Boualem Sansal, esprit de lumière

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L’écrivain algérien, ancien ingénieur et haut fonctionnaire, poursuit inlassablement sa lutte solitaire contre l’islamisme et un pouvoir compromis.

Quand il a publié son premier roman chez Gallimard, à la fin de la décennie noire en Algérie, certains pensaient que Boualem Sansal était fou de ne pas écrire sous pseudonyme : «Ce qui me paraissait fou, à moi, était d’écrire sous un autre nom.» Pour prouver que cette identité était la sienne, l’écrivain a reçu plusieurs journalistes français chez lui à Boumerdès, à une cinquantaine de kilomètres d’Alger. Comme Kamel Daoud dont il est proche idéologiquement, Sansal n’envisage pas de quitter l’Algérie : «On n’abandonne pas le navire, même si on vit dans la peur.» Athée opposé aux islamistes aussi bien qu’au gouvernement algérien, Sansal a les islamistes et le gouvernement algérien contre lui et l’on se demande en effet comment il passe entre les gouttes. «Il est très seul» dit Jean-Marie Laclavetine, son éditeur. Sylphide, calme, Sansal affiche un sourire et une urbanité qui sont autant un tempérament qu’un bouclier. Il est doux et déterminé, cela se sent à son physique. Il ne s’en laisse pas conter. Laclavetine a raison : «On a l’impression que rien ne peut l’arrêter ni lui arriver.» Sansal est bavard et très attentif. Cheveux gris et longs attachés, il ressemble à un Apache. Il décrit l’islamisme contemporain et son horreur en faisant un pas de côté, vers la science-fiction ou l’humour noir.

«Petit à petit», répète Sansal. C’est «petit à petit» que l’on s’habitue à la dictature, que les mosquées longtemps vides en Algérie se sont remplies de salafistes et que les femmes ont couvert leur tête: «On voit trois quatre jeunes qui marchent fièrement, avec la barbe. Chacun y va de son commentaire : “Oh, c’est mignon, à leur âge on était des hippies.” Puis on les voit faire pression sur des gens riches, etc. Que faire ? On légifère ? On interdit ?» Il pense qu’interdire aggrave la situation, excite le besoin de provoquer l’Etat. Petit à petit Sansal est parti vers la dissidence et la littérature. «J’avais plutôt la fibre matheuse» se souvient-il, même. En 1967 il intègre l’Ecole polytechnique d’Alger, lieu d’excellence académique à l’époque : «Ensuite notre pays est devenu Cuba.»

Sansal eut une enfance «assez mouvementée». Il la raconte sans pathos comme s’il s’agissait d’une histoire du soir un peu merveilleuse, mais sans aplanir les drames. Elle est chaotique, comme l’Algérie : «Mon père et ma mère ont fait quelque chose d’anormal dans les années 40-50 : un mariage d’amour. Ce fut une catastrophe. Les parents de ma mère ont rejeté leur fille.» Elle venait d’une famille moderne, profrançaise, athée. Le père de Boualem Sansal descendait d’une très riche famille arabo-berbère qui trouvait honteux que leur fils épouse «une Française», une «infidèle». Une seconde catastrophe est arrivée : le père est mort un an après la naissance de son fils d’un accident de voiture : «Que fait ma famille paternelle ? Ils prennent l’enfant et chassent la mère qui débarque à Alger sans travail, sans enfant, sans famille. Jusqu’à trois ans j’ai vécu avec ces gens très riches qui voyageaient tout le temps pour gérer leurs biens.» La mère «extraordinaire» du futur écrivain organise le kidnapping de son enfant : «Je joue dehors, je suis abordé par un homme qui me met dans une voiture et je me retrouve à Alger.» Il a sept ans. Auprès de sa mère, aide-soignante, et de son frère, il est heureux, déborde d’énergie. Juste à côté, dans ce quartier populaire, habitait la famille d’Albert Camus, «pauvres parmi les pauvres». A l’indépendance «le gouvernement décide que le pays a besoin de scientifiques et que la littérature, c’est du blabla. Je passe d’une section littéraire à une section scientifique». Ingénieur à la sortie de Polytechnique, il intègre la Compagnie française de recherche et d’exploitation de pétrole du Sahara puis l’Institut national de la productivité et du développement industriel dont il dirige le service informatique. Ensuite il travaille au cabinet du ministre du Commerce. Les échanges entre l’Algérie et les pays du bloc de l’Est sont nombreux, Boualem Sansal rencontre à Prague la femme qui deviendra la mère de ses deux filles : «Puisqu’en Algérie rien ne fonctionnait, aucun ascenseur, etc., nous les avons scolarisées à Prague. Nous les voyions pendant les vacances, c’était un sacrifice. Elles ont oublié le français et le berbère, elles étaient tchèques à cent pour cent.»

