Jean-Luc Mélenchon et les juifs : histoire d’une rupture

Abonnez-vous à la newsletter

En rattachant le Crif à «l’extrême droite», le leader insoumis a choqué jusque dans sa famille politique. Une nouvelle polémique qui remet en lumière les relations distendues entre la gauche et la communauté juive.

«Vous connaissez la blague ? Pourquoi Weber et Krivine parlent yiddish ? Pour que Bensaïd ne comprenne pas.» L’anecdote, dont on se souvient parfois en souriant à gauche, raconte un temps où les juifs étaient très présents dans les organisations de gauche radicale, comme la Ligue communiste révolutionnaire, dont faisaient partie Henri Weber, Alain Krivine et Daniel Bensaïd, les deux premiers ashkénazes, le troisième séfarade. Un demi-siècle plus tard, un cadre de La France insoumise, le plus puissant mouvement de gauche, constate : «C’est la première fois que je milite dans une organisation de gauche dans laquelle il n’y a pas de dirigeants juifs.» Aujourd’hui, un fossé semble se creuser entre une partie des juifs de France et Jean-Luc Mélenchon, sous le feu des critiques pour avoir qualifié dimanche le patron du Crif d’extrême droite, celui-ci ayant d’abord affirmé que les insoumis se compromettent «loin du pacte républicain».

Entre l’organisation communautaire et l’insoumis, la guerre dure depuis des années. En 2018, son ancien président, Francis Kalifat, avait mis un signe égal entre le mouvement de gauche et le Rassemblement national, en demandant aux deux organisations de ne pas participer à la marche pour Mireille Knoll, octogénaire juive tuée à Paris. «La surreprésentation des antisémites tant à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite rend ces deux partis infréquentables», avait-il déclaré. Le candidat à la présidentielle, qui avait tout de même décidé de s’y rendre, avait alors dû quitter le cortège, pris à partie par la Ligue de défense juive, une organisation sioniste d’extrême droite. «Ça a été très dur, se souvient le député insoumis Alexis Corbière, également présent. On a été insultés, accusés de “sucer les Arabes”. J’ai appelé Kalifat le lendemain mais il n’a pas réagi, pas condamné…» L’écrivain Gérard Miller, proche des insoumis, raconte aussi : «Mélenchon a été incroyablement blessé. Dieu sait qu’on peut lui faire des reproches, mais antisémite, non ! Ça a été terrible. Ils étaient là avec leurs écharpes tricolores, ils avaient tellement l’impression que c’était leur place.»

«Nous, les enfants de la Shoah, nous étions à gauche»

Aujourd’hui, le socialiste Jérôme Guedj, longtemps proche de Mélenchon et d’origine juive, analyse : «On est arrivé à un tel niveau de conflictualité qu’il ne veut pas donner l’impression de céder aux oukases du Crif.» Il y a un an, Alexis Corbière lui a demandé : «Il faut qu’on solde cette histoire d’antisémitisme. Aide-nous à purger ça.» Car au-delà de l’organisation communautaire, c’est le lien profond entre la gauche et les juifs de France qui s’est délité.

Fut un temps où, juifs, on votait à gauche, presque naturellement. «Nous, les enfants de la Shoah, nous étions à gauche, se souvient Gérard Miller. Quand j’étais ado, je ne pouvais pas imaginer qu’on puisse être juif et de droite.» Robert Hirsch, historien et militant à la LCR puis au NPA, explique : «La gauche est héritière de la Révolution qui, pour les juifs, est le moment de l’émancipation.» Chaque vendredi, pour le Shabbat, une prière pour la République française résonne d’ailleurs dans les synagogues. «Ce lien s’est aussi renforcé avec l’afflux de juifs étrangers souvent prolétaires, l’affaire Dreyfus puis la Seconde Guerre mondiale, alors que la droite apparaît compromise avec le régime de Vichy.» Dans les années 50, les juifs votent majoritairement communiste et, en 1981, choisissent largement Mitterrand avant de glisser progressivement vers la droite. En 2007 et 2012, selon l’Ifop, 45 % des électeurs juifs plébiscitent ainsi Nicolas Sarkozy.

