Parfois, les enquêtes commencent à partir d’une lettre envoyée à la rédaction. Celle-ci contenait un exemplaire de La Croix datant de l’année 1892. L’occasion, alors que l’on fête les 140 ans de la naissance du journal de prendre conscience qu’aux débuts, l’antisémitisme n’était pas une option rue Bayard, et d’entreprendre une quête sur les racines antijuives de La Croix.
Il nous arrive souvent de recevoir des mots de lecteurs. Pour nous stimuler, nous remercier, voire nous engueuler. Mais ce jour-là, la lettre sur mon bureau avait un contenu inhabituel. Dans l’enveloppe, un ancien numéro de La Croix. Du 15 juin 1892. Avec ce mot : « Nous l’avons trouvé dans notre grenier. Amicalement ». Je déplie les vieilles pages, jaunies et fragiles. La Croix, avec un crucifix sulpicien sur la gauche. Le prix, 5 centimes. Le sujet de une, un massacre de missionnaires en Ouganda. Colonne de gauche, des brèves.
Après l’annonce d’un pèlerinage à Marseille, se glisse une petite information sur un ministre qui veut sanctionner les patrons qui « osent être catholiques » et ne lisent pas « les organes juifs » de presse. « Organes juifs », apparemment, signifie tout ce qui n’est pas La Croix. Autre brève, sur l’expulsion de 25 000 juifs de la Russie tsariste : « Pauvre pays que celui qu’ils vont envahir. » Envahisseurs, ces expulsés ? Je vérifie la date : 1892, bien avant que n’éclate l’affaire Dreyfus. Je savais que La Croix avait été un journal profondément antidreyfusard. Mais j’ignorais qu’il était antisémite bien avant « l’Affaire »…
Vivre avec la République
Le vieil exemplaire est resté longtemps dans mon tiroir. J’y pensais souvent. Aussi, lorsque l’on a annoncé qu’on marquerait en 2023 les 140 ans de La Croix, je me suis décidée : n’était-ce pas l’occasion de se pencher sur cet antisémitisme qui semble coller à la peau du titre d’alors ? La Croix fut et est toujours un journal catholique. C’est notre histoire. Les racines antisémites font partie de notre passé. Je suis journaliste à La Croix, catholique. Partir à la recherche de ces racines, et voir comment, en cent quarante ans, le journal a évolué dans son rapport avec le judaïsme s’impose alors. Pour mieux comprendre « ce passé qui ne passe pas ».
Dans ce voyage, un historien tient une place particulière, Pierre Sorlin. Aujourd’hui, un monsieur âgé, dont la vivacité intellectuelle n’a pas pris une ride. Il a écrit un livre « La Croix » et les juifs, en 1967, qui a connu un certain succès à l’époque, et puis on l’a presque oublié. Dommage, car l’ouvrage est remarquable. La couverture est tirée d’une caricature de La Croix : à gauche, un crucifix, au fond le clocher d’un petit village. Et devant, deux hommes mauvais, avec un grand nez. Tout est dit : les juifs contre la France profonde, celle des villages et des calvaires… Pierre Sorlin me raconte comment il s’est penché minutieusement sur la période la pire, de 1883 à la fin de l’affaire Dreyfus, 1898. Il fit œuvre de précurseur car, en 1967, on commençait tout juste à étudier l’antisémitisme.
Mais revenons au départ. En 1883, année de la création de La Croixpar les assomptionnistes, dont le petit groupe, la Bonne Presse, compte déjà un hebdomadaire, Le Pèlerin. La disparition du comte de Chambord cette même année marque la fin de l’hypothèse monarchiste. Il va falloir vivre avec la République. Pas question pour autant de renoncer au combat pour Dieu !
Un journal populaire pour rechristianiser les masses
Derrière l’entreprise Croix, deux hommes, deux religieux de l’Assomption, le père Picard et le père Bailly. Deux « moines soldats » comme ils s’appellent eux-mêmes. Du père Bailly, cette gravure : l’homme, barbe blanche, regard sévère, en tenue de religieux, accoudé à la table de presse recouverte d’un fouillis de papiers. À sa ceinture, une grosse clé. Les clés de la rédaction ? La Croix en étendard, le crucifix sur la une comme pour défier une République laïcarde qui les dépossède de leurs droits, nos croisés entreprennent leur guerre. Celle de l’Église catholique, sonnée par la Révolution française. L’Ancien Régime chrétien est remplacé par une République qui multiplie les lois vexatoires pour l’Église, fait peser la menace d’expulsion des congrégations.
Nos deux prêtres appartiennent à la nouvelle congrégation de l’Assomption, créée par le père Emmanuel d’Alzon. Leur formation est des plus sommaires : ils sont là pour porter l’épée, pas la théologie ! En revanche, ils sont bien journalistes. La plume sabre au clair, au service de leur Vérité, ils font preuve de flair journalistique et d’un sens aigu de leur public. Ils ont cette intuition géniale d’un journal populaire, écrit simplement, pour atteindre les masses, et les rechristianiser. Tout est bon : les faits divers, les romans-feuilletons, les images… et les caricatures, hélas. Le ton est direct, percutant. Quitte à tordre les faits, mais pour le bien de l’Église. Aujourd’hui, on parlerait d’un journal populiste, qui divise le monde en deux : le bien – l’Église –, le mal – tout le reste, dont la République, au service d’un complot mené par les francs-maçons, les protestants et, de plus en plus, les juifs.
