Boris Cyrulnik : «Si les hommes devaient disparaître, la nature se régénérerait sans problème»

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Boris Cyrulnik observe la société en mouvement et revendique son statut d’éthologue. II se confie à « Charlie Hebdo » sur son inquiétude quant aux crises que traversent nos sociétés et leurs perspectives d’avenir.

Dans les médias, Boris Cyrulnik est surtout connu pour ses fonctions de neuropsychiatre ou de psychanalyste, moins pour ses recherches en éthologie, soit l’étude des comportements des animaux, y compris de l’humain. Engagé dans la protection des animaux, il s’est ouvert à Charlie Hebdo sur ses craintes quant à la transformation de la nature par l’activité de l’Homme.

Charlie Hebdo : Vous êtes notamment connu pour avoir popularisé le concept de « résilience  », cette capacité à surmonter un choc traumatique. Pouvez-vous revenir sur l’origine de ce terme ?

Boris Cyrulnik : Résilience est à l’origine un mot latin, « resilire » qui fut employé en France, mais de manière assez confidentielle, par André Maurois ou Paul Claudel. Ce mot vivait mieux dans les pays anglo-saxons, ce qui prouve qu’il y avait un optimisme anglo-saxon supérieur à l’optimisme ou au pessimisme latin. C’est Émmy Werner, psychologue américaine, qui a valorisé le concept de résilience lors d’un travail éblouissant en 1971. Elle a suivi durant près de 30 ans des enfants des rues à Hawaï, abandonnés, maltraités, se développant mal comme on peut s’y attendre. Mais elle a constaté que 28% d’entre eux avaient appris à lire et à écrire sans école et avaient fondé une famille. Quand elle a fait des examens psychologiques, elle a constaté qu’ils n’étaient pas plus touchés que d’autres.

Le Professeur Michael Rutter, psychiatre spécialiste des enfants malheureux, avec qui j’ai eu la chance de travailler, considère que c’est normal. Il a lancé une formule qui a finalement créé la discipline de la résilience : « Ces enfants qui s’en sortent ont quelque chose à nous apprendre » . Et dès lors, le travail de la résilience a démarré. En ce qui me concerne, j’avais commencé à travailler sur ce thème durant les années 75–80, sans nommer la démarche. En revanche, en 81– 82, j’ai initié des groupes de recherche, j’ai fait des congrès et on a repris le mot lancé par Emmy Werner en en faisant un concept scientifique. L’idée de la résilience, c’est de redémarrer dans la vie mais pas comme avant puisqu’on a eu trauma. Ce dernier reste dans le corps, le cerveau, et la mémoire, mais on se remet à vivre bien.

La résilience peut-elle s’appliquer à la nature ?

La nature est l’exemple même de résilience, parce que depuis que le monde existe, les catastrophes sont incessantes et les bouleversements climatiques nombreux. Si 95% des animaux ont disparu, nous faisons partie, en tant que mammifères, des 5% restants qui se sont développés. On appartient donc à une espèce qui est forcément résiliente. La plus belle définition de la résilience est d’ailleurs celle des agriculteurs : on dit qu’un sol est résilient quand, après un incendie ou une inondation, d’autres flores ou faunes, saines et belles, réapparaissent, mais ce n’est pas celles qui existaient avant.

La disparition de la biodiversité inquiète pourtant les scientifiques. Pourra-t-on s’exonérer de ce vivant qui s’estompe ?

Ce qui se passe actuellement est effarant. Mais l’histoire de la planète est faite de catastrophes. « Cata » signifie coupure et « stropha », reprise d’une autre manière, redémarrer la vie. L’histoire humaine n’est faite que de cela, et a déjà failli s’éteindre. Monsieur et Madame Sapiens, pendant un moment, étaient en voie de disparition quand quelqu’un, un Sapiens ou un Néandertal, a inventé le silex taillé, l’a collé sur un pieu et en a fait une arme.

Notre victoire, c’est la technologie. Les animaux fabriquent des outils même bien supérieurs à ce qu’on peut imaginer, mais ils ne les commercialisent pas. Alors que nous, on fabrique des outils puis on fabrique des outils qui fabriquent des outils et on en fait des disciplines. Internet, les armes, la guerre, etc…

Actuellement, la chimie a fait tellement de « progrès » qu’il y a plein d’hormones femelles dans l’eau. C’est l’hormone des pilules que prennent les femmes. Conséquence, il y a de moins en moins de poissons mâles. Qu’est-ce qui va se passer ? On est en train de déséquilibrer, avec notre victoire technologique, la nature ! Qu’adviendra-t-il quand il n’y aura plus de poissons mâles ? On constate qu’il y a de plus en plus de mâles d’oiseaux qui se transforment et se mettent à couver. Cela ne change pas la culture mais cela prouve qu’on est en train de tout bouleverser. On est en train de transformer la nature avec nos hormones, avec notre pollution, avec notre victoire technologique industrielle et on transforme les rapports humains en revalorisant la violence qu’on avait combattue pendant deux générations.

Que nous dit la nature en ce début de XXIè siècle ?

Elle aimerait bien qu’il y ait moins d’hommes sur terre, la nature ! Si les hommes devaient disparaître, la nature se régénérerait sans problème. Elle est un exemple de résilience car elle se régénère sous une autre forme. Je parlais de la résilience des sols, mais désormais on sait que s’il n’y avait pas d’êtres humains sur Terre, de nombreuses espèces réapparaîtraient alors qu’elles sont en train de disparaître. Il s’agit d’un déséquilibre planétaire. Alors elle nous dirait, cette planète : « Laissez les hommes s’entre-tuer et disparaître, nous la nature, en une génération, on régénérera tout ! ».

