Le comédien atteint, à 57 ans, le faîte d’une gloire qui ne lui était pas forcément promise et se permet d’élargir encore une palette déjà variée.
Quelle taille fait Roschdy Zem ? A vue de nez, quarante mètres, peut-être même cinquante, la taille d’un séquoia géant qui paraîtrait indestructible et sage. Approchant de sa démarche chaloupée qui embrasse les clapotis de la péniche guinguette où on se retrouve, l’acteur de 57 ans nous fait aussi l’effet d’un immeuble de plusieurs étages avec autant de secrets, de surprises et d’histoires qu’il y a de balcons, d’appartements, de pièces, de couloirs, de recoins. Peut-être cela est-il dû aux trente ans de carrière, aux apparitions dans près de quatre-vingt-dix films dont une accumulation de bons récemment, à la dizaine de séries, à la réalisation de six longs métrages, au césar du meilleur acteur pour Roubaix, une lumière de Desplechin, aux interprétations de caïds autant que de flics, de présidents ou d’anonymes au cœur tendre et au sourire ravageur (mamma mia sa prestation dans l’Innocent !). Peut-être cela tient-il à la belle gueule découpée ou à la voix ferme mais étonnamment douce. Le portraitiste, en cap-hornier revenu de tout fait comme s’il n’était pas impressionné, mais, face à Roschdy Zem, il est à nouveau un matelot apercevant sa première péninsule. L’aura, la stature, appelons-la comme on veut, crée une forme de distance respectueuse. «Roschdy Zem, on ne lui tapote pas la main sur l’épaule», dit affectueusement la réalisatrice Rebecca Zlotowski qui l’a dirigé dans les Enfants des autres et la série les Sauvages.
Cette semaine, il incarne un principal de collège bien sous tout rapport en théorie mais pliant sous le poids de ses secrets dans le Principal. Il dit : «On me propose des personnages plus complexes, aux parcours plus nuancés. On n’est plus dans le politiquement correct dès qu’il s’agit de donner un rôle à un enfant de l’immigration. Le danger qui nous guettait, c’était d’avoir à être systématiquement exemplaires et je trouvais que c’était une vraie forme de condescendance de nous interdire des rôles border.» Il se réjouit aussi de pouvoir jouer un Philippe ou un autre nom bien français sans que cela ne pose question, se souvient que cela n’a pas toujours été le cas. A l’orée de la trentaine, il avait été engagé pour un blockbuster. Quinze jours avant le début du tournage, le réalisateur l’appelle : «On a un problème, l’actrice principale ne veut pas partager l’affiche avec un Arabe.» Roschdy Zem est viré. Il pense à tout arrêter. «Aujourd’hui je suis encore en colère contre lui, et triste pour elle, mais à l’époque je me sentais humilié.» Quand il imagine que ses deux enfants, jeunes adultes, qu’il a eus avec une psychologue, puissent subir la même chose, l’électeur à la sensibilité de gauche bout intérieurement.
Roschdy Zem n’était pas programmé pour devenir l’une des égéries du cinéma d’auteur français. S’il ne s‘était pas inscrit par hasard au théâtre Mogador, la vingtaine venue, peut-être serait-il encore vendeur aux puces de Saint-Ouen chantonnant du Bruce Springsteen, son boss ultime. Le garçon grandit entre deux familles. La première : ses parents biologiques venus du Maroc, son père ouvrier, sa mère qui fait des ménages, quatre frères et une sœur. Le bidonville de Nanterre, puis un HLM à Drancy. La vie pauvre et dure mais soudée. La seconde : de ses 18 mois à ses 7-8 ans, il est placé dans une famille belge, «dans un bled à une heure de Bruxelles». Des liens forts se créent. Quand il retourne définitivement en France, il continue de les voir tous les étés. «Le flamand a été ma première langue.» Cette presque double existence en aurait traumatisé plus d’un. «Les enfants sont adaptables très facilement. Ceux qui souffrent sont les adultes», jure-t-il, préférant, comme souvent, se décentrer de sa propre histoire.
