Pour le sociologue Michel Wieviorka, spécialiste de l’antisémitisme, le meurtre de l’institutrice juive comme l’attentat de la rue Copernic, dont le procès se tient depuis lundi, ont activé de fortes inquiétudes et une sensation d’insécurité constante chez les juifs de France.
Le 4 avril 2017, Sarah Halimi, directrice de crèche à la retraite vivant dans son appartement de la rue de Vaucouleurs, dans le XIe arrondissement de Paris, était battue à mort et défenestrée. Si son meurtrier a été jugé irresponsable pénalement en 2021, le caractère antisémite de son acte a été retenu, et cette terrible affaire bouleverse toujours, six ans plus tard, la communauté juive. Entretien avec le sociologue Michel Wieviorka, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et spécialiste de l’antisémitisme.
Six ans après l’assassinat de Sarah Halimi, comment expliquer son retentissement au sein de la communauté juive française ?
Il tient d’abord et avant tout aux réticences, c’est le moins que l’on puisse dire, de la justice à prendre en compte la dimension antisémite de ce crime. Ensuite, aux difficultés que le monde juif a eues à faire comprendre à l’opinion plus générale, aux médias, qu’il s’agissait d’une affaire importante, grave et lourdement lestée d’antisémitisme. Il y a eu un sentiment d’incompréhension, d’ignorance. Mais aussi le sentiment de ne pas être respecté, de ne pas être compris, d’être menacé et qu’on traite uniquement comme relevant de la psychiatrie quelqu’un qui relève avant tout de l’antisémitisme. Les juifs de France sont très attachés à l’idée républicaine. Chaque fois qu’ils ont le sentiment que la République ne les protège pas suffisamment et ne fait pas bien son travail ou qu’elle risque de ne pas bien le faire, ils se mobilisent et ils s’inquiètent. L’affaire Sarah Halimi a fortement activé ces sentiments, mais ils ressurgissent aussi dans d’autres circonstances, comme en ce moment avec le procès de l’attentat de la rue Copernic, survenu en octobre 1980.
Selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur et le Service de protection de la communauté juive, 436 actes antisémites ont été enregistrés en 2022. La majorité de ces actes portent atteinte à des personnes. Comment analysez-vous l’évolution de l’antisémitisme en France ?
L’antisémitisme revêt des formes variées et elles n’évoluent pas toutes nécessairement de la même façon. Vous pouvez avoir des actes violents à certaines époques plus qu’à d’autres. Mohammed Merah, par exemple, fait monter énormément les statistiques de meurtres antisémites. Il y a aussi des actes de violence moins lourds, moins meurtriers : des inscriptions sur des synagogues, des jets de pierre, des menaces. Ensuite, vous avez les préjugés antisémites qui ne me semblent pas avoir spectaculairement augmenté, même si je pense qu’ils s’expriment un peu plus facilement en ce moment. Prenez l’exemple des manifestations antivax, où il y avait des pancartes avec l’inscription «Qui ?» impliquant que les juifs seraient derrière la vaccination, ou encore cette fresque à Avignon mettant en scène Jacques Attali. S’il y a des préjugés, des violences, ce qu’il n’y a pas – à ma connaissance –, c’est de la ségrégation et de la discrimination antisémite qui a pu exister en d’autres temps. L’antisémitisme a des formes diverses mais aussi des acteurs différents aux motivations variées. Les antivax ne sont peut-être pas les mêmes que ceux qui représentent Jacques Attali ou encore que ceux qui s’en prennent à des juifs à la sortie d’une école pour les tuer. Je crois qu’il serait excessif d’avoir un jugement trop tranché pour dire que dans l’ensemble tout cela signifie une recrudescence forte de l’antisémitisme, mais je ne dirais pas non plus qu’il est à la baisse.