Une actualité où s’exprime la main de Dieu
Avec ces recettes, La Croix s’impose rapidement dans un paysage pourtant concurrentiel. Il existe plus de 90 titres à Paris seulement. Tous les coups sont autorisés. La presse, à l’époque, peut se comparer aux réseaux sociaux d’aujourd’hui : des journaux de combat, dans lesquels la Vérité, du moins celle à laquelle on croit, permet toutes les exagérations. Nos assomptionnistes ne s’en privent pas, pour le meilleur et, souvent, le pire.
La Croix est un journal très moderne, au service d’une idéologie réactionnaire, ou au moins restauratrice. Pas de ton pieux ou apologétique, le maître-mot ici est l’actualité. Mais une actualité où s’exprime la main de Dieu : une pluie torrentielle qui dévaste les cultures d’un département ? Le préfet est un juif. Une vente de bois réussie ? Le vendeur est allé à la messe… Cela peut faire rire. Mais beaucoup moins lorsqu’on entreprend la recension de tous les articles contre les juifs… J’avoue avoir dû parfois me forcer pour continuer la lecture des vieux exemplaires, tant la haine, la violence sont inimaginables de la part d’un journal portant haut le crucifix.
Car La Croix fut antisémite dès le départ. À l’image des catholiques, et d’ailleurs de la plupart des Français. Écoutons Laurent Joly, l’un des meilleurs spécialistes français de l’antisémitisme : « Il est toujours difficile de savoir ce à quoi pensaient les catholiques à l’époque. Mais il est clair que l’antisémitisme faisait partie de leur culture, et qu’il s’est nourri de leur sentiment d’être agressé par la République. » Un livre a joué un rôle essentiel : La France juive d’Édouard Drumont, publié en 1886. L’ouvrage est encensé Rue Bayard, où on célèbre ce « pourfendeur de juifs » et son « incomparable éloquence ». À l’antijudaïsme catholique, il mêle la critique du capitalisme et le racisme. C’est le premier marqueur de l’antisémitisme chrétien moderne.
Avec l’affaire Dreyfus, un antisémitisme violent et vulgaire
La Croix n’a toutefois pas attendu Édouard Drumont pour critiquer les juifs. Elle le fait d’abord avec des arguments « religieux ». Les juifs sont un « peuple déchu », mais qui reste le peuple de la promesse religieuse. À partir de 1886, La Croix fait du Drumont. Sans Drumont. « Le » juif n’est plus seulement le châtiment du péché des chrétiens, l’accusation prend sa propre autonomie. Les juifs deviennent un peuple à part : « Laissons-leur leur nationalité, et refusons-leur la nôtre. » Ils ruinent l’économie nationale, et notamment la petite paysannerie. Ils « colonisent » l’administration. Ils empêchent les catholiques de gouverner.
Quand une affaire de mœurs est découverte au monastère de Cîteaux, ni une ni deux : les juifs l’ont certainement manigancée. Les juifs sont progressivement poussés en dehors de la nation, avec une relecture de l’histoire : « En 1789, au nom des droits de l’homme qui ne tiennent aucun compte des droits des chrétiens et des droits de Dieu, on a proclamé l’envahissement des nations modernes par le Juif. » À noter qu’on passe du « les » au « le » juif. Une forme d’essentialisme qui me fait penser à certains traitements, aujourd’hui, « du » musulman.
En août 1890, La Croix se proclame le « journal le plus anti-juif de France, celui qui porte le Christ, signe d’horreur aux Juifs ». Phrase à la sinistre postérité. L’antisémitisme se dissémine dans toutes les rubriques. L’agitation sociale ? Les juifs qui payent mal leurs ouvriers. Les répressions des mêmes ouvriers ? Encore les juifs. Individuellement pervers, socialement dangereux, les juifs constituent un véritable péril national…
La Bonne Presse se distingue cependant d’autres feuilles antisémites par la solution à la question juive, qui n’est pas dans la violence, explique-t-elle, mais le bannissement, voire la création d’un immense ghetto. Le 6 septembre 1893, La Croix publie sous le nom « La pieuvre » une carte du monde. À la place de la Grande-Bretagne, une pieuvre, dont les tentacules enserrent la plupart des pays. Derrière l’animal apparaît un homme, le Juif.
Lorsque arrive l’affaire Dreyfus en 1894, le père Bailly y voit un signe du ciel. L’antisémitisme prend une tournure violente, vulgaire. « La juiverie a tout pourri », elle « constitue un poulpe, un chancre affreux ». On jette des noms en pâture. La Croix, en 1898, est une feuille bassement antisémite. Le 21 juillet, une page entière en gros caractères sur « Judas Dreyfus a vendu la France : les juifs ont tout accaparé, tout sali, tout détruit. Les juifs sont en train de chambarder la France pour le plus grand profit de la youtrerie universelle. Unissons-nous pour chambarder l’omnipotence juive et bouter hors de France les Juifs »… Dur, de lire cela.
Curieusement, à partir d’août 1898, le journal reste antisémite mais cesse d’en faire son principal fonds de commerce. Les rédacteurs en chef sont-ils inquiets de la violence des mouvements de foule que provoque l’affaire Dreyfus, qu’ils ont eux-mêmes largement attisée ? Pour autant, une première conclusion s’impose : la « Bonne Presse », et La Croix en premier, a distillé un sentiment anti-juif à haute dose. Elle a contribué à la formation d’un antisémitisme catholique, à la fin du XIXe siècle. Quelles sont ses composantes ? C’est ce qu’il nous faut voir maintenant.
(1) Source : Déconstruire l’antijudaïsme chrétien, Conférence des évêques de France, Cerf, 2023.
Isabelle de Gaulmyn