Opposées à la réforme du système judiciaire, qui affaiblirait les pouvoirs de la Cour suprême, des centaines de milliers de personnes se mobilisent chaque semaine, jusque dans l’armée et dans les rangs conservateurs, alors que le gouvernement nationaliste reste sourd à leurs revendications.
Ariella Dubrowin surveille attentivement que personne n’empiète sur la chaussée. Il ne faudrait pas que la manifestation déborde, gêne la circulation et ressemble à celles de Tel-Aviv – notamment la semaine dernière, quand des militants ont bloqué l’autoroute Ayalon, l’un des axes les plus importants de la ville, pendant une longue heure et demie. «On n’est pas des fauteurs de troubles. On veut faciliter le travail de la police», dit cette quadragénaire, dans sa robe à fleurs, solidement campée sur ses pieds. A côté, son mari, carrure massive à la kippa tricotée que portent les sionistes religieux, ne veut pas donner son nom. Lui aussi veille à ce que la manifestation soit la plus «civilisée» possible, pour reprendre les mots de sa femme, et laisse passer les joggeurs qui soufflent sur la piste cyclable, au beau milieu de la petite assemblée. Sur une barrière, une banderole affiche : «La droite est inquiète pour la démocratie.» De l’autre côté du rond-point, les forces de l’ordre se limitent à trois policiers et une voiture, qui patientent distraitement sous un lampadaire à l’ampoule fatiguée.
Quelque chose d’inédit se passe en Israël. Nous sommes à Efrat, implantation israélienne de 12 000 personnes en Cisjordanie, territoire occupé par Israël depuis 1967 selon le droit international. Les colons, les religieux, les nationalistes, mais aussi l’armée – tout le monde manifeste depuis le début de l’année, et avec toujours plus de manifestants, contre la réforme judiciaire menée par la coalition d’extrême droite de Benyamin Nétanyahou. Réforme qui devrait considérablement amoindrir les prérogatives de la Cour suprême, le seul véritable contre-pouvoir en Israël, la Knesset étant inféodée à l’exécutif. Parmi ces manifestants, selon un sondage du groupe de réflexion Israel Democracy Institute, 45,5% s’identifient à gauche, 37,5 % au centre, et 17% à droite. Et, comme un train lancé trop vite dans une courbe trop serrée, l’exécutif semble au bord du déraillement. Le gouvernement tente de négocier le virage, tandis que les machinistes freinent de toutes leurs forces.
«Je n’ai jamais vu une telle mobilisation»
Efrat avait plutôt l’habitude de voter pour des figures de la droite nationaliste procolonisation, comme Naftali Bennett. Mais ce dernier, Premier ministre du gouvernement dit du changement, de juin 2021 à juin 2022, a choisi de ne pas se représenter. Il a subi de nombreuses pressions pour avoir fait alliance avec des partis de gauche et la formation islamiste conservatrice Ra’am, dirigée par un Palestinien d’Israël. Alors, lors des élections de novembre 2022, la plus grande ville du Gush Etzion, un groupement de colonies situé tout près de la ligne verte non loin de Bethléem, s’est prononcée à 48% pour le groupe mené par Bezalel Smotrich, chef du Parti sioniste-religieux. Et à 70% pour la coalition actuellement en place.
Pourtant, ils sont quelque 150 courageux samedi soir, à défier les vents froids qui balaient les monts de Judée. Shmuel Wygoda, 69 ans, professeur de philosophie et habitant ici depuis les années 80, est persuadé que les électeurs regrettent déjà leur choix. «Smotrich est le chef d’un parti raciste dont je ne partage aucune des conceptions. Il y a eu des polémiques très dures dans ce pays, mais je n’ai jamais vu une telle mobilisation.» Chacun prend la parole et entre chaque discours, on récite une petite prière. L’intervention de Sarah, en anglais, est parmi les plus applaudies : «Je suis conservatrice. Mais cette réforme n’est pas la bonne, ne vient pas au bon moment, ni de la bonne façon. Nous, gens de droite qui vivent dans le Gush, on ne veut pas de cette loi !»
