Supérieurement intelligent, multidiplômé, artisan de la libéralisation de la finance et précurseur du commerce de demain, le PDG de Casino est sur le point de perdre le contrôle de son groupe, acculé par les dettes. L’histoire d’une réussite qui a dérapé.
Comme chez Dumas, dans le monde des affaires les trois mousquetaires se seraient comptés quatre si la fichue dette de Casino n’avait empêché Jean-Charles Naouri de rejoindre Bernard Arnault, François Pinault et Vincent Bolloré au panthéon des milliardaires qui ont construit leur fortune à partir de rien ou presque.
Le PDG de Casino a fait preuve de talent, de vision et de détermination. La crise que traverse l’entreprise n’en mène pas moins à sa perte de contrôle, au profit soit de Daniel Kretinsky, soit du trio Zouari-Niel-Pigasse, soit du cartel des créanciers. Il a conquis l’Europe, l’Amérique du Sud et l’Asie et bâti en un quart de siècle un empire de la distribution fort de 200.000 salariés. Aujourd’hui, le dirigeant de 74 ans s’agace des portraits qui tournent à la nécrologie.
Peur de tout perdre
Solitude, modèles mathématiques qui n’ont pas résisté à la réalité, mauvaise conjoncture au Brésil, ingénierie financière poussée à ses limites : comme souvent, la recette de l’insuccès mêle un peu de chaque ingrédient.
Un ancien cadre dirigeant se souvient. Dans les années 1990, quand le cours du distributeur valait 80 euros, « les propositions de prises de participation se multipliaient ». L’enfant de Bône, aujourd’hui Annaba, en Algérie, n’est jamais descendu sous la barre des 51 % qui sécurisaient son emprise. « Un réflexe de boutiquier », cingle un concurrent. « A côté, rappelle l’ancien fidèle, Bernard Arnault était l’actionnaire de référence de Carrefour avec 12 % du capital. »
L’instinct de propriété se double par nature de la peur de tout perdre. Jean-Charles Naouri a pris le contrôle de Casino en 1997 en défense d’une OPA que lançait Promodès. Il repoussera avec sécheresse, en 2018, l’approche d’Alexandre Bompard, le PDG de Carrefour. Il se sent menacé.
Le génie et les diplômes ont longtemps constitué la seule richesse du garçon que sa mère a élevé seule dans le sud de la France. A 14 ans, il termine premier du concours général de latin et de grec au lycée Périer de Marseille. Il monte à Louis-le-Grand en prépa, arrive premier au concours d’entrée à Normale Sup’, section science, et bat au passage le record de points du mathématicien Henri Poincaré.
Il sort docteur en mathématiques, étudie les finances publiques et l’économie à Harvard puis intègre l’ENA en 1974. Dans la botte, il rejoindra l’Inspection des finances. « Jean-Charles est l’homme le plus intelligent qu’il m’est arrivé de rencontrer », a confié à « L’Express » Louis Schweitzer, l’ancien patron de Renault.
Le vent tourne au Brésil
De sa formation, il garde le goût du calcul, des trois coups d’avance et une première inclination à la méfiance : l’ENA a surpondéré le sport dans son barème en cours d’année, ce qui l’a privé de la première place, dit la petite histoire.
Mais le calcul et la méfiance provoquent parfois des arbitrages à contretemps. En 2016, un confrère du commerce non alimentaire cherche une issue de secours à une OPA incertaine. Il lui propose 1 milliard pour le rachat de Cdiscount. Le PDG de Casino s’étouffe : « C’est une plaisanterie. Ça vaut 2 milliards d’après mes projections de valorisation. » L’affaire ne se fait pas. Sept ans après, Cdiscount paraît promis à Fnac Darty dont Daniel Kretinsky détient 25 %. Le prix ne sera pas de 1 milliard…
Jean-Charles Naouri fait mieux quand il cède ses filiales en Thaïlande, au Vietnam, à la Réunion, le champion du photovoltaïque GreenYellow et les murs de Monoprix à des multiples records pour un total de près de 10 milliards d’euros.
Cela ne suffira pas. Le bateau Casino tangue depuis que le vent a tourné au Brésil qui constitue le deuxième pilier du groupe. La crise politique, morale et économique qui implique Lula et son successeur Dilma Rousseff enraye la cash machine tropicale. L’Ebitda de Grupo Pao de Açucar passera de 1,7 milliard d’euros en 2014 à 762 millions en 2018. La valeur des actifs plonge de 5 milliards à 800 millions.
L’attaque de Muddy Waters qui suit savonne la planche de salut qu’aurait représenté un refinancement à bas coût. L’ activiste Carson Block publie le 16 décembre 2015 une note baptisée : « Quand le génie échoue », dans laquelle il dénonce l’endettement du distributeur et la cascade de holdings qui en détient le contrôle. Ce que Jean-Charles Naouri qualifie à l’époque de « calomnie » entame la signature de Casino et relègue au second plan la vision du PDG axée sur le commerce de précision.
Premium et proximité
Le docteur en mathématiques calcule que la combinaison du vieillissement de la population et de la fin des courses du samedi en voiture dans les centres commerciaux de périphérie favorise le commerce de proximité, comme au Japon. Il mise tout sur Monoprix, Franprix qui tiennent 60 % de l’alimentation à Paris et les petits supermarchés Casino, Vival, Spar des campagnes.Il vend ses hypermarchés Géant et acte le premier la mort du concept roi des années 1970. Il croit au « premium » et affirme que « personne ne battra les prix de Lidl et Aldi dans le discount ». L’e-commerce avec Cdiscount complète le paysage du « new retail » qu’il dessine. « C’est un visionnaire », concède Moez-Alexandre Zouari, son ambitieux franchisé.
