Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Aujourd’hui, entretien avec Habib Kazdaghli, historien et universitaire tunisien, après l’attentat contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba.
Après la fusillade contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba, le 9 mai au soir, qui a fait cinq morts – deux pèlerins juifs, dont un Franco-Tunisien, et trois membres des forces de sécurité –, les autorités tunisiennes ont dénoncé une attaque « criminelle » mais se sont gardées de la qualifier de « terroriste » ou de lui conférer une dimension antisémite. En France, en revanche, le parquet national antiterroriste, compétent du fait de la nationalité française de l’une des victimes, a ouvert « une enquête du chef d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste ».
Décryptage avec Habib Kazdaghli, historien et universitaire tunisien, spécialiste de la communauté juive religieuse du pays.
Vous étiez à la synagogue de la Ghriba, à Djerba, au moment de l’attentat, le 9 mai.
Habib Kazdaghli Oui. Je fais tous les ans le déplacement à Djerba, au moment du pèlerinage de la Ghriba avec mes étudiants. Nous organisons la veille une journée d’étude, des visites des différents lieux de culte (église, mosquée et synagogue) et ensuite nous assistons aux festivités. C’est un moment de fête très spécial, car toutes les composantes de la communauté juive tunisienne dispersée dans le monde se retrouvent à Djerba. Ce soir-là, nous venions de sortir de la synagogue avec mes étudiants et nous montions dans le bus, quand nous avons entendu les coups de feu, à 50 mètres de là. Au début, nous avons pensé qu’il s’agissait de pétards. Mais, lorsque les coups de feu se sont prolongés, j’ai demandé à tout le monde de se mettre à plat ventre, de se cacher sous les sièges du bus et d’attendre…
C’est la troisième fois que cette synagogue est visée…
En 1985, un policier, qui gardait les lieux, avait tiré à l’intérieur, tuant 5 personnes dont 4 juifs. En 2002, c’est un attentat revendiqué par Al-Qaida [exécuté avec un camion-citerne bourré d’explosifs, NDLR] qui avait fait 21 morts : les victimes étaient alors en majorité des touristes, allemands, puisque la synagogue de Djerba est un lieu touristique [14 touristes allemands, cinq Tunisiens et deux Français avaient été tués]. Mais c’est la première fois que le rassemblement de juifs au moment du pèlerinage est visé. Ce pèlerinage a une haute valeur symbolique et sentimentale aussi bien pour la communauté juive qui vit dans le pays que celle qui réside à l’étranger. C’est aussi un rendez-vous annuel qui marque le démarrage de la saison touristique.
Le président tunisien Kaïs Saïed n’a pas voulu qualifier cette attaque d’acte terroriste et antisémite.
Contrairement aux autres attaques contre le musée du Bardo, la station balnéaire de Sousse ou la ville de Bengardane [en 2015 et 2016], vite désignées comme terroristes par les autorités, le président a fait le choix cette fois-ci de qualifier l’attaque de « criminelle ». Ni le président ni le ministre de l’Intérieur n’ont fait le déplacement à Djerba, seul le ministre du Tourisme s’est rendu sur les lieux. Comme si le gouvernement n’était tétanisé que par une seule chose : l’impact sur la saison touristique ! Dans n’importe quel autre pays, après une tragédie pareille, le président serait venu sur place. Le tueur, un garde national, a visé des juifs, en choisissant le moment du pèlerinage de la Ghriba, et les trois collègues tués l’ont été car ils étaient un obstacle : il voulait assassiner le maximum de juifs. Pourquoi se cacher derrière les mots ? Toute cette communication est incompréhensible et mérite une meilleure transparence. Dédaignant Djerba, le président a préféré se rendre dans la banlieue de l’Ariana, proche de Tunis, où se trouve sa maison familiale, en évoquant le fait que ses grands-parents avaient caché des juifs…
« Les juifs s’abritaient dans la maison de mon grand-père et aujourd’hui ils viennent me taxer d’antisémitisme. Nos frères palestiniens se font massacrer tous les jours ! Et personne ne réagit ! », a déclaré Kaïs Saïed, le 13 mai, lors de sa visite à l’Ariana, dans une vidéo qu’il a rendue publique.
C’est la grande confusion, car personne n’a jamais parlé d’antisémitisme d’Etat. Il s’agissait d’une qualification de l’acte commis par l’assaillant ! Mais, comme à chaque fois, on dérive sur le sujet des relations avec Israël. Il y a une espèce de gangrène populiste, qui atteint même les instances de l’université. Moi-même, j’en ai fait les frais.