Ariella Dubrowin n’a pas l’habitude de manifester. Elle est pourtant venue pour la toute première mobilisation, le 11 février, depuis Neve Daniel, un autre petit village du Gush Etzion. «J’étais très inquiète. Même si je ne vois pas vraiment d’alternative, je ne soutiens pas ce gouvernement. Il y a un problème avec Arieh Deri et le poids des ultra-orthodoxes», explique-t-elle en mentionnant le chef du parti Shas, un parti religieux et séfarade qui cultive une forte dimension sociale. Le leader a été empêché de siéger dans le gouvernement à cause d’une affaire de fraude. «Quant aux nationalistes religieux membres de la coalition, ce ne sont pas ceux que je soutiens. Ils sont à la limite du racisme», dit-elle.
C’est ainsi que les manifestants, qui huaient la police de Tel-Aviv, surtout après les répressions violentes de début mars, ont acclamé son chef, Amichai Eshed, figure sévère, cheveux courts, fines lunettes, qui a traversé une foule pavoisée de drapeaux israéliens, samedi dernier. A cause d’une réponse jugée trop modérée face aux mobilisations, le responsable avait été saqué par le suprémaciste Itamar Ben Gvir, ancien habitué des tribunaux, d’abord comme voyou, puis comme avocat, et devenu depuis ministre de la Sécurité nationale. S’est ensuivie une courte passe d’armes avec la procureure générale, qui l’a maintenu à son poste, jusqu’à ce que le ministre fasse machine arrière.
L’armée se manifeste
La colère se situe aussi du côté des militaires. 37 des 40 pilotes du 69e escadron de l’armée de l’air – réputée comme la composante la plus prestigieuse des forces israéliennes –, ont prévenu le 5 mars qu’ils ne se présenteraient pas à l’entraînement lors de leur journée de réserve. Un signal fort, de la part d’une unité d’élite, spécialisée dans les attaques de longue distance. C’est elle qui mène notamment les fréquentes opérations de bombardement des intérêts iraniens en Syrie.
Si, finalement, les pilotes ont fait volte-face et n’ont pas boycotté l’entraînement, l’initiative a révélé un mouvement de protestation plus profond dans l’armée. Un jour, ce sont des membres de l’Unité de renseignements 8 200, l’une des plus performantes au monde, qui dans une lettre ouverte, menacent de ne pas se mobiliser si la réforme passe. Un autre, d’anciens chefs du Shin Bet – le service de sécurité intérieur israélien –, du Mossad et de l’armée qui estiment que nuire à l’indépendance du pouvoir judiciaire constitue un «coup d’Etat», qui risque de faire d’Israël une «dictature de facto». Lors de la «journée de perturbation» de jeudi dernier, les «Frères d’armes», un groupe de réservistes, ont bloqué l’accès au Kohelet Policy Forum, un groupe de réflexion israélien qui aurait inspiré la réforme.
Dernière initiative en date : celle des vétérans du raid d’Entebbe, qui ont ont libéré en 1976, à l’aéroport ougandais, nombre d’otages israéliens des mains du Front populaire de libération de la Palestine. Opération bien connue de Benyamin Nétanyahou car son propre frère, Yoni, le commandant de l’opération, y a été tué – devenant au passage une légende, dont les carnets ont inspiré nombre d’aspirants soldats, comme… Naftali Bennett. Des vétérans et d’anciens otages ont défilé sur l’aéroport de Tel-Aviv au moment où le Premier ministre prenait l’avion pour Berlin. Ils ont réclamé l’annulation de la réforme judiciaire, en s’inquiétant d’une «guerre civile». Ce qui n’empêche pas le gouvernement de continuer. La Knesset vote les amendements de la réforme judiciaire un par un. Le train avance. Nul ne sait s’il va dérailler.