Que s’est-il passé ? Petit à petit, la défense des juifs n’apparaît plus comme l’apanage de la gauche. En 1995, c’est Chirac qui reconnaît pour la première fois la responsabilité de la France dans la déportation et l’extermination des juifs. Mais selon de nombreux observateurs, les juifs se sont aussi tout simplement droitisés. «Une partie des juifs, notamment le noyau communautaire, n’aiment pas les musulmans», admet un cadre de gauche, lui-même de confession juive. En quelques décennies, les siècles d’histoire complexe mais commune construite entre les deux religions ont été bouleversés par le conflit israélo-palestinien. C’est aussi ce sujet qui éloigne une partie des juifs de France de la gauche, qui affiche son soutien aux Palestiniens. «La communauté juive s’est droitisée par rapport à Israël et a en même temps ressenti un abandon de la gauche», affirme le rabbin Emile Ackermann. Depuis les années 2000, chaque agression, attaque ou attentat ciblant la communauté semble mettre un coup de pioche dans la tranchée qui sépare les juifs de la gauche, les premiers ayant le sentiment que ce camp politique ne prend pas la mesure de leur inquiétude. «Est-ce que la communauté s’est droitisée parce qu’elle se sentait abandonnée ou est-ce qu’elle s’est elle-même durcie et a donc rompu des passerelles ? C’est l’œuf ou la poule», résume Guedj.

«Une instrumentalisation de la droite»

Mais il y a, plus spécifiquement, un sujet Mélenchon. «Je considère qu’il y a un vrai problème avec LFI, affirme Emile Ackermann, qui a participé à un groupe de travail sur l’antisémitisme avec EE-LV. Une polémique oui, mais là, ça fait beaucoup, et Mélenchon ne conçoit même pas qu’on le lui reproche.» En 2013, il déplore, chez le ministre de l’Economie Pierre Moscovici, «un comportement de quelqu’un qui ne pense plus en français, mais dans la langue de la finance internationale». Une attaque politique, insiste-t-il ensuite, affirmant «ignorer quelle était sa religion» et ne pas avoir «l’intention d’en tenir compte» tout en expliquant : «Si Moscovici venait à être insulté parce qu’il est juif, nous nous trouverions immédiatement à ses côtés !» En 2019, pour défendre le leader des travaillistes britanniques Jeremy Corbyn, accusé de protéger activement des antisémites dans son parti, il dénonce des manœuvres «[du] grand rabbin d’Angleterre et [des] divers réseaux d’influence du Likoud». Trois ans et quelques polémiques plus tard, il déclare que Zemmour «reproduit beaucoup de scénarios culturels [du judaïsme]» qui sont «on ne change rien à la tradition, on ne bouge pas, oh mon dieu la créolisation quelle horreur».

«Il n’est pas du tout antisémite», évacue un ancien compagnon de route, juif lui-même, et pourtant aujourd’hui très sévère envers l’insoumis. Pendant des années, au sein de la Gauche socialiste, Mélenchon a milité entouré de juifs : Julien Dray, avec lequel il dirigeait ce courant du PS, mais aussi Jérôme Guedj, son fils politique d’un temps, ou encore le réalisateur Eric Benzekri. L’enfant né à Tanger comprend la culture juive séfarade. Il fait parfois, comme les juifs et les musulmans d’Afrique du Nord, un cinq de la main qui éloigne le mauvais œil. Avec eux, celui qui est arrivé en France à l’âge de 11 ans, partage aussi le sentiment du déracinement. «Je n’ai pas trop compris le propos sur Jésus mis sur la croix [“par ses propres compatriotes”, avait déclaré Mélenchon en 2020 sur BFM] mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il n’est pas antisémite, insiste Guedj. Il faut définir ce qu’est l’antisémitisme. C’est un délit.»

