Bravo Boulogne : Aides à domiciles, un lieu pour la bonne pause

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Dans les Hauts-de-Seine, une structure accueille quotidiennement des salariés précaires aux horaires fractionnés. Peu reconnues et mal payées, les travailleuses rencontrées racontent les journées interminables et le manque d’écoute des employeurs.

Quiconque a déjà attendu plusieurs heures un train retardé dans une autre ville que la sienne sait combien il est pénible de combler un long moment d’errance. Il faut donc réprimer un léger vertige en se figurant que cette épreuve constitue le quotidien de plusieurs dizaines de milliers de salariés en France. Ils, et surtout elles, sont une foule d’agents de propreté, d’aides à domicile, de livreurs. Ces travailleurs, dont le temps de travail est bien souvent dit «partiel», se retrouvent chaque jour à déambuler deux, trois voire quatre heures dans les rues et les parcs, à arpenter les centres commerciaux, à stationner dans des cafés entre deux bureaux à nettoyer, personnes à soigner ou clients à livrer. Ce moment, Cherifa l’appelle «le trou». Et pendant ce «trou», dit-elle, «vous ne pouvez rien faire».

On rencontre cette auxiliaire de vie début juillet dans une structure bizarrement unique. A Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), «Comme à la maison» est un lieu qui accueille, chaque jour de la semaine de 9 heures à 18 heures, des salariés dont les horaires sont dits «fractionnés» : leurs journées commencent tôt et finissent tard, mais au milieu, ils n’ont pas d’activité rémunérée. Les personnes qui fréquentent Comme à la maison y ont été inscrites par leurs employeurs, moyennant un forfait de 750 euros par an pour 50 inscrits. Désormais, au lieu de s’assoupir à la table d’un café, comme elle le faisait auparavant, Cherifa vient ici dormir une demi-heure chaque jour, dans un des lits mis à disposition.

Agréablement meublé

La structure a ouvert en septembre 2019, à l’initiative de la ville. Etonnant venant d’une mairie de droite ? Pas aux yeux de Pierre Deniziot, l’adjoint chargé des affaires sociales – «Vous seriez surpris de tout ce qu’on fait !» Il assume le fait que la commune ait mûrement calculé son intérêt. Les Boulonnais dépendants sont comme les autres, ils n’aiment pas forcément que les personnes qui s’occupent d’eux changent perpétuellement. Or les employeurs des aides à domicile subissent un important turnover, doublé de difficultés de recrutement. «Maintenant, l’employeur peut dire : “Vous avez le job classique, mais vous avez aussi un lieu pour faire une pause, discuter, échanger…”» explique Pierre Deniziot. Le projet n’a pas été réalisé à la légère : idéalement situé dans un immeuble municipal qui fut jadis occupé par les syndicats, le lieu est agréablement meublé, petite cuisine, quelques tables, une banquette et une télévision, ainsi que quelques lits.

Quand elle vient, Cherifa en profite parfois pour causer avec Sandra (1), une autre fidèle, qui nous explique devant l’emballage aluminium du sandwich qu’elle vient de manger qu’avant, elle allait combler le «trou» au centre commercial les Passages. A la grande incompréhension de Cherifa, Sandra a gardé l’habitude de dormir à même la table, comme un collégien en salle de perm. Sur 400 personnes inscrites, «ce sont quasiment toujours les mêmes qui viennent, toutes les semaines», explique Caroline Smadja, la chargée de mission qui gère l’endroit au quotidien. Tantôt elle en voit six dans la journée, tantôt une vingtaine. Pour l’heure, Comme à la maison est surtout visité par des aides à domicile. Un boucher qui travaille dans la même rue vient aussi s’y reposer pendant la fermeture de son commerce.

A presque 50 ans toutes les deux, Sandra et Cherifa aiment encore leur métier. «Il faut s’aimer soi-même, aimer les autres, être humain… C’est dans mon caractère», dit la première. Quand elle évoque les personnes dont elle s’est occupée jusqu’à leur mort, Cherifa, qui est arrivée d’Algérie en 2014, est émue. Elle décrit la naissance d’une relation d’interdépendance. «Madame, ne me plaquez pas !» lui disait un vieux monsieur chez qui elle a vécu tout en poursuivant des études en géographie, environnement et aménagement. «Quand vous prenez soin de la personne, elle devient une partie de vous, de votre famille», affirme-t-elle. C’est ainsi que ce qui était «un attachement» est devenu «un travail. Puis un travail sans limites». Et que Cherifa, laissant de côté ses études, est devenue aide à domicile – plus précisément auxiliaire de vie, métier bénéficiant d’un premier niveau de diplôme.