Dans l’Invisible de la rue Vaucouleurs : Sarah Halimi, femme juive assassinée en 2017 (1), vaste ouvrage collectif dédié à sa mémoire tout juste paru, le politologue Jean-Yves Camus évoque une «recrudescence des actes antijuifs visant les milieux orthodoxes» – auquelle appartenait Sarah Halimi. L’avez-vous constaté ?
Non, je ne l’ai pas constaté, mais je ne dis pas que c’est faux. Toute une période a été dominée chez certains par l’idée que l’antisémitisme était presque exclusivement un phénomène en provenance d’un monde musulman, obsédé à la fois par l’Etat d’Israël et les juifs comme «puissance maléfique», si je peux dire, mais sans accent particulier sur la religion. Si des gens s’en prennent aujourd’hui à des juifs religieux visibles en tant que tels, c’est peut-être d’une autre nature et ce n’est pas nécessairement lié à l’islam radical, car l’islam radical n’est pas en guerre contre les juifs religieux en particulier : il est antisioniste avant tout et antisémite en général par ailleurs.
Historiquement, les personnes antisémites se trouvaient plutôt au sein de l’extrême droite. Cela a-t-il évolué ?
C’est très complexe. L’antisémitisme était d’extrême droite quand il n’y avait pas la population d’origine arabo-musulmane qu’il y a en France aujourd’hui. Je ne dis pas que cette population est toute entière antisémite, évidemment pas, mais en son sein on y rencontre des éléments d’antisémitisme qui n’existaient pas il y a trente ou quarante ans. Il y a aussi toujours eu en France un antisémitisme de gauche, les juifs, c’est l’argent et l’argent, c’est le capital. Je ne pense pas qu’aujourd’hui ce soit beaucoup plus fort, mais il y a quelques résurgences. L’antisémitisme d’extrême droite n’a pas non plus disparu, simplement les responsables du Rassemblement national font très attention, dans une stratégie générale de respectabilité. Cet antisémitisme-là est refoulé à un niveau infrapolitique, on ne peut pas s’imaginer Marine Le Pen s’exprimer comme le faisait son père. Tout cela est très complexe, d’un côté vous avez des manifestations où explicitement un certain antisémitisme apparaît, peut-être plus qu’avant, et de l’autre vous avez des leaders politiques de l’extrême droite qui font attention à ne pas faire de dérapage. C’est très difficile d’avoir une appréciation forte d’ensemble qui indiquerait nettement une tendance.
En 2017, année de la mort de Sarah Halimi, vous évoquiez lors d’une interview un sentiment de solitude et d’incompréhension très puissant chez les juifs de France, au point de les pousser, pour certains, au départ. Constate-t-on ces dernières années une augmentation effective des départs de juifs français ?
Je ne connais pas les chiffres mais en tout cas la situation a beaucoup changé. Déjà, il faut noter qu’un certain nombre de ceux qui sont partis sont revenus. Ensuite, l’image d’Israël a quand même pas mal évolué, elle s’est durcie. C’est devenu l’image jusqu’à ces derniers temps d’un pays de plus en plus droitier, il y a donc eu ce sentiment qu’on n’allait pas rejoindre un pays de grand progrès du point de vue humaniste, du point de vue démocratique. Je pense que cela a dû en ralentir certains, car cette image n’est pas favorable à l’alya [immigration d’une personne juive en Israël, ndlr]. Les grosses affaires antisémites qui ont énormément inquiété l’opinion ont été les actes terroristes de Mohammed Merah en 2012 et de l’Hyper Cacher en 2015. L’affaire Sarah Halimi n’est pas du terrorisme organisé, c’est de l’islamisme radical non structuré, non pris en charge par des organisations terroristes. Il est donc possible que les énormes inquiétudes du monde juif de l’époque se soient un petit peu atténuées par la suite.
(1) L’Invisible de la rue Vaucouleurs : Sarah Halimi, femme juive assassinée en 2017, sous la direction de Guy Bensoussan, Haïm Korsia et Michel Gad Wolkowicz, éditions David Reinharc, 2023.
par Camille Gagne-Chabrol