En avril, le conseil scientifique de la faculté des lettres de l’université de La Manouba a en effet décidé de bloquer l’attribution du titre de « professeur émérite » en raison de votre participation à un colloque scientifique à Paris aux côtés d’universitaires israéliens.
Je regrette qu’on soit descendu aussi bas au sein de la faculté dont j’ai été le doyen de 2011 à 2017 et où j’ai passé trente-quatre ans… Je précise qu’ils ne peuvent pas me retirer ce titre car je ne l’ai pas encore obtenu ! Le titre de « professeur émérite » est accordé aux universitaires à la retraite comme moi par le conseil des universités présidé par le ministre de l’Enseignement supérieur. En fait, il s’agit d’un processus qui ne tient compte que de critères académiques et non politiques. J’ai présenté mon dossier et j’attends aujourd’hui la réponse de monsieur le Ministre. Toute cette cabale est partie d’une capture d’écran d’un internaute, qui, au vu du programme du colloque, a décidé de m’épingler comme « rabbin de la normalisation » – c’est-à-dire un militant pour la normalisation des relations avec Israël. Il a lancé la polémique sur les réseaux sociaux. Sans même me contacter, le conseil scientifique de l’université a publié un communiqué pour condamner ma présence à ce colloque : consternant. Comme je suis spécialiste de l’histoire des juifs et d’autres communautés, des fanatiques nationalistes arabes et des dogmatiques d’extrême gauche m’accusent souvent d’être un « normalisateur des relations avec l’ennemi sioniste » comme ils disent. Alors que je suis un historien ! Quoi de plus légitime et normal que de participer à un colloque international sur l’histoire des juifs de Tunisie, quand c’est votre spécialité… Ce n’est pas la première fois que je suis ciblé par ce type de campagne, mais j’avais toujours été soutenu par les instances universitaires, y compris quand j’ai été attaqué par des salafistes parce que je m’opposais au port du niqab.
Et ça recommence avec l’annulation du colloque à Monastir [prévu le 11 mai au surlendemain de l’attaque de Djerba], sans aucune raison officielle, qui devait honorer la mémoire de Clément Cacoub, le grand architecte juif tunisien du palais présidentiel, devenu aujourd’hui musée Bourguiba. Après l’attentat, cet événement aurait pourtant pu être une occasion de réaffirmer l’importance de notre héritage pluriel. De redire aux juifs tunisiens qu’ils sont nos compatriotes, nos frères, et qu’ils font partie de l’histoire de la Tunisie, alors que je constate aujourd’hui, à l’école, un vide mémoriel. Mais on nous a signifié que l’événement était annulé.
Y a-t-il une résurgence de l’antisémitisme en Tunisie ?
Je ne crois pas. Oui, l’assaillant a visé la même synagogue vingt ans après l’attentat d’Al-Qaida. Oui, les pèlerins juifs ont été pris pour cible. Cependant, en toute objectivité, je pense qu’on est loin de ce qui s’est passé en France, de la tuerie de l’école juive de Toulouse [en mars 2012] à l’attentat de l’Hyper Cacher [à Paris, en janvier 2015]. Il n’y a pas d’hostilité envers la communauté juive qui vit paisiblement à Djerba, où je me rends au moins deux fois par an. Et puis, aujourd’hui, il n’y a plus qu’un millier de juifs en Tunisie… Contre 120 000 après la Seconde Guerre mondiale et 100 000 au moment de l’indépendance en 1956. C’était une communauté très visible, très influente. C’est un peu la nostalgie de cette ère-là que le pèlerinage de la Ghriba fait revivre tous les ans, des moments de nostalgie et des pans de cette Tunisie riche et plurielle.
Pourquoi la communauté juive a-t-elle quasiment disparu de Tunisie ?
Il y a eu une première vague de départ en Israël après la Seconde Guerre mondiale (estimée à 25 000 personnes entre 1948 et 1954). Après l’indépendance, une partie des juifs tunisiens, qui avaient obtenu la nationalité française, ont décidé de partir en France. Puis vient la crise de Bizerte en 1961 [un conflit militaire entre la France et la Tunisie autour d’une base navale qui a causé des centaines de morts, surtout côté tunisien – Jean Daniel, fondateur de « l’Obs », avait alors été blessé par les tirs de l’armée française]. Elle provoque un conflit de loyauté et pousse beaucoup de juifs à quitter la Tunisie. Mais la grande cassure s’opère en 1967. A la suite de la guerre des Six-Jours, des émeutes antisémites éclatent dans tous les pays arabes. Lors du pogrom de Tunis, des magasins juifs sont pillés, la synagogue est incendiée. Après ces événements, la communauté a été réduite comme peau de chagrin et s’est concentrée notamment à Djerba, d’où l’importance symbolique de l’île et du pèlerinage de la Ghriba.