Le temps passe, Boualem Sansal devient directeur général de l’Industrie au début des années 1990. La décennie noire commence. Certains s’exilent : «Je ne ressentais pas ce besoin parce que j’étais très engagé dans ma vie professionnelle. On pensait que ça n’allait durer qu’un temps.» Les intellectuels se regroupent, comme cela se fait dans le pays de l’Est : «Par l’intermédiaire de ma femme j’avais connu Vaclav Havel et d’autres penseurs tchèques. Mais que faire ? Il fallait agir discrètement.» Les islamistes assassinent et le pouvoir se méfie de tous ceux qui les critiquent. «Et certains disaient, comme je l’entends actuellement en France : “Après tout, les islamistes ont le droit d’avoir leurs idées.”»

En 2003, Boualem Sansal déclare au Monde que «Bouteflika travaille pour les islamistes sur le long terme, qu’il fait de la politique spectacle pour séduire l’Europe». Il poursuit : «Je me suis retrouvé à la rue. J’ai vécu avec le salaire de ma femme, professeure dans un lycée, et sur mes petits revenus littéraires.» Sourire toujours aux lèvres, dégageant quelque chose de bondissant et de tranquille à la fois, il décrit la difficulté du combat contre l’islamisme une fois celui-ci installé : «Il traverse les familles. Prenez deux frères : un policier et un islamiste. Le policier va-t-il arrêter son frère ? Tout le monde est paralysé. Un de mes amis a une fille mariée à un islamiste ; comme peut-il dénoncer son gendre ? Les Français ne comprennent pas que cette imprégnation rend la lutte compliquée.»

A Bourmedès, Sansal relit Balzac, Flaubert, Zola, Péguy, Camus, Thomas Mann : «Ils nous font redécouvrir le monde, que l’on croit organisé alors qu’il est absurde depuis Adam et Eve. Ces écrivains-là arrivent néanmoins à nous donner envie de faire des choses.» Parmi les contemporains, il aime l’œuvre de Marie-Hélène Lafon, qui traite de la ruralité : «Elle me bouleverse. Elle fait partie des auteurs qui créent un univers.» En 2012, le courageux Boualem Sansal, traduit dans le monde entier sauf en arabe, se rend en Israël pour le Festival international des écrivains de Jérusalem. Il est accusé de haute trahison en Algérie et ailleurs, traité d’agent du Mossad et pire encore. Il en rajoute une couche en écrivant dans le Huffington Post, avec une fougueuse ironie et un pied de nez aux clichés antisémites : «Je suis allé en Israël, j’en suis revenu riche et heureux.»

15 octobre 1949 Naissance à Theniet el-Had (Algérie).
1967 Ecole nationale polytechnique d’Alger.
1999 Le Serment des barbares (Gallimard).
2015 Grand Prix du roman de l’Académie française.
2023 Prix Constantinople (avec la journaliste et écrivaine Delphine Minoui).

par Virginie Bloch-Lainé