La philosophie, ça ne sert à rien…, par Eliette Abécassis

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Dans sa chronique du mardi 30 mai, Éliette Abécassis revient sur le choix d’un jeune homme d’écarter la philosophie de ses vœux sur Parcoursup, au motif que la discipline ne servirait à rien et qu’il risquerait d’être mal classé sur la plateforme.

« La philosophie ça ne sert à rien », dit-il en me regardant droit dans les yeux, sans sourciller. C’est le moment où il faut faire ses vœux et choisir ses options avant la classe de terminale. Comme il faut privilégier deux options sur trois, il a décidé d’éliminer les HLP, humanités-littérature-philosophie au profit des mathématiques et de l’économie. Il est sérieux, déjà, malgré son jeune âge, et il a mûrement réfléchi en fonction du pour et du contre. Il n’a pas la moindre intention de changer son choix qui se porte résolument sur l’économie et les mathématiques, car tout le monde lui dit que c’est ce qu’il y a de mieux, et surtout la société. On lui parle de la crise économique, de la crise écologique, de la crise politique.

Avec ces matières, il pense avoir un meilleur classement dans les algorithmes impitoyables de Parcoursup qui sélectionnent pour les filières les plus demandées, quantité de matheux au détriment des littéraires qui finissent mal classés, et souvent forcés de quitter le pays afin de faire leurs études à l’étranger, chassés de la cité tels les poètes de la République platonicienne que l’on reconduit aux portes. Doux rêveurs ! N’égarent-ils pas les gens avec leurs images ineptes ? Ne sont-ils pas totalement inutiles ? À quoi servent-ils ?

Avec les mathématiques et l’économie, il pourra obtenir une place pour les universités les plus prestigieuses, les classes préparatoires ou les écoles bien classées, effectuer des meilleures études afin de se présenter sur le marché du travail bardé de diplômes prestigieux et trouver un travail plus rémunérateur dans le domaine de la technologie : bref tout ça, pour gagner de l’argent. Alors en effet, la philosophie, dans ce contexte, ça ne mène à rien, répète-t-il, ancré dans sa certitude, au grand dam de Descartes – qui l’avait pourtant averti sur l’importance du doute dans le processus de toute réflexion véritable. Il faut croire qu’à force de faire des mathématiques et de l’économie, ils cessent de penser et finissent par démontrer en fonction la valeur ajoutée.

Mais pour qui décide d’arrêter une option, il faut savoir que la note qui compte dans l’infernal Parcoursup est la moyenne de celles que l’élève aura eues pendant l’année dans cette option. Donc il faut bien préparer le contrôle de « HLP », même si c’est le dernier, même si cela ne sert à rien – et il se trouve que celui-ci porte sur le thème de la parole. La parole, lit-il, s’oppose au langage, car la parole est individuelle, personnelle et singulière : elle reflète le sujet dans son intériorité ou son désir de s’exprimer, de prendre la parole, alors que le langage est un système de signes valable pour tous, il est universel et collectif. Leur professeur leur a donné à lire ce texte de Heidegger, où le philosophe explique en quoi la parole est parlante : elle offre un sens, une intentionnalité, à l’opposé du langage mathématique par exemple qui cherche la cohérence et la vérité, qu’elle reproduit à l’identique, quel que soit le moment, quelle que soit l’époque, quel que soit le sujet.

La parole, elle, est traversée par le temps ; on ne parle pas à 20 ans comme à 60, le discours n’est pas le même, grâce à la singularité de la parole qui offre un espace de changement et de liberté, par l’infinité du sens et des possibilités de combinaison des mots pour construire un discours. Ainsi : « Une parole essentielle a souvent l’air, dans sa simplicité, d’être non essentielle. Et d’autre part, ce qui se donne l’apparence de l’essentiel n’est souvent que commérage et rapportage. » Tu vois, fais-je remarquer au jeune homme pétri de certitudes, la parole philosophique fait partie de ces paroles qui cherchent l’essentiel, à l’opposé des « commérages et rapportages ».

Qui sont ? Qui sont, par exemple, le langage du quotidien, de ce que l’on dit les uns et les autres, les uns sur les autres, ce qui n’offre pas de sens ni de vérité, mais aussi le langage mathématique, économique, juridique. Des commérages ? Des bavardages aux paroles inessentielles, car elles ne parlent pas de l’existence alors même qu’elles se délivrent par un jargon qui donne l’apparence de la compétence et de l’importance. La philosophie, elle, s’intéresse à la question de l’existence, et c’est même son seul objet véritable, sa raison d’être. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Ce monde a-t-il un sens ? Notre vie a-t-elle un sens ? Qu’est-ce que l’homme et qu’est-ce qui le définit en tant que tel ? Tout le reste, c’est du bruitage. Du bruit que nous faisons sans nous poser la seule véritable question, qui est celle de la vie. Et que vaut la vie sans se poser la question de la vie ? La philosophie, ça ne sert à rien. En effet. À rien d’inessentiel.

Eliette Abécassis

Source la-croix

1 Comment

  1. Le jeune homme se trompe gravement. Bien qu’en entendant pérorer BHL et Enthoven, on peut le comprendre.

Les commentaires sont fermés.