En Israël, la «start-up nation» originelle face à sa première crise de croissance

Abonnez-vous à la newsletter

Ralentissement de la tech mondiale, politique de Netanyahou, pénurie de main-d’œuvre… Après des années fastes et une réussite insolente, l’écosystème de la tech israélienne travers une zone de turbulences.

En ce début juin, sur le boulevard Rothschild, l’une des principales artères de Tel-Aviv, le béton présente peu de stigmates du passage des milliers de manifestants qui battent le pavé dans la ville chaque semaine depuis janvier. Samedi dernier encore, ils étaient 100.000 à demander le retrait du projet de réforme du système judiciaire du premier ministre conservateur, Benyamin Netanyahou. Parmi eux, de très nombreux entrepreneurs, salariés de la tech et des start-up du pays, tous entrés en résistance contre le gouvernement actuel.

Beaucoup craignent que cette réforme, critiquée car attaquant le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs, ne fasse fuir les entrepreneurs et les capitaux étrangers d’Israël. «Sans parler du texte, c’est la première fois que la voix de la tech s’exprime de façon aussi claire, et à l’unisson», confie Inbal Arieli, patronne de la Chutzpah Center, depuis ses locaux attenants au boulevard.

À bientôt 50 ans, cette ex-lieutenante des forces de défense israéliennes, entrepreneuse, fondatrice du premier accélérateur de start-up du pays, est l’une des figures de la tech locale. Un poste d’observation privilégié d’un des écosystèmes technologiques les plus performants du monde. Le pays du Proche-Orient, 9 millions d’habitants, compte plus de 7300 start-up, 60 licornes (start-up valorisées au-delà du milliard de dollars), 435 fonds de capital-risque, 500 multinationales ayant au moins une activité d’innovation dans le pays, tel Intel.

La plus grosse densité mondiale de licornes

Implanté dans le pays depuis 25 ans, le géant américain des puces va investir 25 milliards de dollars pour construire une usine dans le sud du pays, a annoncé dimanche le gouvernement. La tech pèse 11 % des salariés du pays mais contribue à hauteur de 16 % de son PIB et de 56 % de ses exportations. «Nous avons la plus grosse densité mondiale de licornes et le plus gros volume de capital-risque rapporté à la population», insiste Inbal Arieli.

Au petit jeu du concours Lépine, Israël a d’ailleurs quelques sérieux prétendants à faire valoir. On lui doit la clé USB flash, la vidéocapsule endoscopique, les célèbres applications de navigation Waze (rachetée par Google) ou de trading eToro, les start-up de viande cellulaire AlephFarms, les systèmes pour véhicule autonome de Mobileye, racheté pour 15 milliards par Intel… et bien plus encore.

Une réussite insolente, jalousée et copiée. Lors de sa campagne présidentielle de 2017, puis au cours de son premier mandat, Emmanuel Macron a largement repris à son compte la notion de «start-up nation», tirée du livre éponyme écrit en 2011 par deux auteurs américains pour décrire Israël. Comment expliquer un tel succès? Sur ce sujet, Inbal Arieli est intarissable. «Cela a démarré dans les années 1960 et, comme pour la Silicon Valley, via l’aspect militaire. Vu le contexte géopolitique, il y avait de forts besoins dans les télécommunications et les technologies de l’information», indique-t-elle.

Audace

Un focus qui explique, aujourd’hui encore, l’excellence du pays dans le domaine de la cybersécurité. Pays quasi désertique, entouré de nations hostiles, Israël a également dû se retrousser les manches pour assurer ses besoins primaires comme l’accès à l’eau, par exemple, essentiel à l’agriculture. Aujourd’hui, il exporte cette ressource à ces voisins et recycle 80 % de son eau (contre à peine 1 % en France). «Toutes ces problématiques ont servi de catalyseurs pour l’innovation», note l’entrepreneuse.

Pour Inbal Arieli, la recette secrète du modèle israélien repose aussi sur la mentalité de ses habitants, qu’elle définit en deux traits de caractère: «chutzpah» (qui en yiddish pourrait se définir par audace, culot, arrogance) et «balagan» (désordre). Ils synthétisent, selon elle, la culture entrepreneuriale, la capacité à penser en dehors des clous, le défi des hiérarchies établies, l’absence de peur face à l’échec. «C’est un pays où il y a énormément d’incitations positives à innover», confirme Joachim Behar, patron d’AIMLab, un laboratoire spécialisé dans l’intelligence artificielle appliquée à la médecine et niché au sein du Technion, le MIT israélien.