«Plus de temps dans les transports qu’au travail»

Malgré ce diplôme, son travail, qu’elle exerce à temps plein, lui rapporte le smic – 1 383 euros net par mois. Sandra flirte pour sa part avec les 1 300 euros, car elle est à temps partiel, comme les deux tiers de la profession. Employées dans des circonstances très différentes – tantôt directement auprès des particuliers, plus souvent dans des associations ou des entreprises privées, et parfois auprès des départements – les aides à domicile et les aides ménagères font partie des salariés les plus mal considérés de France. En 2019, elles gagnaient en moyenne 8 188 euros à l’année, à peine 700 euros par mois, révélait en 2021 une mission d’information sur les «travailleurs de la deuxième ligne» commandée par le gouvernement durant la crise sanitaire du Covid-19.

Le matin, Sandra doit être à 9 heures à Meudon, dans les Hauts-de-Seine, pour son premier rendez-vous. Mais à 100 kilomètres de là, à Longueville, en Seine-et-Marne, où elle réside, son réveil sonne à 5h15. Pour se rendre à destination, elle prend d’abord un train de la ligne P, à 6h34, qui l’amène à la gare de l’Est. Pendant l’heure que dure le trajet, elle regarde son téléphone, «comme tout le monde». Ou lit : des romans policiers, «des histoires vraies de personnes qui ont vécu des moments compliqués dans leur vie», des biographies de politiques, ou «la vie d’artistes, le showbiz». Depuis la gare de l’Est, elle prend la ligne 4 du métro jusqu’à la station Montparnasse-Bienvenüe, d’où elle enchaîne avec la ligne N jusqu’à Meudon. En général, relève-t-elle, «j’arrive à l’heure, ou un peu avant». Après cette première intervention, elle se rend à Boulogne avec le bus 389 pour un deuxième rendez-vous. Enfin, elle garde des enfants après l’école. Le soir, elle rentre chez elle à 22 heures, par le train de 20h47 à la gare de l’Est. Elle s’amuse de relever qu’elle «passe plus de temps dans les transports qu’au travail». Elle a parfois envisagé de déménager, mais renoncé pour des questions de moyens.

«Machines»

Globalement, Sandra n’est pas mécontente de sa situation. La seule chose qu’elle reprocherait à l’entreprise qui l’emploie, c’est le «manque d’écoute». «Ils sont bien sympathiques, mais il y a trop d’abus sur le travail d’un coin à un autre. C’est ça qui amène à des ruptures de contrat.» Elle se souvient d’avoir «craqué» quand on lui a demandé d’enchaîner une mission à Boulogne et une autre dans le Val-de-Marne, de l’autre côté de la capitale. Aujourd’hui, dit-elle, «je sais ce que je veux, ce que je ne veux pas, et surtout ce que je ne veux plus». Un peu plus tôt, une autre fidèle des lieux, qui nous a demandé de l’appeler Amy, nous a décrit son agenda du lendemain : il commençait à 8h30, se poursuivait avec une autre personne de 10 heures à 12 heures, puis il y avait un «trou» de quatre heures, puis de nouveau un rendez-vous de 16 heures à 18 heures, suivi d’un autre de 18h30 à 20 heures. Bilan : quatre personnes aidées, six heures et demie rémunérées, mais une journée de travail qui en aura compté presque le double.

«Avant, j’avais huit personnes par jour, de 7 heures du matin à 22 heures», se remémore Cherifa. Dans ces conditions, elle estime qu’il est impossible de faire correctement son métier. «En une heure, qu’est-ce que vous faites ? Vous parlez cinq-dix minutes, vous donnez à manger en rapidité. Tout est en accélération.» Aujourd’hui, elle ne s’occupe que d’une ancienne avocate. Cherifa pointe la responsabilité des entreprises, qui considèrent leurs salariées comme «des machines». Elle relève le différentiel entre ce qu’elle touche pour une heure de travail, 11,50 euros brut, et la trentaine d’euros que sa société facture à la personne âgée qu’elle assiste. Pour elle, l’Etat devrait recruter directement les aides à domicile. Car, prévient-elle en invitant à regarder les statistiques du vieillissement de la population, «en 2030, ils vont avoir du mal à trouver des gens».

(1) Le prénom a été modifié.

par Frantz Durupt