Pénurie de médicaments : «En France, il n’y a pas de pilote dans l’avion»

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Cela fait 22 ans que je prends 2 médicaments qui me sont indispensables. Et j’ai vu arriver la pénurie il y a deux ans, pour la sentir, fréquente et dure, depuis un an. Recherche dans les pharmacies, et stress mensuel : une HONTE!
A l’issue de cinq mois de travaux, la commission d’enquête sénatoriale sur la pénurie de médicaments a rendu ce jeudi 6 juillet un rapport au vitriol sur les politiques publiques menées contre les ruptures d’approvisionnement.

Communication politique «brouillonne», décisions de l’exécutif «ambiguës» voire «contradictoires» sur les relocalisations de production pharmaceutique, contrôles insuffisants des laboratoires, aides publiques distribuées aux industriels «sans contreparties» : après cinq mois de travaux, 119 auditions dont huit ministres et une descente à Bercy, la commission d’enquête sénatoriale sur les pénuries de médicaments fait, ce jeudi 6 juillet, un bilan pour le moins «mitigé» des politiques publiques engagées pour sécuriser l’approvisionnement des médicaments. «On a le sentiment qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion», déplorent de concert la présidente de la commission, Sonia de La Provôté, et sa rapporteuse, Laurence Cohen.

Un constat alarmant alors que les pénuries de médicaments atteignent des niveaux inédits. En 2022, plus de 3 700 ruptures et risques de ruptures ont été signalés sur le territoire national, contre 700 à l’été 2018. Toutes les classes thérapeutiques sans exception sont touchées, laissant entrevoir un risque croissant de préjudices pour les patients. «Il y a là un dysfonctionnement réel, profond et grave de l’approvisionnement de nos systèmes sanitaires européens», relèvent les sénatrices. Mais le pire est sans doute à venir. Selon les informations recueillies par la commission, ce sont près de 700 médicaments, dont certains estampillés «d’intérêt thérapeutique majeur», que les industriels français envisagent d’abandonner «dans les mois et années qui viennent». Les plus menacés sont les médicaments les moins onéreux et donc les moins lucratifs pour les laboratoires : «La forte rentabilité des produits innovants se construit au détriment des produits matures [en vente depuis de nombreuses années, ndlr]insiste le rapport sénatorial. L’éviction [de ces derniers] est déjà une réalité : jusqu’à 70% des déclarations de ruptures concernent des médicaments dont l’autorisation de mise sur le marché a été octroyée il y a plus de dix ans.»

Des «plans de gestions des pénuries» peu contrôlés

Face à ce phénomène, la réponse des pouvoirs publics reste timide. Les obligations faites aux industriels de mettre en place des «plans de gestion des pénuries» sur leurs médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), de déclarer tout événement susceptible d’avoir des conséquences sur la production, et d’avoir deux mois de stocks de sécurité, sont «inégalement appliquées et insuffisamment contrôlées», cingle la commission. La faute aux moyens «très insuffisants» dont dispose l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Ainsi, alors que le Sabril, un antiépileptique vital du laboratoire Sanofi, est fréquemment en tension, jusqu’à disparaître début mai des pharmacies, le plan de gestion de ce médicament «ne comporte aucune analyse des risques de rupture», souligne le rapport.

Pis : si l’ANSM dispose d’un pouvoir de sanction, elle l’utilise peu : seulement huit sanctions financières ont été prononcées entre 2018 et 2022 et «aucune pour le motif d’une violation des obligations d’élaboration d’un plan de gestion des pénuries ou de constitution d’un stock de sécurité». Le gouvernement avait pourtant annoncé une parade : l’ANSM allait concentrer son effort sur une liste resserrée de 454 «médicaments essentiels» (à comparer aux 6 000 MITM). L’idée était bonne, sa réalisation s’avère calamiteuse. En découvrant mi-mai les produits figurant sur cette liste, les médecins sont tombés de leur chaise tant les choix opérés, sans consultation de la Haute Autorité de santé, leur ont semblé hors sol…

Des «pratiques d’optimisation financière hautement contestables»

Impossible aussi de savoir à quelles obligations devront se soumettre les industriels producteurs de ces 454 «médicaments essentiels». Car là encore, l’exécutif patauge. Après avoir relevé la «communication brouillée» du ministre de la Santé, François Braun, durant la triple épidémie hivernale (de Covid-19, grippe et bronchiolite), le rapport relève ses «déclarations contradictoires» sur l’obligation d’avoir quatre mois de stocks sur ces produits. Aux médias, François Braun affirmait ainsi que les industriels seront contraints de constituer quatre mois de stocks «voire davantage» quand, devant la commission d’enquête, son discours est tout autre : «Il n’y a ni décision, ni choix, ni volonté de ma part de rapporter cette obligation de stocks de quatre mois à l’ensemble de la liste.»