Hasard de cette journée de promo, la prod du Principal a organisé le rendez-vous au Rosa Bonheur sur Seine, le lieu de tournage d’une des scènes importantes des Miens. Dans son long métrage intime sorti en novembre, Roschdy Zem raconte l’accident qu’a connu son cadet Mustapha, une grave commotion cérébrale. L’abonné depuis trente ans au PSG incarne un présentateur d’émission de foot, un vieux rêve. «Avec mon frère quand on était petit, on jouait à imiter le journaliste Pierre Cangioni.» Il est, au début du film, peu présent pour son entourage, tout le temps au téléphone. «C’est assez proche de la réalité, sourit Mustapha Zamzem (le vrai nom familial). Il a fait son autocritique, a été assez impitoyable avec lui-même.» Sa maladie les a profondément rapprochés. «J’ai tout perdu, mes proches, mon travail, mon épouse, mais j’ai retrouvé mon frère.» De leur enfance, il se souvient d’un frangin en décalage : «Il était en marge des conventions, de ce que les parents souhaitaient pour nous : un bureau avec du chauffage, de la lumière, un ordinateur. Lui, il avait des rêves, il s’amusait à dessiner des héros de BD quand on faisait nos devoirs.» Dans les Miens, la jeune et montante humoriste Anaïde Rozam joue son propre rôle, celui de sa nièce. «Roschdy, c’est quelqu’un de pudique, de réservé, dit-elle, mais qui peut être très drôle, excellent charrieur.»
Les Zamzem ne sont pas épargnés par les drames. En mars, un autre des frères de Roschdy, l’ex-mari de la chanteuse Souad Massi, a été condamné à quinze ans de réclusion criminelle pour avoir voulu assassiner ses deux filles. Roschdy Zem dit, évoquant la peine : «On a tous pris une claque derrière la tête. Il y a un débat intéressant sur, premièrement, qu’est-ce qu’on fait de la réparation, comment on répare un acte qu’on a failli commettre avec ses enfants ? Et, deux, quelle importance on donne à un diagnostic qui est celui de l’altération du discernement ?» Une vague sur la Seine. La péniche tangue.
Jeune, Roschdy Zem lançait aux assemblées bouche bée qu’il s’ébattait devant la caméra et sur les bobines pour «l’argent facile». «C’était de la provocation», s’amuse-t-il, n’ayant pas assez de mots pour remercier ceux qui l’ont désiré hier, Beauvois, Téchiné, Chéreau, et la jeune génération de créateurs qui le désire aujourd’hui. «Dans mon approche du jeu, j’ai complètement changé, raconte-t-il. Jeune, j’ai beaucoup profité du fait qu’on aimait chez moi le côté un peu brut. J’en ai peut-être même abusé. Ensuite je me suis perfectionné, étoffé.» «Il est au faîte de sa gloire, ajoute Rebecca Zlotowski. Il peut non seulement choisir les rôles qu’il veut, mais aussi briser l’image dans laquelle il a pu se trouver enfermé, le côté “marmoréen”, pour devenir féminin, lyrique, intello, drôle… amoureux.»
«Comme le bon vin, il se bonifie avec le temps, loue le réalisateur du Principal, Chad Chenouga. Ce n’est pas quelqu’un de satisfait. Comme s’il attendait toujours le prochain rôle qui lui permette d’aller plus loin.» Là, l’artiste revient de Corée où il était en tournage. Bientôt, il montera sur scène, à Genève, pour une adaptation d’Une journée particulière d’Ettore Scola. Il sera un intellectuel homosexuel antifasciste dans l’Italie mussolinienne. Ses yeux pétillent à l’évocation de ces projets. Roschdy Zem n’a pas fini de se surprendre.
1965 Naissance.
1991 J’embrasse pas de Téchiné.
2022 Les Miens.
2023 Le Principal de Chenouga.
par Quentin Girard