L’écrivain israélien offre un roman d’aventures plein de rebondissements, situé au sein de la communauté juive de la Russie pré-soviétique.
On pouvait croire le genre du roman d’aventures disparu à jamais. Eh bien, pas du tout. La fiction, longtemps tombée dans l’oubli, renait de ses cendres, tout du moins à Tel Aviv.
Yaniv Iczkovits, philosophe et romancier, dont c’est le troisième roman, s’est lancé dans une très longue histoire aux péripéties innombrables et parfois profuses, qui fascine le lecteur, avide de tourner les pages jusqu’à la dernière, pour apprendre « comment ça finit ». L’intrigue des plus emberlificotée ne peut être racontée qu’en la simplifiant à l’extrême, la privant ainsi des innombrables surprises, attendues comme lorsqu’on voulait savoir si Milady de Winter mettrait la main sur les ferrets de diamants, que la reine avait donnés au duc de Buckingam.
Nous ne dévoilerons donc pas l’ultime et le plus improbable rebondissement, pour en réserver la saveur au lecteur, d’autant plus qu’il y a en fait deux fins, deux solutions possibles, comme dans une équation du second degré à deux inconnues.
La Vengeance de Fanny ne ressemble pas aux romans militants des écrivains israéliens Amos Oz, A.B. Yehoshua et David Grossman. Il faut remonter le temps, évoquer l’injustement oublié David Shahar et le génial Yoram Kaniuk pour retrouver pareille verve sarcastique, humour, imagination et talent de conteur.
Au cœur de la vie juive en Russie
L’imposante fresque que déploie Yaniv Iczkovits se situe dans la zone de résidence des Juifs de Russie, quelques d’années chaotiques avant la révolution d’Octobre, entre la région des marais du Pripet et la ville de Minsk. Elle a pour théâtre une suite d’incidents survenus dans un shtetl où les Juifs vivent de manière inchangée depuis des siècles, suspectés de sédition par l’Okhrana, la police secrète du tsar, méprisés par ses agents, qui ne comprennent rien à leur langue et à leur mode de vie. Pour eux, ce sont des zyds, entendez des youpins.
Fanny Keizmann, l’héroïne de cette saga, mère de trois enfants, vit aux confins de l’obscur shtetl de Motelé. Son beau-frère a subitement disparu du domicile conjugal, abandonnant ses enfants et sa femme neurasthénique, qui a tenté de se suicider en se jetant dans la rivière Yasselda. L’abandonnée se retrouve à présent agouna : tant que son mari ne lui aura pas accordé le get, l’acte de répudiation, elle ne pourra pas se remarier. Même si l’époux venait à mourir, elle resterait liée à ce dernier.
Fanny, qui n’a rien d’ordinaire, ne l’entend pas de cette oreille. Elle est sans doute l’unique shokhetet (sacrificatrice rituelle) de l’histoire juive. Elle manie le couteau comme personne, qui attend sa victime, tout contre sa cuisse, bien au chaud, sous ses jupes. Elle égorgerait sans état d’âme tout ennemi qui prétendrait s’en prendre à sa vie, ou à celle de ses proches. Au shtetl, les Juifs l’ont dénommée, en yiddish, di wilde khayeh, la bête sauvage.
Fanny décide d’aller retrouver coûte que coûte son beau-frère Zvi-Meyer, afin de le ramener manu militari auprès de son épouse et de ses enfants, ou bien de lui arracher, couteau en main, le précieux get, qui lui rendra la liberté. Elle quitte sa maison en pleine nuit en compagnie de Zizek, le passeur de la rivière, un grand malabar, auquel il est impossible d’arracher une parole.
Une fable à l’arrière-plan tragique
Très simple au départ, l’aventure prend vite des proportions grandioses quand, sur leur route, les deux fuyards sont rejoints par un hazan (chantre de synagogue) errant et le tenancier d’une auberge qui est aussi, comme souvent, un bordel. Ils tombent bientôt dans une embuscade, menée par des bandits auxquels Fanny règle leur compte en faisant voler sa lame fatale. Les quatre poursuivent leur route, laissant les cadavres sur le chemin.
Les voilà pris en chasse par les agents de l’Okhrana en la personne du lieutenant-colonel Peter Novak, qui ne laisse jamais filer sa proie et règne sur des centaines d’agents, idiots et alcooliques.
C’est d’ailleurs face à l’implacable Fanny que Peter Novak aura la révélation de la nature de sa besogne. Nous n’en dirons pas plus.
Nul doute que Yaniv Iczkovits a lu Gogol et Andreï Biely, auteur de Pétersbourg et La Colombe d’argent, des romans hypnotiques dont l’action tumultueuse et policière se situe peu d’années avant la chute des Romanov. Yaniv Iczkovits a, par ailleurs, étudié et enseigné la philosophie analytique. D’où, sans doute, les parfois longs développements de « tempête sous un crâne » de ses personnages, en proie à la méditation et au doute.
Le ton est féroce. Le regard porté tant sur les goys de l’Okhrana, que sur les zyds – les youpins – est sans appel, mais pas pire que celui de Dostoïevski qui, lui aussi, exécrait les zyds et les insultait de la façon la plus triviale dans ses romans.
Cette longue histoire, souvent grotesque, est avant tout une fable qui se déroule sur les routes boueuses, dans les auberges putrides, les bordels, sous les tentes puantes des soldats de l’armée du tsar dont nombre d’entre eux sont, en fait, des « cantonnistes », à savoir, des enfants juifs, arrachés à leur famille à l’âge de dix ans par les kidnappeurs du tsar, afin d’être brutalement convertis à l’orthodoxie, puis enrôlés dans les rangs de l’armée de l’Empire, après avoir subi une initiation consistant à patauger dans la boue et les excréments. Il arrivait toutefois que quelques-uns d’entre eux réussissent à s’évader et, au prix d’une longue errance, à se forger une nouvelle identité, faite de silence, de refoulement et d’amère solitude.
L’ultime rebondissement vous sidèrera. Continuez, comme si vous lisiez Alexandre Dumas, « pour connaître la fin ».
La Vengeance de Fanny, troisième roman de Yaniv Iczkovits, a reçu le prix Agnon.