Couronnée par une valorisation de plus de 1.000 milliards de dollars, l’entreprise américaine de cartes graphiques est à l’origine un pari de trois ingénieurs, attablés dans un Denny’s, sur un marché qui n’existait pas encore.
Elle ne vend pas le smartphone le plus iconique au monde. Ne tient pas non plus de site e-commerce écoulant plus de 10.000 produits par minute. Encore moins de moteur de recherche ou de système d’exploitation à la réputation planétaire. Et pourtant, à l’instar d’Apple, Amazon, Google et Microsoft, la compagnie Nvidia est récemment entrée dans le club très sélect des géants de la tech pesant plus de 1.000 milliards de capitalisation boursière.
Le secret de son succès ? Il se cache, à l’abri des regards non-initiés, dans nos ordinateurs : le processeur graphique. Véritable « cerveau » dédié au traitement des images, le GPU (Graphics Processing Unit, en anglais) a pris une place de choix dans notre quotidien accaparé par les écrans. Nvidia revendique la paternité de l’invention de ces processeurs, qu’il conçoit avant de sous-traiter leur fabrication à des fondeurs comme TSMC. Mais la raison de sa récente ascension fulgurante est à chercher ailleurs que dans nos PC de bureau.
Il s’est trouvé que ses GPU constituent la pièce parfaite pour faire tourner les intelligences artificielles telles que ChatGPT, le chatbot que toute la planète tech s’arrache – et tente d’imiter. Dans cette nouvelle ruée vers l’or, Nvidia s’est retrouvé – quasi – comme le seul vendeur de pioches. Il n’en fallait pas plus pour propulser son titre à des sommets boursiers historiques.
Qui aurait parié que la marque chérie des gameurs serait ainsi couronnée reine de l’IA en l’espace de quelques mois ? Sans doute ses cofondateurs eux-mêmes, qui, dès le début, ont été là où on ne les attendait pas.
« Nous n’étions pas de bons clients ! »
Si de nombreuses légendes de la Silicon Valley ont vu le jour dans un garage, les premières pages de Nvidia se sont écrites dans un décor plus atypique. C’est dans un Denny’s miteux d’aire d’autoroute, à la sortie de San José (côte ouest des Etats-Unis), que Jensen Huang, Chris Malachowsky et Curtis Priem ont posé les bases de ce qui allait devenir un empire de la puce graphique.
Attablé dans ce « diner » anonyme, le trio s’installait « pour quatre heures » et buvait « seulement une dizaine de cafés », a raconté Chris au « Wall Street Journal ». « Nous n’étions pas de bons clients ! » Au point d’être « chassés » de la salle principale et rassemblés à l’arrière du restaurant, là où les équipes de police locales avaient aussi élu leur QG pour écrire leurs rapports.
Jensen, futur boss de l’entreprise, connaissait bien le lieu : il y avait travaillé plus jeune comme serveur. Une expérience formatrice, d’après ses confessions au « New York Times ». « J’étais alors incroyablement timide. La perspective de devoir parler avec des gens m’horrifiait », assure celui qui allait devenir un gourou de la tech, acclamé pour ses discours, tenus toujours vêtu de sa veste en cuir noir signature.
Ses deux acolytes, Chris et Curtis, étant pris dans la journée par leur job chez Sun Microsystems, il leur fallait un terrain neutre où se retrouver. Idem pour Jensen, alors en poste chez LSA Logic. Bref, en 1993, leur meilleure option était ce Denny’s où, « laptops sur les tables » – chose rare à l’époque -, ils discutaient à bâtons rompus d’un seul sujet : comment améliorer la qualité graphique des jeux vidéo.
« Philosophie : viser un marché qui représente zéro milliard »
Il faut se figurer qu’au début des années 1990, le jeu vidéo commence à peine à explorer les possibilités de la 3D. Les « hits » de l’année 1993, tels que « Street Fighter II » et « Aladdin » de Disney, affichent des personnages en 2D, aux pixels bien apparents et aux mouvements encore saccadés. Mais il faut aussi ajouter que l’industrie vidéoludique est alors loin d’être celle que nous connaissons aujourd’hui, écrasant allègrement celles de la musique et du cinéma combinés.
Les salles d’arcade vivent la fin de leur âge d’or, la PlayStation et la Xbox n’existent pas et les capacités des ordinateurs sont encore bien limitées. « Et nous, notre objectif était de révolutionner les PC grâce à la puissance graphique. Notre ‘killer app’ ? Le jeu vidéo. Quand j’ai dit ça à ma mère, elle m’a répondu : va plutôt chercher du travail », racontait il y a quelques années Jensen Huang à un public conquis d’étudiants de Stanford.
« C’est la philosophie de Nvidia : viser un marché qui représente zéro milliard et se demander comment l’attaquer et le faire grossir », glisse Serge Palaric, vice-président Alliances & OEM de l’entreprise. Pour sa part, Jensen Huang « n’aime pas parler de vision », plutôt de « perspective ». Car, sinon, « cela laisse penser que seules quelques personnes, assez visionnaires, peuvent en avoir ».