Situé à Haïfa, à 100 km de Tel-Aviv, et accueillant 40.000 étudiants chaque année, ce pôle d’excellence et ses technologies de pointe sont d’ailleurs massivement soutenus par le gouvernement, qui mobilise également les capitaux privés pour boucler l’équation financière. Résultat: «Un jeune chercheur peut démarrer avec des subventions allant de 800.000 euros à 1,2 million d’euros. C’est largement moins en France», témoigne Ilan Marek, chimiste franco-israélien basé sur place.7

Baisse brutale des investissements

Dan Senor et Saul Singer, les deux auteurs de Start-up Nation: the Story of Israel’s Economic Miracle, expliquent dans leur ouvrage que l’immigration massive venue de l’URSS dans les années 1990 a aussi été cruciale dans le succès de la tech. «Vous avez un afflux d’un million de personnes, hautement qualifiées, qui arrive à une époque où le pays ne compte que cinq millions d’habitants. Le gouvernement a réussi via différents programmes à intégrer cette population et ses idées. Ce qui a beaucoup contribué à l’innovation», explique Yariv Becher, vice-président de Start-up Nation Central, une organisation à but non lucratif qui défend les intérêts de l’écosystème.

Le service militaire obligatoire, d’une durée de deux ans et demi à trois ans, est également considéré comme déterminant. Il fait émerger des talents et mobilise autour d’objectifs communs les jeunes du pays. «Les talents sont repérés à l’aide de tests psychométriques, puis regroupés dans des unités où ils cultivent la création d’idées, le travail en équipe. Une fois leur service achevé, ils restent en contact et cultivent leur réseau», abonde Steve Elbaz, directeur général de Watergen, une start-up israélienne qui conçoit des stations captant l’air et l’humidité ambiante pour les transformer en eau.

Un paysage idyllique qui tend toutefois à s’assombrir depuis plusieurs mois. À l’image de son gouvernement, secoué par les protestations, la start-up nation originelle est entrée dans une zone de turbulences. Il y a évidemment le ralentissement de la tech mondiale, contre laquelle le pays n’est pas immunisé. Son marché intérieur, trop petit, oblige les start-up à se projeter sur d’autres géographies. Cela contribue certes à leur succès, mais l’économie d’Israël ne peut, à elle seule, amortir le choc d’une tech qui s’enrhume. La dynamique locale dépend également des multinationales ayant leurs centres sur place, qui pour beaucoup ont coupé dans leurs effectifs dans le pays. «Le manque de grandes entreprises israéliennes est un vrai challenge», estime Joachim Behar, de l’AIMLab.

Un rapport qui inquiète

Le robinet d’argent se déversant sur la tech israélienne, qui vient à 85 % de l’étranger, s’est lui aussi asséché. Après une année 2021 exceptionnelle, où le montant des fonds investis a atteint 27,6 milliards de dollars, une baisse brutale s’est amorcée à partir du second semestre 2022. Sur l’ensemble de l’année, les montants levés ont chuté de 43 %. La tendance s’est aggravée au premier trimestre 2023, avec une chute de 70 % des investissements sur un an, le plus bas niveau depuis 2018.

Conséquence, beaucoup de sociétés sont obligées de passer leurs budgets et les effectifs à la paille de fer. Un rapport publié mi-mai et émanant de l’Israel Innovation Authority indique que, pour la première fois depuis 2008, le nombre de salariés du secteur du high-tech a diminué de 0,2 % l’an passé. S’il reste des emplois à pourvoir dans le secteur, leur nombre a été divisé par deux entre avril 2022 et la fin de l’année dernière, pour atteindre 17.000 personnes.

Dans ce même rapport, 25 % des entreprises indiquent avoir complètement interrompu leurs recrutements. Un même pourcentage d’entreprises indiquent qu’elles vont poursuivre les licenciements, certaines iront même jusqu’à licencier plus de 5 % de leurs effectifs.

Manque de ressources

Un contexte mondial morose auquel s’ajoutent des facteurs bien plus locaux. C’est le cas de la réforme du système judiciaire, qui, bien que mise en pause par le gouvernement, continue d’inquiéter. «Des dirigeants nous disent que leurs investisseurs leur demandent de déplacer le capital en dehors d’Israël car ils craignent de ne plus être protégés. Or, nous avons déjà beaucoup de jeunes entreprises locales qui s’enregistrent aux États-Unis plutôt que dans le pays. C’est un vrai danger», estime Yariv Becher, de l’incubateur Start-up Nation Central.

Conscient des forces de l’écosystème israélien, cet ex-cadre du ministère de l’Économie en connaît aussi les faiblesses. La plus grande, selon lui, concerne le facteur humain. «À court terme, cela ne se verra pas, car les entreprises ont freiné les recrutements, mais nous ne formons pas assez de profils pour les besoins de la tech», explique-t-il. La démographie n’aide pas. Dans ce pays de 9,4 millions d’habitants, près d’un million de haredims, les juifs ultraorthodoxes, sont éloignés des emplois de la tech. Le secteur a également du mal à recruter dans la population arabe, chez les seniors ou les femmes.

Le risque, selon l’expert de Start-up Nation Central, est de créer un système à deux vitesses, alors que les écarts de productivité et de richesse sont déjà très importants entre les 11 % de la population travaillant dans la technologie et le reste des secteurs. «Ce pourrait être un boulet à terme pour l’économie», conclut-il. Plus qu’à un simple coup d’arrêt, la start-up nation semble faire face à une première crise de croissance. Mais elle croit en sa capacité de rebond. «Dans ce pays, vous faites face à une nouvelle réalité tous les deux ans. Cela nous oblige à être résilients», conclut Inbal Arieli.