Dans son nouveau livre, « Dieu n’a pas créé la nature » (Cerf), l’écrivain explore le rapport du judaïsme à la nature. Délectable.
Voici un livre qui déroutera et charmera les esprits curieux. Fort de sa connaissance fine des Écritures, Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE) et auteur de nombreux ouvrages, invite à un vagabondage tant spirituel que littéraire dans la multitude de textes qui ont façonné le judaïsme, jour après jour, siècle après siècle, tant l’écrit et la transmission en ont forgé l’histoire. Avec cet opus au titre provocateur, inspiré de Magritte, Dieu n’a pas créé la nature*, mêlant exégèse et souvenirs personnels, l’intellectuel défriche un chemin dans les foisonnements de la pensée juive et les méandres des paysages qui nous entourent. Le lecteur ne s’ennuie jamais en suivant ces rêveries d’un promeneur solitaire dans ce texte luxuriant au style plaisant, que l’on savoure avec gourmandise. Entretien avec un flâneur spirituel.
Le Point : Pourquoi et comment vous êtes-vous converti au judaïsme ?
Jean-Christophe Attias : C’est une histoire longue et complexe que j’ai racontée ailleurs. J’ai choisi la religion de mon père, qui était un Juif d’Algérie. La culture juive n’était pas très présente dans mon enfance, que j’ai vécue dans différentes provinces françaises (je suis né à Bayeux), étant fils d’enseignants souvent mutés. Nous avions peu de contacts avec ma famille paternelle, mon père s’était éloigné du judaïsme, et il s’était marié à l’église avec ma mère, catholique, sans lui-même se convertir au christianisme. Mais, après la guerre des Six-Jours, en 1967, il a commencé à réétudier l’hébreu, à se replonger dans la culture juive. J’ai suivi ce mouvement. Après le bac, je suis venu à Paris apprendre l’hébreu aux Langues O et, à 20 ans, je me suis finalement converti au judaïsme orthodoxe. Depuis, ma pratique s’est fortement relâchée, mais ma passion pour le judaïsme, elle, est intacte.
Que représente pour vous le judaïsme ?
Le judaïsme, je l’appréhende comme un rapport au monde à la fois singulier et soucieux d’universel. Je résiste à la tentation de le réduire à un particularisme. J’aime ses langues, ses textes, son histoire, la diversité des regards qu’il porte sur le monde. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans ce livre, en créant d’abord chez le lecteur un sentiment de dépaysement. L’univers de représentations auquel peu à peu je l’introduis lui paraîtra dans un premier temps mystérieux. Mais il finira par découvrir qu’il lui est en réalité très proche.
Parce que vous invitez à une plongée dans les textes…
C’est, en effet, une plongée dans un univers littéraire complexe de tonalité religieuse, Bible, Talmud, littérature rabbinique, commentaires médiévaux. Je guide le lecteur dans un foisonnement d’images et d’idées qui peut apparaître comme un labyrinthe, mais qui ne l’est pas et ouvre au contraire des perspectives sur notre monde et notre façon de nous y situer. Cette richesse des textes garantit une authentique liberté car leurs auteurs se répondent, se critiquent, débattent parfois âprement. L’unanimisme n’y est pas de rigueur ! Vous vous concentrez sur un verset, et vous découvrez bientôt la multiplicité d’interprétations, souvent contradictoires, qu’on en a donné… C’est ce qui me plaît dans cette tradition de l’exégèse qui permet d’échapper aux consensus trop faciles et aux solutions toutes faites.
« Dieu n’a pas créé la nature », titre provocateur…
Oui, pour attirer l’attention, éveiller la curiosité. On peut interpréter un tel titre de diverses façons. Peut-être Dieu n’a-t-il pas créé la nature, tout simplement parce qu’il n’existe pas… Ou bien : la nature n’est pas le fruit d’un acte créateur. Troisième option – que je retiens : ce n’est pas la nature que Dieu a créée, mais le monde. C’est l’idée que je me fais du judaïsme, qui engage à penser une totalité où l’homme a certes une place singulière, mais où il ne s’oppose pas à quelque chose qu’on appellerait la nature. Le mot même de nature n’existe pas en hébreu biblique, mais il est expressément enseigné que Dieu a créé le monde, ce qui veut d’abord dire qu’il a créé un ordre. Dans la Genèse, Dieu crée en séparant – la lumière des ténèbres, le jour de la nuit, les eaux d’en haut de celles d’en bas, la femme de l’homme… Il crée le monde en y instaurant la distinction des espèces aussi bien végétales qu’animales. Et l’homme domine moins ce monde qu’il n’est là pour en respecter et en protéger l’ordre. Le péché, la transgression reviennent à provoquer le désordre, à créer la confusion, à menacer la Création d’un retour au chaos.