« La stratégie du pauvre » constitue toutefois une autre de ses faiblesse. Elle multipliera les ennemis. Car Casino s’est construit sur une succession de coups. Jean-Charles Naouri joue et rejoue l’histoire du chevalier blanc qui à la fin prend le contrôle de la citadelle. A la tête du fonds Euris, il vole ainsi en 1991 au secours de Jean Cam, qui a développé l’enseigne Rallye de Brest au Sud-Est, et se trouve à court de trésorerie.
En 1992, la plus que centenaire institution de Saint-Etienne Casino, qui nourrit des ambitions mondiales aux Etats-Unis avec ses cafétérias et à Taïwan avec des supermarchés, fusionne avec Rallye qui lui apporte ses magasins en échange de 29 % du capital. Une excellente affaire pour Euris. Jean-Charles Naouri passera au-dessus des 50 % au gré de l’OPA hostile de Promodès en 1997, avec l’appui d’Antoine Guichard, héritier des fondateurs. Il devient distributeur.
Ascenseur et « panic room »
Casino grandit vite. L’année 1997 change son destin avec le rachat de Franprix et Leader Price au fondateur Jean Baud, auquel s’ajoute l’entrée au capital de Monoprix et de Grupo Pao de Açucar au Brésil. Jean-Charles Naouri a lancé des lignes auxquelles de gros poissons ont mordu. Il les ferrera des années plus tard.
En échange de 21 % du capital, Casino aide au rachat de Prisunic par Monoprix. Il montera à près de 50 % en 2003, avec une option sur le solde du capital qu’il exercera en 2012.
A Sao Paulo, Grupo Pao de Açucar (GPA) contrôlé par Abilio Diniz subit la crise du real. Casino acquiert une participation de 25,5 % pour 1 milliard de dollars. En 2005, le magnat brésilien veut plus pour acheter les murs de 60 hypermarchés dont les loyers assureront ses vieux jours. Il cède le contrôle futur à Casino contre 900 millions de dollars. Le call sera exercé en 2012.
Les anciens associés n’assument pas de perdre la main. Philippe Houzé, l’ancien président de Monoprix, et Abilio Diniz ressassent leur rancoeur chez Carrefour dont ils sont devenus les premiers actionnaires. Devant les élèves de la FGV, l’HEC paulista, Abilio Diniz affirmera en 2017 qu’il a mal lu le contrat : « La plus grande erreur de ma vie ». La star des affaires au Brésil lancera même une opération Gamma de la dernière chance. Une OPA sur Pao de Açucar qu’appuient la BPI locale et Carrefour. La combine renforcera la conviction de « JCN » que des ennemis l’entourent. »Au départ, je le prenais pour un financier. Au final, c’est un épicier » cite Michel-Edouard Leclerc
La détermination à se défendre qui l’anime derrière son visage un peu triste de Buster Keaton des affaires accentuera la mauvaise réputation de dur qui l’enveloppe au fil du temps. Jean-Charles Naouri ne lâche jamais rien.
Le PDG enrôle communicants, banquiers et avocats à tour de bras. Il multiplie les procédures, y compris contre les journaux. L’avocate de Muddy Waters, Sophie Vermeille, affirme avoir été suivie. Ses téléphones disparaissent. L’analyste Fabienne Caron reçoit des menaces. Un faux journaliste questionne Carson Block.
Rien ne prouve que le PDG de Casino ou son conseiller « sécurité » Alain Marsaud soient mêlés à ces barbouzeries. Elles écrivent néanmoins une légende noire. L’ascenseur qui relie son parking à son bureau comme la « panic room » qui le jouxte dans l’ancien siège de la rue de l’Université, à Paris, nourrissent le mythe.
Depuis 2020, le dirigeant est l’objet d’une enquête du Parquet National Financier (PNF) pour « manipulation de cours en bande organisée, corruption privée active et passive » et « délit d’initié ».
Ca a conduit en garde en vue le mois dernier au moment même où il négociait le destin de son groupe dans le cadre d’une procédure de conciliation, sans qu’il soit mis en examen. La volonté ne suffit pas
Jean-Charles Naouri le répète, il n’a pas d’affect en affaires. « Quand je cherche un dirigeant je prends le meilleur du cheptel », explique-t-il dans un salon du Bristol. Il refuse à son fils Gabriel la présidence de Monoprix qu’il donne à Régis Schultz, l’ancien patron de Darty.
Cela ne l’empêche pas de jeter un regard tendre à son aîné un jour d’inauguration de la livraison des Franprix parisiens par péniches, ni de chérir ses deux derniers, Emmanuelle et Mickaël auquel il lit Thucydide et que les professeurs trouvent aussi doué que son père.
Jean-Charles Naouri a aussi des amis. Directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy aux Affaires sociales puis aux Finances de 1982 à 1986, il libéralise les marchés financiers : création du Matif, du Monep, des certificats de dépôts, des billets de trésorerie, des OAT et des produits dérivés.
Le retour de la droite en 1986 le poussera chez Rothschild, où il deviendra le premier associé qui n’est pas issu de la famille. C’est là qu’il créera Euris. Il refusera plus tard la présidence de Lazard pour des raisons philosophiques. Les banquiers, dont BNP Paribas, l’ont soutenu longtemps avec un mélange d’admiration et de reconnaissance pour celui qui a permis la création des fructueuses banques d’investissement. La finance ne sauvera pourtant pas Casino. Au final, c’est la dette qui a géré les magasins.
« Au départ, je le prenais pour un financier. Au final, c’est un épicier » : Michel-Edouard Leclerc souligne le paradoxe de celui qui a échoué là où il était censé exceller.