Il y a près d’un an, Alexis Corbière, qui a a proposé une rencontre au président du CRIF, déplorait le procès fait aux insoumis sans éléments tangibles : «Il n’y a rien de précis mais c’est utilisé par nos adversaires pour nous disqualifier car c’est l’insulte suprême. A force, certains en viennent à se dire que l’antisémitisme c’est nous, pas l’extrême droite…» «Il y a une instrumentalisation de la droite, admet Robert Hirsch, mais la gauche radicale ne se pose pas la question de savoir ce qu’en pensent les principaux intéressés. Elle relativise. C’est très étrange, parce qu’elle est très attentive à ces phénomènes normalement.» Emile Ackermann abonde : «Toute accusation d’antisémitisme est vue comme une forme d’instrumentalisation. Pourquoi on écoute les ressentis de toutes les minorités et pas les juifs ?»

A l’heure où la gauche, et notamment LFI, prête une attention grandissante aux discriminations, une partie de la communauté juive a un sentiment de relégation. L’an dernier, EE-LV a créé un groupe de travail sur l’antisémitisme en reconnaissant être «en pointe sur les discriminations, et moins alertes sur l’antisémitisme». «Ça peut faire prendre conscience à nos camarades insoumis de leurs propres œillères, expliquait la députée écolo Sandra Regol. On se dit qu’il y a plus urgent, des gens plus opprimés, et on oublie.» Une ancienne camarade socialiste analyse : «Les insoumis ont vécu à côté de la question juive, ils n’ont pas cette culture, cette compréhension. Ils la pensent principalement par le biais de la question israélo-palestinienne et par leur OPA sur les quartiers populaires.»

«La question juive est minorée dans l’intersectionnalité»

Pendant des années, Mélenchon a été l’un des plus ardents défenseurs de l’universalisme républicain et de la laïcité, jugeant qu’on peut critiquer les religions – sans pour autant cibler les individus – et dénonçant toute forme de communautarisme. Mais depuis 2018, changeant de stratégie électorale, accusent certains, considérant qu’il y a un déferlement de racisme, assure-t-il lui, son discours a évolué sur l’islam. «Evidemment qu’il faut dire “foutez la paix aux musulmans”, affirme Guedj. Mais il faut aussi comprendre que des juifs sont morts en France et qu’il y a une angoisse. Depuis la mort d’Ilan Halimi, il y a une absence de prise de conscience de la sensibilité du sujet par une partie de la gauche. C’est pas dans le radar. Ce qui est reproché, c’est qu’il n’y a pas la même sensibilité, la même vigilance… Pourquoi ? Je ne me l’explique pas.» Un député insoumis reconnaît «une hyperréactivité sur la moindre agression contre des musulmans alors qu’on est plus lents, moins en meute, sur l’antisémitisme. Ce n’est pas la marque d’un antisémitisme mais on est peut-être plus sensibles à une forme d’oppression».

Emile Ackermann propose un premier élément de réponse : «La question juive est minorée dans l’intersectionnalité car les autres victimes de discriminations le sont par des caractéristiques visibles. Les juifs sont considérés comme du côté des blancs, de l’oppresseur.» Un sentiment selon lui renforcé par le conflit israélo-palestinien. Robert Hirsch complète : «La gauche n’est pas du tout antisémite mais une partie, notamment du côté de Mélenchon, focalise sur l’islamophobie qui fait relativiser l’antisémitisme. Il y a l’idée que les juifs ne sont pas discriminés aujourd’hui, contrairement aux noirs et aux Arabes. C’est vrai, mais le racisme n’est pas seulement une affaire de discrimination.» Désarçonnée par l’idée que des discriminés puissent discriminer, une partie de la gauche est encore moins à l’aise avec l’antisémitisme lorsqu’il émane des quartiers populaires ou de la communauté musulmane. «Voir un prolo voter RN ou un musulman être antisémite, c’est une blessure pour l’humaniste», affirme Gérard Miller.

Comment, aujourd’hui, rétablir le contact entre la gauche et les juifs français ? «Je ne suis pas un agent du Mossad à la Nupes mais il faut les mettre autour d’une table pour sortir des postures et discuter», expliquait Guedj à Libé il y a un an déjà. L’ancien proche de Mélenchon a dit à Yonathan Arfi, le patron du Crif : «On ne va pas lutter contre l’antisémitisme seulement avec le centre, c’est 30 %. Alors avec qui tu vas mener le combat ?»

par Charlotte Belaïch