement plus large : la polarisation qui affecte les religions, avec un durcissement identitaire, due pour lui à « une forme de vertige devant l’absence de repères »
C’est vrai. Dans le monde chrétien, face à l’angoisse à la fois de la montée de l’islam et de la sécularisation, le réflexe est de se conforter dans une identité religieuse plus fermée. Ce phénomène d’intolérance affecte toutes les religions, une lame de fond qui pousse à des discours de méfiance et de haine. Pour le rabbin Krygier, « parvenir à reconstruire ces identités religieuses, sans verser dans la réaction, ni retourner à une vision narcissique et autocentrée, est l’un des enjeux pour nos sociétés ». Pareil pour nous. Tout au long de son histoire, la manière dont a été traité le peuple juif, le « proche qui est tout autre » , fut un indicateur de l’ouverture de La Croix sur le monde. La réflexion vaut pour aujourd’hui : quand les catholiques se recroquevillent, qu’ils se posent en contre-culture, qu’ils cherchent à revivre un passé fantasmé, alors ils se trompent de chemin. Notre relation à nos frères juifs est le premier signe de notre propre santé spirituelle.