La rapporteuse et sénatrice communiste Laurence Cohen ne cache pas son agacement. «Il est crucial que la question des nouvelles obligations et du cadre réglementaire, associée à l’exploitation des médicaments dits essentiels sur le marché français, soit rapidement éclaircie, estime-t-elle. Sans quoi cette énième liste n’aura aucun contenu opérationnel.» Les sénateurs ne se font toutefois pas d’illusions. Dans un contexte d’explosion de la demande mondiale en médicaments, le rapport de force est du côté des industriels. Pour sécuriser l’approvisionnement du marché français en médicaments, il y a donc selon eux nécessité de relocaliser une partie de la production. «Ce doit être une priorité de souveraineté», insiste la commission.

Les récentes annonces du chef de l’Etat en la matière l’ont toutefois laissée sur sa faim. «Les dispositifs d’aides [à la relocalisation] mis en place depuis 2020 sont décevants, voire inadaptés, souligne le rapport. Ils relèvent d’un soutien à la compétitivité et à l’innovation des entreprises davantage qu’à la création de nouvelles capacités productives stratégiques.» Ainsi, «sur les 106 projets financés par le plan de relance et France 2030, seuls 18 ont concerné une réelle relocalisation et seuls 5 portaient sur un médicament stratégique».

L’analyse des données sur l’utilisation du crédit d’impôt recherche (CIR), récupérées par les sénatrices au ministère de l’Economie et des Finances, a porté l’incompréhension à son comble. Le fait que l’industrie pharmaceutique soit le second bénéficiaire du CIR (10% du montant total, soit 710 millions d’euros) n’a ni «empêché les délocalisations» ni «réussi à ancrer la production en France de médicaments innovants». Pire, cette aide publique fait «l’objet de pratiques d’optimisation financière hautement contestables», cingle le rapport, qui conclut à un «service rendu pas avéré». Pour les sénateurs, mieux vaudrait donc «réorienter les aides publiques vers la production en France de médicaments essentiels matures plutôt que vers la seule innovation» et «les assortir d’obligations de contreparties», sur la pérennité de la présence de sites de production sur le territoire, le dépôt en France du brevet de propriété intellectuelle, ou l’approvisionnement prioritaire du marché français.

Créer un «pôle public du médicament»

En parallèle, les sénateurs pressent l’Etat de renforcer sa capacité d’intervention, seul moyen d’éviter une catastrophe en cas de «tensions graves sur des médicaments indispensables». Ainsi, lors de la première vague Covid, c’est l’intervention de la pharmacie centrale de l’AP-HP qui avait permis de surmonter la pénurie de curares, utilisée chez les patients en détresse respiratoire. L’ennui, c’est que la capacité de production de cette dernière s’est depuis étiolée. «Le démantèlement des capacités de production publique de la pharmacie centrale de l’AP-HP doit être d’urgence arrêté», estime la commission. Pour Laurence Cohen, «il faudrait lui donner les moyens de se développer sur la base d’une liste restreinte d’une cinquantaine de médicaments». Façon d’amorcer la création d’un «pôle public du médicament». En outre, la commission estime indispensable de «placer le critère de la sécurité d’approvisionnement au cœur de la commande hospitalière, qui, parce qu’elle porte sur des volumes considérables, peut et doit être le bras armé d’une reconquête de la souveraineté sanitaire».

Pour les sénateurs, en matière de médicaments, l’Europe doit serrer les rangs. Seule une coordination européenne renforcée, sur le plan des relocalisations ou de la gestion des stocks, pourra limiter les pénuries à venir. Néanmoins, la santé restant une compétence des Etats, c’est sur la nécessité d’améliorer la gouvernance française qu’insiste la commission d’enquête. L’enjeu ? En finir avec des politiques publiques du médicament «dispersées, sans cohérence d’ensemble et parfois contradictoires». La création d’un secrétariat général aux médicaments, placé sous l’autorité de la Première ministre, pourrait y pourvoir. Pour les sénatrices, «la réponse aux pénuries de médicaments doit être politique».

par Nathalie Raulin