Comment analysez-vous la pandémie de Covid-19 ?

Des virus, on en a plein dans notre intestin. Autour de nous, on en a des millions de différentes natures, mais les virus de notre intestin nous aident à sécréter la sérotonine, la dopamine et d’autres neuromédiateurs que notre cerveau utilise pour notre bien-être. Ce n’est pas du tout le cas du Covid. Le Covid a été inventé par la civilisation. Le fait de faire des élevages massifs d’animaux, de mammifères surtout, voisinant avec des élevages d’oiseaux, les fientes se sont mélangées en inventant un virus contre lequel les êtres humains ne sont pas immunisés. Cela provoque des pandémies.

Et ce n’est pas nouveau. Il y a eu des siècles de pestes, par exemple la peste de 1348. En deux ans, un Européen sur deux est mort. Rappelons-nous de l’encéphalite virale de 1919, qu’on appelait la grippe espagnole et qui n’était ni grippe ni espagnole, c’était une encéphalite que les Espagnols ont eu le tort de découvrir, donc on l’a baptisée « grippe espagnole ». En fait, elle a tué beaucoup plus de monde que la guerre qui en avait déjà tué énormément. C’est nous, avec nos élevages dans des conditions moralement insupportables, qui fabriquons le virus dont on risque de mourir. Certains pays l’ont à peu près contrôlé, mais d’autres territoires qui n’ont pas confiné ont 3, 4, 5 ou 6 fois plus de morts que nous. Cela signifie qu’on est contraint, ou bien de développer les vaccins, ou bien de moins manger de viande, ou bien de changer les conditions d’élevage.

Se préoccuper de la condition humaine, singulièrement de celle des enfants comme vous le faites, s’articule-t-il avec la protection des animaux ? Y a-t-il une hiérarchie dans l’intérêt à porter au vivant ?

Je pense qu’il n’y a pas de hiérarchie du tout. La seule hiérarchie, c’est de sauver le vivant, les plantes, l’eau, les animaux, les êtres humains. Si on massacre le vivant, les plantes, l’eau, les animaux, on se massacrera avec eux. C’est clairement ce que le Covid nous a appris : si on rend malade les animaux, on mourra avec eux. On a donc intérêt à bien les soigner si on veut se soigner. L’éthologie qui est ma discipline, même si je suis neuropsychiatre, nous révèle que les animaux ont beaucoup de choses à nous apprendre, soit par analogie soit par différence. Par analogie, les troubles développementaux chez les animaux sont les mêmes chez nos enfants. Quand on altère la niche sensorielle d’un animal, mammifère ou oiseau, on altère l’animal. Si on altère la niche sensorielle d’un être humain, on altère l’être humain.

On a les mêmes déterminants, même si chaque espèce a son cerveau, sa sensibilité et vit dans son monde. Le développement des animaux a quelque chose à nous apprendre jusqu’à la parole. Et quand on arrive à la parole, au monde « noétique », c’est-à-dire au monde de la pensée qui crée des choses impossibles à percevoir, alors là, on est dans le monde du récit, on est dans le monde du délire, on est dans le monde des délires collectifs. Les guerres humaines sont presque toutes des guerres de croyance. Les animaux eux se bagarrent quand les rituels ne sont pas respectés, quand la niche sensorielle n’a pas été structurée. Les animaux se bagarrent mais ils ne se font pas la guerre. Les animaux ont beaucoup de choses à nous apprendre. Nous sommes capables de déclencher des guerres pour des croyances impossibles à vérifier, ce que ne savent pas faire les animaux.

Les animaux peuvent-ils enrichir l’enfant qui ne sait pas encore s’exprimer ? Y a-t-il un lien possible entre les deux, voire un enrichissement ?

Clairement oui. J’avais dirigé le jury d’une thèse d’une vétérinaire qui avait simplement compté les mots et les éclats de rire dans des familles possédant des animaux, par analogie aux familles où il n’y en avait pas. Devinez la conclusion ? Dans les familles possédant des animaux, on parle plus, on rit plus que dans les autres familles, parce que l’animal fait partie des structures de parenté. D’ailleurs, il y a beaucoup de cultures qui ne sont pas choquées par ce que je dis. L’animal, on lui parle, on l’engueule, il comprend plus qu’on le croit et il s’inscrit dans les structures familiales. On s’y attache.

Aujourd’hui, quand un animal meurt, les propriétaires qui ont vécu avec lui pendant 15 ou 20 ans vivent un chagrin de deuil. On n’osait pas le dire, il y a deux générations. Pourtant, c’est la moindre des choses. On vit pendant 20 ans avec un animal, quelqu’un que l’on gronde, que l’on toilette, que l’on aime, qui nous fait la fête, qui fait sa part de bêtises, enfin… la vie quoi. Si certains sont indifférents à la mort de l’animal, c’est qu’ils répondent à l’idée qu’ils se font de l’animal. Ils pensent que l’animal ne comprend rien, ne sent rien, ne voit rien. Et lorsque l’animal meurt, ils s’en foutent éperdument. Ils ont eu, ces gens-là, un trouble de l’attachement. Comment peut-on ne pas être attaché à un être avec qui on vit durant 20 ans ?

Si l’humanité était votre patiente, qu’est-ce que vous lui diriez ?

Oh ben là, je ferai l’extrême-onction ! …

Allain Bougrain-Dubourg 

Source charliehebdo