Une étude de l’Ipsos pour le Crif alerte sur une hausse des préjugés antisémites chez les jeunes. Explications avec Yonathan Arfi, le président du Crif.
est un chiffre qui fait frémir : 16 % des jeunes de moins de 35 ans estiment que « le départ de certains juifs pour Israël est une bonne chose pour la France ». Cinq ans après le meurtre antisémite de Mireille Knoll à Paris, le Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) a mené une étude avec l’Ipsos, dont Le Point a eu la primeur. Si la plupart des résultats indiquent une forme de stabilité des préjugés, ils mettent en lumière une poussée d’antisémitisme parmi les jeunes générations. Explications avec Yonathan Arfi, le président du Crif.
Le Point : Vous avez dirigé une enquête sur « la connaissance du monde juif par les Français ». Que vous apprend cette étude ?
Yonathan Arfi : On constate un niveau de préjugés antisémites plus élevé chez les nouvelles générations que chez les anciennes. C’est le signe que le système a failli… On a été longtemps convaincus que l’antisémitisme allait s’éteindre avec le temps, mais on se rend compte aujourd’hui que le temps joue désormais contre nous. Une des explications, c’est que l’antisémitisme a muté et prend des formes nouvelles face auxquelles nos outils traditionnels ne sont manifestement plus pertinents.
Quelles sont ces formes nouvelles ?
L’antisémitisme contemporain prend de nouvelles formes, comme celles du complotisme, de l’islamisme et de la haine d’Israël… Autant de sujets face auxquels une partie de nos discours et outils traditionnels sont peut-être moins efficaces. L’Éducation nationale fait bien entendu un travail important sur les questions de mémoire de la Shoah et de préjugés antisémites qui sont les « formes historiques » d’antisémitisme. Mais l’institution semble avoir beaucoup plus de difficultés à se saisir de la question de l’antisémitisme dans ses visages contemporains.
N’arrivons-nous pas à un virage ? Les dernières générations qui ont été les témoins directs de la Seconde Guerre mondiale ont pour la plupart disparu…
Justement, on a longtemps pensé que c’était par l’enseignement de la mémoire de la Shoah que l’on combattrait l’antisémitisme. Je pense que cela reste bien entendu un élément fondamental, mais ce n’est plus un élément suffisant. Aujourd’hui, il y a des discours d’hostilité vis-à-vis des juifs qui se nourrissent précisément de ce travail de mémoire. Certains, par exemple, n’hésitent plus à dire que l’on parle trop de la Shoah. On voit prospérer des discours de relativisme historique ou de concurrence mémorielle, qui sont extrêmement dangereux.
Le défi n’est plus uniquement le négationnisme pur et dur. Les gens ne nient plus la Shoah, simplement ils la relativisent ou la banalisent… Cet état d’esprit de concurrence mémorielle et victimaire est extrêmement pernicieux et certains vont jusqu’à convoquer en face de la mémoire de la Shoah le sort des Palestiniens ! On assiste aussi, de manière décomplexée, à une démultiplication des discours d’hostilité radicale envers Israël, lui contestant au fond sa légitimité même à exister en tant qu’État juif. C’est un discours que l’on retrouve fréquemment à l’extrême gauche, au PC ou chez LFI, et qui stigmatise in fine les juifs. Lorsqu’on critique Israël pour ce qu’il est et non ce qu’il fait, on le traite exactement comme l’antisémitisme traite les juifs : des coupables par essence.
On constate dans votre étude que la proximité partisane influe beaucoup sur les préjugés antisémites. Les partis d’extrême droite ne sont plus l’unique refuge des antisémites ?
L’antisémitisme a plusieurs visages et chacun se saisit du visage qui lui rend service. Le Rassemblement national a tout intérêt, évidemment, à dénoncer l’antisémitisme islamiste. À l’inverse, les sympathisants de l’extrême gauche vont considérer que l’antisémitisme ne vient que de l’extrême droite… Bref, chacun cherche dans l’antisémitisme une manière de conforter son propre agenda politique. D’ailleurs, c’est pour cela que nous avons un problème avec la manière dont les extrêmes –gauche et droite – se saisissent du combat contre l’antisémitisme. Un combat sincère contre l’antisémitisme exige de ne pas avoir l’indignation sélective, d’être capable de dénoncer tous les antisémitismes, y compris celui qui vient de son propre camp.
Votre étude souligne la persistance des préjugés…
Il n’y a que 15 % des Français qui ont une personne juive dans leur entourage proche… Cela veut donc dire que 85 % d’entre eux n’en ont pas. On peut supposer que cela produit beaucoup de biais sur le rapport aux juifs. Seuls 20 à 30 % des Français savent répondre à des questions basiques autour du monde juif. C’est peu, mais c’est assez conforme à leur niveau de connaissance de l’histoire des grandes religions. Seuls 29 % des Français savent ainsi classer dans le bon ordre chronologique l’apparition des trois grandes religions monothéistes. C’est un résultat édifiant.
Les jeunes semblent plus poreux aux idées antisémites. Comment l’expliquez-vous ?
L’étude nous montre en effet que l’adhésion aux préjugés antisémites est plus forte chez les moins de 35 ans que dans la population générale. 16 % d’entre eux considèrent même que le départ de certains juifs pour Israël est une « bonne chose pour la France ». Le fait que les nouvelles générations adhèrent davantage aux idées antisémites que les anciennes oblige nécessairement à repenser les outils. Dans les programmes scolaires, par exemple, on ne parle du fait juif qu’à travers l’angle religieux, à travers les Hébreux et la naissance du judaïsme, ou l’angle victimaire, avec l’affaire Dreyfus et la Shoah. Jamais les juifs ne sont présentés comme un fait social positif, alors que nous pourrions évoquer la présence historique des juifs en France depuis deux mille ans, la vie juive dans la France médiévale, la contribution des juifs à l’édification de la République au XIXᵉ siècle, ou tout simplement leur présence dans la société française d’aujourd’hui. Porter un regard positif sur la présence juive en France est aussi une manière de lutter contre l’antisémitisme.
Je garde en tête l’épisode de la fresque à Avignon représentant Emmanuel Macron tenu en marionnette par Jacques Attali. Ce qui me frappe, c’est que la maire d’Avignon a considéré dans un premier temps que cela relevait de la liberté artistique ! Il a fallu l’intervention du préfet pour faire effacer cette fresque. Pourtant, ce dessin reprenait une iconographie très classique de l’antisémitisme… qu’adorent aujourd’hui utiliser les milieux complotistes qui voient un « complot juif » partout, comme on a pu le constater au moment des Gilets jaunes. Il est inquiétant de voir à quel point ces dynamiques anciennes reviennent désormais avec force.
Par Clément Pétreault