À vous suivre, nous vivons donc dans un monde de péchés…
(Rires). Vivons-nous dans le péché ? Je ne sais pas. Dans le désordre, certainement, et nous en voyons les effets. Mais il y a quelque chose dans le judaïsme qui permet de penser le désordre dans lequel nous vivons et dont nous sommes responsables. Chaque action humaine a un effet – positif ou négatif – sur l’ordre des choses.
C’est là qu’intervient la réflexion écologiste ?
Je ne développe pas une réflexion écologiste au sens strict. Mais, en m’intéressant à la façon dont le judaïsme construit la relation à la nature, je mets au jour des voies pour tenter de penser notre époque. Les questions qui nous occupent ne sont pas absolument nouvelles. Se déprendre du religieux n’est pas forcément la meilleure façon de les aborder. Explorer des cultures anciennes peut être une voie pour réinventer notre propre rapport à la nature. Il ne s’agit pas de vivre comme il y a mille ans, mais il y a dans ces textes millénaires une manière de penser dans la longue durée qui peut inspirer l’action des hommes aujourd’hui. Il m’a paru important de raconter cela. Cette culture juive universelle est riche de milliers de récits, qui stimulent la pensée.
Le bâton que porte Moïse, sur lequel vous insistez, le relie à la nature ?
Je me souviens d’un film de Ridley Scott racontant l’histoire de l’Exode, dans lequel Moïse est affublé d’un glaive, faisant de lui un soldat [Exodus. Gods and Kings, NDLR]. C’est assez contraire à la tradition. David, lui, n’a pas pu construire le Temple car il a été un soldat, et il a trop fait couler de sang ; c’est donc son fils Salomon qui bâtira le Sanctuaire. Dans la Bible, Moïse a un bâton, c’est celui du berger, mais il s’agit aussi d’un être végétal. Les Écritures privilégient le végétal sur le métal. Les prophètes annoncent, à la fin des temps, la transformation des épées en socs de charrue : le métal de l’épée ne tue plus, il se met au service du vivant. Dans la Bible, tout commence sous un arbre – l’arbre de la Connaissance du bien et du mal -, et tout devrait finir sous un arbre. Il y a dans la tradition prophétique un texte qui annonce la paix universelle comme un temps où l’homme pourra rester assis sous son figuier ou sa vigne, sans crainte d’être inquiété.
Planter un arbre, et en déraciner un est un acte fort dans le judaïsme. En quoi est-il lié à la foi ?
Abattre un arbre, en particulier fruitier, c’est presque un assassinat. C’est de l’arbre et de ses fruits que l’homme vit. Planter un arbre est un acte de foi, car vous n’allez peut-être pas le voir croître vous-même. Ce qui est important n’est pas d’attendre que le salut advienne, mais de faire en sorte que nos actes garantissent sa venue. Un très beau passage du Talmud de Jérusalem, achevé au Ve siècle, dit que chacun devra rendre compte de chaque chose que son œil aura vue, mais qu’il n’aura pas consommée. Il est autorisé – et même prescrit – de jouir des bienfaits de la nature mais avec retenue.
Vos propos ne se limitent pas aux choses de la nature…
Ce qui m’intéresse tout autant, c’est la nature des choses. Une fois que le monde est créé, que l’histoire commence, l’ordre du monde et la nature des choses s’en trouvent bousculés. Et la nature des peuples elle-même, s’il y en a une, ne cesse de varier. On ne s’étonnera donc pas que le judaïsme lui-même hésite entre le réflexe identitaire et l’ouverture à la mixité et au mélange. Il n’a cessé de coopter des figures qui ne sont pas par nature juives, ou pas « purement » juives. Moïse le premier, qui est hébreu, certes, mais aussi un peu égyptien tout de même, puisque sa mère adoptive est la fille de Pharaon.
Toutes les religions dans leur interprétation peuvent conduire aux mélanges ou au repli sur soi…
Le judaïsme, pour sa part, reconnaît la diversité des nations et la positivité de leur existence. Un non-juif n’a pas besoin de se convertir pour être justifié et sauvé.
Mais la mixité n’est pas toujours acceptée…
Les juifs forment une minorité dispersée dans un océan de non-juifs. La mixité, donc, fait peser le risque de la dissolution. C’est pour cela que le judaïsme cultive une hantise du mélange. Mais cette peur est contrebalancée par une véritable ouverture à la culture non juive, souvent admirée, et souvent accueillie
* (Cerf, 300 p. 22 €).