Keanu Reeves est plus fourbu et déchaîné que jamais dans cette fresque du bourre-pif planétaire (avec passage parisien) où l’irréalité de l’action se confronte à l’endurance des corps constamment entrechoqués. Une suite aussi inutile que parfaitement jouissive.
Parlons pénibilité. On a pu le remarquer, mais certains acteurs et actrices donnent désormais beaucoup plus d’eux-mêmes, par goût ou par nécessité, que ceux des générations précédentes pour exister. Storytelling lourdingue quand un de ceux-ci doit perdre du poids, en prendre, passer des journées sous un épais maquillage, apprendre une langue étrangère ou le taekwondo ; ostensible pourtant dans le cas de ceux qui jouent dans les films de baston non stop comme ceux de la bande 87Eleven, cette PME de la cascade de cinéma dont les pontes David Leitch et Chad Stahelski, ex-doublures de Brad Pitt et Brandon Lee respectivement, sont devenus les fers de lance du film d’action contemporain.
De fait, Keanu Reeves bosse particulièrement dur dans sa troisième partie de carrière, organisée tout autour de son rôle dans la franchise John Wick. Interprète, corps et âme, du protagoniste éponyme de cette série de longs métrages dont la trame narrative consiste, en gros, à justifier de le confronter au corps à corps à des adversaires par centaines, Reeves a développé film après film tout un bréviaire physique de l’épuisement et une grammaire de combat qui n’appartiennent qu’à lui, sèche, terrienne, doloriste. Bastonneur laborieux, c’est même ce qui le distingue, en contraste avec l’électrisant Donnie Yen, présenté ici comme un homme-élastique libéré de tous les carcans physiques, mais aussi face à l’hydre à mille têtes qu’il doit mettre à terre (et exécuter, comme dans un jeu vidéo, d’une balle dans la tête).
Cinéma «CrossFit»
Dans le quatrième volet, excessif dans tous les sens (y compris son absurde durée, 2h49), les adversaires n’ont jamais été si nombreux, et l’intrigue jamais si comparable à un jeu d’endurance. De New York à Tokyo, de Berlin à Paris, Wick, le tueur à gages, indestructible mais perpétuellement essoufflé, doit avancer dans sa quête (une rédemption) et échapper à celui qui le considère comme le grain de sable d’une machine bien huilée (le Marquis, alias Bill Skarsgard, délicieusement nul en faux noble français). Mais son aventure, son défi, n’est rien d’autre à l’écran qu’une nuée de corps remontés, façon automate tueur, qui lui tombent dessus dans tous les sens, et qu’il doit en retour trouer, trancher, occire pour avancer.
Une solidarité se créerait presque, d’ailleurs, entre Wick et ses adversaires, ou plutôt Reeves et ses collègues travailleurs de la baston. Solidarité sans doute due aux origines de Stahelski : ni tout à fait acteurs ni figurants, limite «pnj» (personnages non-joueur) de jeu vidéo, ces acteurs athlètes forment une classe en soi du cinéma, la classe cascadeuse, qui apparaît à l’écran quasiment telle quelle, seulement signalée dans la fiction par ses costumes. Dans John Wick 4, ils sont par exemple des fantassins masqués (au Japon), des Pascal Brutal en costume (Berlin) ou des gavroches en casquette (à Paris), qui viennent fondre sur le héros en pure perte, pour le plaisir de la dépense (des corps, de l’énergie), pour la nécessité de la cinétique et du travail intense et bien fait. Presque comme si le mouvement des corps faisait se mouvoir les images, plutôt que le contraire.
D’où un certain vertige, et notre propre épuisement de spectateur, à les regarder s’activer de longues minutes durant, à rebours (souvent) de l’histoire prétexte qui se raconte parfois même à l’avance, quand s’annonce telle ou telle séquence de bravoure, la plus drôle et la plus rude déroulée, en clin d’œil à tous ceux qui habitent le quartier ou aux touristes déjà passés par-là, sur les marches de l’escalier de la butte Montmartre, simili rocher de Sisyphe au sommet duquel nous attend une délivrance (la fin du film). Le spectacle qui se joue là est résolument l’un des plus originaux du cinéma contemporain, dernière étape avant quelque chose d’autre de la mutation de tout l’entertainment américain en spectacle d’action : le cinéma «CrossFit». Un cinéma qu’on pourrait juger vain si la question du corps ne faisait à ce point défaut partout ailleurs dans le blockbuster supervirtualisé ; et s’il ne réfléchissait pas aussi brillamment à son statut de cinéma monstre.
Plaisanterie merveilleuse
Née dans l’écume de Kill Bill bien sûr, la série John Wick n’a d’autre raison d’exister, et de se poursuivre, que parce que son protagoniste a été projeté dans le monde. Et les films (ou chapitres, comme ils sont présentés) n’ont besoin de rien d’autre que de lui donner une motivation pour le lancer à l’assaut de tout et n’importe quoi, du haut de la tour de l’establishment jusqu’à ses fondations : vengeance (dans le premier, après qu’une bande de mafieux a tué son chien), fuite, aujourd’hui émancipation. Le monde de John Wick lui-même est une plaisanterie merveilleuse, chaque ville du monde réduite à un écran à la Street Fighter 2, l’argent de Hollywood en plus pour s’en amuser, transformant la place de l’Etoile en dancing, le club Tresor de Berlin en ring à plusieurs niveaux, ou une allée du Louvre (celle où se trouve la Liberté guidant le peuple) en salon de thé.
Meilleure preuve de la fantaisie unique et de la liberté enviables de cette franchise, qui s’arroge tous les droits, y compris celui de repeindre le monde entier avec ses couleurs de comic book criard, suivant ses propres règles physiques (qui autorisent à se faire défenestrer de quatre étages puis reprendre la castagne comme si de rien n’était), sa propre éthique de tueur-chevalier. C’est proprement désinvolte, libre, étonnamment pur, que John Wick, même quand ça tire à la ligne comme ce quatrième épisode, est in fine sauvé par son esprit (le duel au pistolet final, écho à celui entre Proust – dont Reeves est un lecteur concentré – et Jean Lorrain) et sa mise en abyme de l’épuisement. On espère fort que la suite, les suites, les préquels et les dérivés, déjà programmés en pagaille, ne viendront rien abîmer.
John Wick chapitre 4 de Chad Stahelski. Avec Keanu Reeves, Donnie Yen… (2h49)
par Olivier Lamm