Un patron fondateur taïwano-américain
Sous cette apparente modestie, le CEO de la compagnie est animé d’un esprit combatif depuis ses premières années. Né à Taïwan en 1963, Jen-Hsun (de son vrai nom) a atterri très jeune aux Etats-Unis – d’abord sans ses parents – et a été envoyé à neuf ans dans un « petit internat » où « les enfants se battaient et avaient tous de petits couteaux de poche », Chacun devait par ailleurs s’acquitter de tâches et celle de Jen-Hsun était de nettoyer les toilettes du dortoir. Selon Chris Malachowsky, c’est de là que le big boss tient sa ténacité.
Il lui en a fallu quand, vingt ans et un diplôme en génie électrique de Stanford plus tard, il a peiné durant des mois pour lancer son projet. « J’avais trente ans, aucune expérience dans les affaires, aucun business plan… Juste un livre très épais intitulé ‘How To Start A Tech Company’ », raconte-t-il. « Je serais mort avant d’arriver au bout… » A la place, le jeune entrepreneur a été introduit à deux venture capitalists (VC). Par chance, assure-t-il, les VC « n’investissent pas dans des business plans, mais dans des personnes ».
Au bord de la faillite à ses débuts
C’est comme cela que Nvidia (un nom venu du latin « invidia », voulant dire « envie ») décroche sa première levée de fonds. Et lance dans la foulée, en 1995, sa première puce, sobrement intitulée NV1. « Jensen a rapidement pris les commandes, tandis que Chris s’est occupé de la partie hardware et Curtis du software », précise Serge Palaric. Mais cette première mouture est un échec commercial et mène l’entreprise au bord de la faillite.
« Savoir affronter notre erreur et demander de l’aide nous a sauvés », a récemment raconté le PDG dans un discours. Celui-ci a dû aller voir le dirigeant de la firme japonaise Sega, avec qui Nvidia avait signé un contrat, pour lui annoncer qu’il ne serait pas en mesure d’honorer sa commande… mais qu’il fallait tout de même la payer. Etonnamment, le PDG japonais accepte. Ce qui leur offre « six mois de vie supplémentaire ».
La jeune entreprise jette toutes ses forces dans un nouveau projet, la Riva 128, qui finit par sortir en 1997… Et c’est un succès retentissant. Le processeur est massivement adopté par les constructeurs et s’écoule à plus d’un million d’exemplaires en moins de quatre mois. Tout s’enchaîne alors très vite : entrée au Nasdaq en 1999, un contrat pour équiper les Xbox en 2000, bientôt suivi d’un autre pour PlayStation…
Au cours de la décennie, ses puces battent des records de performance les unes après les autres. Augmentant peu à peu la part de marché de l’entreprise. Comme le note « Fortune », sur les 70 sociétés de GPU qui existaient à la fin des années 1990, seules Nvidia et AMD ont survécu. Et aujourd’hui, la part de marché de la compagnie de Santa Clara s’élève à plus de 80 %.
Un écosystème hardware et software
Ce positionnement de choix dans l’industrie des semi-conducteurs, Nvidia le doit à un autre pari de Jensen, dès 2007. Cette année-là, l’entreprise déploie Cuda. « Il s’agit d’un langage de programmation destiné à programmer les coeurs des processeurs graphiques, qui en ont plus de 6.000 », précise Serge Palaric. Une initiative qui refroidit largement les investisseurs. « C’était un investissement coûteux, qui a suscité de nombreuses critiques et n’a pas porté ses fruits pendant des années », a lâché à ce sujet le CEO.
Jusqu’à ce que… l’intelligence artificielle finisse par décoller. Car Cuda permet d’utiliser la puissance de calcul des GPU pour autre chose que pour le traitement des graphismes. Et il s’avère que les GPU, bien plus que les CPU (c’est-à-dire les processeurs plus classiques, comme ceux d’Intel), sont parfaits pour cela. « Au lieu de fonctionner en séquentiel, en exécutant les tâches une par une, les processeurs graphiques les effectuent en parallèle, en les répartissant sur des centaines de coeurs », explique Serge Palaric.
Au fil des années, Nvidia a encore développé cet environnement logiciel et différents services associés. « S’ils sont si bien placés dans la guerre de l’IA, c’est parce qu’ils ne proposent pas que des semi-conducteurs à leurs clients, mais tout un écosystème hardware et software », analyse Brice Prunas, gérant du fonds Oddo BHF Artificial Intelligence.
Signe de ce renversement, depuis l’an dernier, la compagnie tire une majorité de son chiffre d’affaires de son activité datacenters, dont les revenus ont dépassé ceux de son activité historique dans le jeu vidéo. Un nouveau « marché à zéro milliard » conquis. A quand le prochain ?
Par Leïla Marchand